vendredi 10 mars 2006

Le cent quatrième saut de crapaud

… la suite …


... quelques heures auparavant…


Jeanne soutenait le bras de grand-mère Lacasse dont les larmes n’arrivaient pas à jaillir. Mille et une pensées défilaient dans sa tête ; elle ne savait pas à laquelle s’accrocher. Autour d’elle, les spectateurs choqués distribuaient leurs regards hésités entre le corps du grand-père et l’âme de la grand-mère. Difficile de trouver les mots, le silence devenant un refuge salutaire. On sentait comme si la dignité du suicidé lui était rendue alors qu’une proche y jetait un oeil chargé de stupeur et d’incompréhension. L’impression de vivre quelques instants suspendus dans un temps irréel ! Fallait-il tout de suite parler, sympathiser ? Sur qui, pour qui ? La douleur, pouvait-elle véritablement se faire comprendre ou du moins saisir parce qu’elle passait d’une personne à une autre.

Dans la mort, il y a toujours des morts. Cela va de soi. Mais le suicide, surtout celui d’un vieillard, une personne dorée, interpelle davantage. Il évoque le mystère. Le pourquoi devance le comment. Le pour qui ou le contre qui, car il y aussi de cela dans un geste aussi fatal, ramène au passé, le proche et le lointain. Le superficiel et l’essentiel. Dans la mort, il y a d’abord, soi. Devant la mort.

Herménégilde tournait en rond. Autour de sa femme et de sa mère. Les femmes et les mères sont le contraire de la mort. Elles sont la vie. La donnée, la maintenue… la suite. Sa première réaction fut de souhaiter que l’on coupe court au spectacle, celui de son père, veines bleuies et jugulaire rougie. Il fixa durant un instant le visage de celui qui ne voyait plus. Il lui apparut chargé d’une infinie faiblesse, d’une souffrance innommable.

À l’arrivée de l’ambulance puis celle des policiers, Jeanne et grand-mère Lacasse avaient déjà repris la route de l’est, vers la maison d’où s’échappait une légère fumée blanche par la cheminée. Les chiens ne gueulaient pas. Tout leur semblait gris. C’est encore plus mortuaire que le noir. Elles allaient, d’abord, faire bouillir l’eau, préparer le thé, et déplacer la berceuse vers la chambre.

Jeanne souhaitait que les enfants n’apprennent la nouvelle qu’une fois revenus de l’école. De la bouche frémissante de leur père. Rivière-au-Renard est loin quand le funeste est si proche.

- Il est sorti malgré les hurlements des chiens, dit grand-mère Lacasse se réchauffant les mains à sa tasse de thé.


… et le jour était gris…
comme le couteau gris
que Joseph Lacasse prit dans la grange,
sur l’atelier de son fils…

Il erra de nombreuses heures dans la forêt. Voulait-il sans doute que se taisent les chiens ? Souhaitait-il que l’on remarque son absence ? La fine neige de mars, celle qui ressemble au grésil ou au verglas, juste entre les deux, se mêlait au blanc de ses cheveux. La lame du couteau, il la tenait fermement comme un crayon avec lequel on écrirait une lettre sans post-scriptum : lettre bourrée de fautes, en dents de scie, pour dire qu’on est pressé. Passer à autre chose. Mais, la dernière lettre, grand-père Lacasse ne la rédigera pas. Éternellement cachetée dans son âme. Attendait-il un peu de soleil ? Espérait-il ce rayon déchirant les nuages, lui faisant entrapercevoir une chaise berceuse installée pour lui et l’attendant ?

Jamais on ne saura ce qui sifflait dans sa tête. Sans doute des bruits inconfortables qui l’assourdirent, le menant vers l’arrière de l’église. Personne ne se souvint de l’avoir vu passer. Nous ne remarquons pas l’ombre des ombres.

Il s’appuya de longs instants à la pierre grise. La lame grise dans sa main. Regarda loin devant lui. Pour marquer l’itinéraire qu’il emprunterait. Dans la plus intense des solitudes. Celles qui se métamorphosent en isolement.

Le vent du large ne portait aucune odeur avec lui, aucun message qui puisse faire dévier son esprit de ce qu’il avait à faire.

Si quelqu’un passant par là, attiré par le son des cloches qui, pour rien, grésillaient des fausses notes fêlées dans leur sarcophage de bois, l’eut remarqué, il est fort à parier qu’il ne l’aurait pas vu. Pas de soleil sur la lame grise, sémaphore désespéré, pouvant attirer l’attention par des clignotements semblables à ceux d’un phare. Pas de mise en scène. Rien de théâtral. Un vieil homme debout. Appuyé. Courbé peut-être… vers un sol qui rougirait de sang suite au bref, court et précis coup de couteau à la jugulaire. Animal qui s’égorge. Y eut-il une plainte ? Une douloureuse sensation de brûlure ? Le rencontre du froid et du chaud dans la tiédeur moite de la main imprimée sur la lame ? Les jambes qui se coupent. L’affaiblissement du corps. L’affaissement. Les derniers gris qui entrent en soi par une porte rouillée. La tête qui vacille. Le vomissement dans les poumons. Quelques sursauts avant que les genoux ne raidissent. La lame glissa de ses doigts étarqués. L’haleine putride du dernier souffle. Ce voile qui picote les yeux, voltigeant dans une danse ralentie et que les autres trouveront macabre. Puis, rien. Ce qui suit n’est plus de son domaine.

Les chiens cessèrent de japper…

… à suivre …








Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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