samedi 15 octobre 2005

Le vingt-deuxième saut de crapaud

…la suite…

Clémence achevait de mettre en pot les petits champignons cueillis ce matin derrière la remise au bout du terrain de ses parents. Elle vit venir par la route le trio d’hommes dont les pas saccadés imprimaient dans cette absence de vent, inhabituelle comme s’il fallait le rajouter, des bruits sourds. Se doutant fort bien de l’objet de leur visite, Clémence tout en essuyant ses mains sur un tablier à carreaux blancs et rouges, jeta un coup d’œil vers sa mère, puis son père. Tous les deux fixèrent sur leur fille un regard empreint d’appréhension.

Le père ouvrit la porte, invitant trois hommes investis d’une mission dont eux-mêmes ne savaient complètement mesurer la portée mais dont l’étendue leur échappait. L’ayant d’abord acceptée pour eux-mêmes, ils furent rapidement motivés à chercher une façon de débarrasser le village, le territoire et la population de ce manteau d’incertitude qui les enveloppait. On en parlait à mots couverts. Les silences ont parfois de telles résonnances!

- Vous prendrez bien une tasse de thé? lança monsieur Guillemette, comme pour mettre la table, préparer la scène et réchauffer l’atmosphère.

Grand-père se souvient très bien de la suite. La rencontre ne dura que l’espace d’une tasse de thé. Émile, Arthur et le vieux Aldège reprirent chacun leur casquette qu’ils avaient accrochées à la patère et refirent, silencieux, les pas les ramenant au cœur du village. Leur ambassade était maintenant complétée. La balle se retrouvait alors dans la cour de Clémence qui avait assisté aux palabres des hommes, assise sur son lit, à l’étage. Son cœur battait la chamade.

- Tu as entendu ce qu’ils sont venus te demander? s’informa le père.
- Tout à fait, papa.
- Et tu comptes faire quoi avec cela?
- Je me demande seulement pour quelle raison croit-on que l’opinion de l’étranger puisse changer quelque chose à ce qui nous arrive.
- Parce que rien ne tombe sur le sens et dans ce temps-là, il faut ou bien prier encore plus fort ou bien tenter des affaires hors de l’ordinaire, ajouta le père de Clémence cherchant l’approbation de sa femme. De toute manière, moi personnellement ça fait longtemps que je ne comprends plus et je me demande même si je veux avoir des explications. Peut-être que comprendre pourrait encore pire que ce qui se passe. Qu’en penses-tu sa mère?

Madame Guillemette ne craignait qu’une chose, celle qui s’était logée dans son âme et dont elle avait choisi de ne pas parler de peur que la quiétude de sa maison soit à tout jamais chamboulée. Elle connaissait sa fille par cœur. Elle lui pardonnait son indépendance et cette volonté de tout faire comme bon lui semble. Depuis longtemps avait-elle tiré un trait sur la possibilité de la voir rencontrer un jeune homme qui la fréquenterait avant de la demander en mariage. Sa fille ne serait jamais mère, elle, grand-mère. Le temps avait aussi répandu dans le village cet état de fait. Clémence demeurerait chez ses parents jusqu’à leur mort, en prenant soin et finirait ses jours dans la maison paternelle. Le destin était tracé. Elle s’en faisait une raison. Sauf que depuis l’arrivée de l’étranger venu du nord, sa fille n’était plus la même. Toujours aussi secrète, elle laissait tout de même transparaître un intérêt nouveau : le géant semblait lui être entré dans la peau.

- Je pense comme tout le monde. La bizarrerie de ce que l’on voit cache sans doute une bizarrerie encore plus grande et personne n’est en mesure de nous dire quoi exactement. Pas certaine qu’un étranger puisse changer quelque chose à cela. De toute manière, il fait son affaire sans déranger personne. Qu’il agisse autrement que de coutume n’est pas une raison pour penser qu’il a des explications.

Elle fit une longue pause qui lui permit de fouiller dans les gestes de sa fille un indice lui permettant de mieux saisir si elle était déjà envoûtée par ce Philip que tous et chacun craignaient sans jamais ne lui avoir adressé la parole.

- Moi, je pense qu’il faut laisser au temps le temps de se replacer. On n’est pas assez gréé pour l’influencer, encore moins pour le changer. Les forces surnaturelles sont plus fortes de nous autres. Même le curé ne sait plus quoi faire. Puis on pense qu’un étranger, venu du nord par-dessus le marché, va pouvoir régler les affaires? Sauf que, si des hommes du village, qui en ont certainement placoté un bon moment, croient que quelqu’un aille le rencontrer pour avoir son opinion, si on pense que c’est la chose à faire, ça me va. Mais je ne suis pas bien avec le fait que l’élue soit Clémence. Voilà ce que j’en pense mon vieux.

Clémence écouta. Ne dit rien. Elle devenait maintenant certaine que la démarche qu’elle aurait à faire, en plus de répondre à la volonté du groupe dont elle doutait qu’il puisse représenter l’opinion générale, eh! bien elle allait la faire avec un seul et unique but : comprendre pourquoi lorsque l’eau bouillante se mêle aux feuilles de thé, une sorte de communion s’établissait. Dans sa tête, ça mijotait dans ce sens-là alors que dans celles des villageois, elle y percevait comme une volonté de rédemption. La culpabilité, même si elle n’a pas de racines, réussit toujours à faire germer des fleurs…

… à suivre…

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