vendredi 9 avril 2010

Le trois cent quarante-septième saut / Le trois-cent-quarante-septième saut



Yann Martel a laissé sa place de facteur de livres à la porte de Stephen Harper pour quatre mois, le temps de se balader afin de promouvoir son nouveau roman (Beatrice & Virgil). Au moment où ses lignes s’écrivent il y a déjà plus de 75 ouvrages qui ont été adressés à notre illustre premier ministre… qui ne prend pas le temps de les lire et encore moins d’envoyer un accusé de réception.


Aujourd’hui, HISTOIRE DE PI, roman magnifique qui a obtenu le Prix Hugh MacLennan (2001), le Man Booker Prize (2002) en plus d’avoir été finaliste du Prix du Gouverneur Général du Canada. Vous vous rappelez sans doute qu’il est sorti le 11 septembre 2001.


Voici quelques citations que j’ai retenues.


. Choisir le doute comme philosophie de vie, c’est comme choisir l’immobilté comme mode de transport.


. Tous les êtres vivants ont en eux une mesure de folie qui les pousse dans des directions étranges, parfois inexplicables. Cette folie peut être salutaire; elle est intimement liée à la capacité d’adaptation. Sans elle, aucune espèce ne pourrait survivre.


. … les animaux (de zoo) ne se sauvent pas pour aller vers un lieu mais plutôt pour fuir un lieu. Quelque chose dans leur propre espace leur a fait peur – l’intrusion d’un ennemi, l’agression d’un animal dominateur, un bruit surprenant – et a déclenché une réaction de fuite. L’animal s’évade ou il essaie de s’évader.


. (Hindouisme) L’âme individuelle établit un lien avec l’âme de l’univers comme un puits s’alimente à la nappe phréatique. Ce qui soutient l’univers au-delà de la pensée et du langage, et ce qui est en notre cœur et cherche à s’exprimer, c’est la même chose. Le fini dans l’infini, l’infini dans le fini.


. Le premier émerveillement est le plus profond; l’émerveillement qui suit s’inscrit dans l’impression crée par le premier.


. Être à l’affût de secours dans une oisive espérance, c’est gaspiller sa vie en rêves inutiles.


. Il est important dans la vie de clore les choses comme il faut. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on peut se détacher de quelque chose. Sans cela, il vous reste les mots qu’il aurait fallu dire, mais que vous n’avez jamais prononcés, et votre cœur est lourd de regrets.


. Être un naufragé, c’est être un point au milieu d’un cercle, perpétuellement. Quel que soit le changement apparent des choses – la mer peut passer du murmure à la rage, le ciel du bleu frais au blanc aveuglant au noir le plus sombre - , la géométrie du cercle, elle, ne change jamais. Votre regard est toujours un rayon et la circonférence lui semble toujours démesurée. En fait, les cercles se multiplient. Être un naufragé, c’est être pris dans une pénible danse de cercles. Vous êtes au milieu d’un cercle, alors qu’au-dessus de vous deux cercles contraires tournoient. Le soleil vous met dans un état de détresse comme une horde, une horde bruyante et envahissante qui vous fait couvrir les oreilles, qui vous fait fermer les yeux, qui vous donne envie de vous cacher. La lune vous afflige en vous rappelant silencieusement votre solitude; vous ouvrez grand les yeux pour échapper à votre isolement. Quand vous élevez le regard, vous vous demandez parfois si au milieu d’une tempête solaire, si au centre de la mer de Tranquilité, il n’y aurait pas quelqu’un d’exactement comme vous qui élève lui aussi le regard, lui aussi coincé dans cette géométrie, lui aussi en train de lutter contre la peur, la rage, la folie, la désespérance et l'apathie.


Par ailleurs, être naufragé, c’est être pris entre des opposés effroyables et épuisants. Quand il fait clair, l’immensité de la mer est aveuglante et effrayante. Quand il fait noir, l’obscurité est étouffante. De jour, vous avez chaud et vous rêvez de fraîcheur et de crème glacée et vous vous versez de l’eau salée sur le corps. La nuit venue, vous avez froid et vous rêvez de chaleur et de cari épicé et vous vous enveloppez de couvertures. Quand il fait chaud, vous êtes complètement desséché et souhaitez être mouillé. Quand il pleut, vous êtes presque noyé et souhaité être au sec. Quand il y a de la nourriture, il y en a trop et il faut vous gaver. Quand il n’y en a pas, il n’y en a vraiment pas et vous mourez de faim. Quand la mer est étale et immobile, vous aimeriez qu’elle bouge. Quand elle se hisse sur ses vagues et que le cercle qui emprisonne est rompu par des montagnes d’eau, vous souffrez de cette particularité de la haute mer, la claustrophobie dans un espace ouvert, et vous aimeriez que la mer redevienne plate. Les opposés apparaissent souvent simultanément, tant et si bien que, quand le soleil vous brûle au point que vous vous affaissez, vous êtes également sensible au fait qu’il fait sécher les lanières de poisson et de viande qui sont suspendues à vos cordes et que vos alambics solaires en profitent. Par ailleurs, quand une pluie soudaine et venteuse refait le plein de vos approvisionnements en eau fraîche, vous savez aussi que l’humidité va affecter vos provisions de nourriture séchée et qu’une certaine partie se gâtera peut-être, devenant pâteuse et tournant au vert. Quand le mauvais temps diminue et qu’il est évident que vous avez survécu aux attaques du ciel et à la traîtrise de la mer, votre jubilation est tempérée par votre rage qu’une telle quantité d’eau fraîche tombe directement dans l’océan et par la crainte que ce soit la dernière averse que vous verrez jamais, que vous allez mourir de soif avant que la prochaine goutte de pluie ne tombe.


La pire combinaison d’opposés qui existe est l’ennui et la terreur. Votre vie est parfois un pendule qui va de l’un à l’autre. La mer est au calme plat. Il n’y a pas le moindre souffle de vent. Les heures durent, sans fin. Vous vous ennuyez tellement que vous sombrez dans un état d’apathie qui est presque un coma. Puis la mer s’agite et vos émotions sont secouées de frénésie. Et pourtant, ces deux états contraires ne se distinguent pas franchement l’un de l’autre. Dans votre ennui, il y a des éléments de terreur : vous éclatez en larmes, vous êtes plein d’effroi, vous criez; vous faites exprès pour vous faire mal. Et dans les griffes de la terreur – la plus forte tempête - , vous ressentez quand même de l’ennui, une profonde lassitude face à tout cela.


Il n’y a que la mort pour stimuler constamment vos émotions, soit que vous la contempliez quand votre vie est sauve et fade, soit que vous la fuyiez quand la vie est menacée et précieuse.


La vie sur une chaloupe de sauvetage, ce n’est pas une vie. C’est comme une fin de partie aux échecs, une partie où il reste peu de pièces. Les éléments sont d’une simplicité extrême, mais les conséquences ne peuvent être plus risquées. Physiquement, c’est extrêmement ardu, et moralement, c’est mortel. Il faut vous y ajuster si vous voulez survivre. Bien des choses deviennent inutiles. Vous tirez votre joie de là où vous pouvez. Vous atteignez un point où vous êtes au fond de l’enfer, et pourtant vous avez les bras croisés et le visage souriant, et vous vous sentez comme la personne la plus chanceuse de la terre. Pourquoi? Parce qu’à vos pieds il y a un tout petit poisson mort.


Au prochain saut

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