MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES
MARCHER
À L’OMBRE
DES FANTÔMES
première marche
F A N N Y
( - Cette rencontre a lieu au mois de mars 2006. - )
Fanny
- C’est mon prénom. Tout du long de cette histoire, on m’appellera ainsi.
Narrateur
- C’est noté, madame.
F
- J’ai 70 ans. Divorcée depuis longtemps. Mère d’un enfant ; une fille qui m’a donné trois petits-enfants dont une paire de jumeaux.
N
- Vous avez principalement vécu aux États-Unis.
F
- Polonaise, j’ai fait mes études en linguistique à l’université de la Sorbonne de Paris ; spécialité, la traduction.
N
- Si je me fie à votre curriculum vitae, vous vous mariez en 1960, exact ?
F
- À un survivant de Auschwitz, lui aussi originaire de Pologne.
N
- Par la suite, vous voici à l’emploi de l’ONU.
F
- J’accepte un poste en 1965 au service de la traduction de l’organisation qui a succédé à la Société des Nations dissoute en 1946. Certains collègues préfèrent le nominatif “ interprétation simultanée “, car avant tout, nous sommes des interprètes.
N
- Vous divorcez en 1965 ?
F
- Au moment où mon mari retourne en Europe pour une xième fois, je choisis de demeurer en Amérique et y poursuivre ma carrière.
N
- Pour quelle raison souhaitez-vous que je raconte votre histoire ?
F
- Le jour de mes 70 ans, sans avis, je quitte tout et pars pour la Chine. Depuis très longtemps, je suis adepte de yoga : la technique qi gong, plus précisément.
N
- Pouvez-vous me préciser de quoi il s’agit ?
F
- Une gymnastique traditionnelle chinoise, une science de la respiration fondée sur la connaissance et la maîtrise du souffle auxquelles est associée des mouvements lents, des exercices respiratoires et de concentration.
N
- En quoi cela peut-il constituer une histoire intéressante ?
F
- À cause du professeur qui me l’a enseignée.
N
- Un yogi américain, je présume.
F
- Je souhaite être claire dès le début de nos entretiens. Vous n’aurez rien à présumer, soyez et demeurez un clavier. Si vous vous écartez de cela, je vous ramènerai immédiatement à l’ordre.
N
- Mon rôle, si je l’accepte, sera celui d’un scripteur simultané.
F
- Exactement. Et sans droit à l’erreur.
N
- Voici comment je vous propose de procéder...
F
- Excusez-moi, vous n’avez rien à proposer ; qu’à suivre ma démarche. Un point c’est tout.
N
- Clair ! Revenons à ce yogi qui vous initie à ce type de yoga.
F
- Quelqu’un ayant une accointance avec le Dalaï-lama.
N
- Tenzin Gyatso ?
F
- Exact. Il reçoit le Nobel de la Paix en 1989. Mon patron me demande d’aller à Oslo afin de traduire simultanément son discours en français. Je l’avais déjà croisé quelques années auparavant, au siège social de l’ONU et il s’était montré satisfait de mon travail. Comme à son habitude, il devait s’adresser en anglais à l’auditoire.
N
- Vous ne faites que traduire le discours ?
F
- Lorsqu’il se présente, il souhaite rencontrer les différents traducteurs/interprètes. Nous étions quatre : un espagnol, un portugais, un chinois ( à ma grande surprise d’ailleurs) et moi-même. À cette occasion, se préciseront nos relations .
N
- Je comprends que vous le revoyez par la suite.
F
- À plusieurs reprises, surtout lorsqu’il vient aux USA pour des conférences ou participer à des séminaires. Il a toujours cru que la langue utilisée afin de passer ses messages doit être parfaitement maîtrisée par le traducteur-interprète, car les auditeurs doivent correctement saisir ce qu’il veut exprimer. C’est la raison pour laquelle il rencontre les responsables de la traduction avant la conférence afin de leur signifier la teneur de ses propos. Du groupe, je suis la seule ayant eu un contact préalable avec lui.
N
- J’ai aussi noté dans votre curriculum vitae que vous êtes née le 6 juillet 1935.
F
- Même jour, même année que le Dalaï-lama. Nous avons eu 70 ans cet été.
N
- Vous y voyez un signe du destin ?
F
- Le processus d’élection du Dalaï-lama vous est connu. Lui, il est la réincarnation de son prédécesseur, alors que je n’ai aucune idée de qui je suis la réincarnation... si cela existe vraiment.
N
- À la suite du discours d’Oslo, vous aurez d’autres...
F
- Je tiens à préciser dès le départ que cette histoire ne sera pas celle du Dalaï-lama, mais la mienne.
N
- Je signale que c’est vous qui y avez fait entrer ce personnage.
F
- Pour le sortir immédiatement après ce que je vais vous dire, soit le coeur même de ce que vous écrirez.
N
- J’écoute.
F
- Au siège social de l’ONU, j’ai croisé une foule impressionnante de personnalités dont j’ai eu la responsabilité de traduire leurs allocutions. Lui, parmi tant d’autres. La plus marquante avec lui s’est déroulée en 1993, à l’occasion de la Conférence mondiale des droits de l’homme tenue à Vienne. Je ne reviens pas sur le Sommet de la Terre tenu à Stockholm en 1972, cela viendra en temps et lieu. Les lauréats du Nobel de la Paix boycottent la cérémonie d’ouverture parce que la Chine refuse que le Dalaï-lama y assiste. Je le rencontre afin d’appréhender le contenu de son discours qu’il livrera le lendemain ; c’est alors qu’il m’interroge sur mon intérêt pour le yoga, plus précisément le qi gong que je pratique depuis plus de dix ans à ce moment-là. Comment le sait-il, j’en ai aucune idée. Il me remet un billet.
N
- Que contient ce billet ?
F
- Eh bien voilà le premier élément déclencheur de l’histoire. Je ne dois pas en prendre connaissance, mais attendre que me parvienne un autre message plus consistant qui m’arrivera en l’an 2000.
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La première occasion qui permit de nous croiser remonte déjà à quelques mois. En fait, ce fut par l’intermédiaire de Facebook. Je publie un blogue éclectique dans lequel, régulièrement, je dépose un billet. À la suite de la parution d’un de ceux-ci, une invitation me parvient ; une dame prénommée Fanny souhaite me rencontrer quelque part dans les mois suivant notre accord à partager un lien d’amitié sur ce réseau social.
J’ai accepté, puis... rien. Mais alors là vraiment rien, le néant, au point qu’elle disparaît de mon radar. Un jour, nous sommes vers la fin du mois de mars 2006, celle qui répondait au nom de Fanny me laisse un message : “ Je suis à Saïgon, rentrant de Chine. Trouvez quelques heures libres afin que nous puissions discuter ! “
D’habitude, un nouveau-venu ou une nouvelle-venue dans votre vie propose qu’on se voie quelques minutes, celle-ci me parle de quelques heures et sur un ton vindicatif. Intrigué, j’accepte son rendez-vous : Hôtel Continental, rue Đồng Khởi, à Saïgon. Je dois la retrouver à la salle à manger dans deux jours ; sans se décrire physiquement, elle dit qu’il me sera facile de la reconnaître
À mon arrivée dans ce chic endroit où je mets les pieds pour une première fois, facilement, je réussis à départager parmi le peu de clients qui achèvent le dessert et attendent le café, celle qui m’invitera à m’asseoir. Mon souvenir est vague, mais il me semble que nous nous sommes salués sommairement, sans se donner la main. En peu de mots, elle m’asperge de quelques informations éparses qui précisent les questions et réponses dont vous avez déjà pris connaissance ; j’aurai l’occasion de développer en cours de route.
Elle appelle le garçon de table, commande un cognac et m’offre de prendre quelque chose à boire. J’opte pour un verre de vin rouge. Elle tire une Marlboro de son paquet blanc (- Merci, je ne fume pas.) l’allume à l’aide d’un briquet Zippo qui projette une flamme éclairant un visage impossible à oublier. D’une voix atone que l’on croirait directement sortie d’une machine enregistreuse, elle se raconte d’une voix hachée et craquée.
Débarquant de Chine, elle précise que le but de son voyage était d’approfondir sa technique de yoga, le qi gong, une pratique qui depuis longtemps déjà la fascine ; aucune explication sur la raison exacte de son séjour au Vietnam. S’agit-il d’une escale, d’un transit ou tout autre chose, je n’en saurai rien.
Déjà, cette femme m’habituait à recevoir des informations au compte-gouttes, selon un calendrier et une chronologie qu’elle seule contrôle. Il m’a toutefois semblé que la Chine l’avait laissée déçue... lacunaire.
- Vous êtes journaliste ?
- Blogueur.
- J’ai besoin de vous.
- Pourriez-vous m’indiquer en quoi ?
- J’ai travaillé toute ma vie avec la parole ; l’écrit, jamais. Maintenant, j’ai besoin des mots imprimés et vous les apprivoisez mieux que moi.
À ce moment, la “ femme de parole ” déclina son parcours autant personnel que professionnel, sans entrer dans le détail - j’avais son curriculum vitae en ma possession - elle brossait de manière synthétique ce qui devait m’être essentiel pour la suite des choses. J’écoutais comme un gamin en classe qui ne sait trop pas s’il doit s’intéresser davantage au messager qu’au message.
Quelqu’un qui ne la connaîtrait pas et tenterait de lui donner un âge, serait bien mal pris pour y arriver. Je le sais, elle a eu 70 ans le 6 juillet dernier, mais rien ne laisse deviner cet âge d’or.
Les rides sur son visage, surtout celles autour des yeux, un peu comme si elles avaient été cultivées toute une vie, ne tracent aucun sillon par lequel la vieillesse pourrait s’infiltrer. Des mains qui ne cessent de bouger, orchestrent des arpèges à elle seule connues, précèdent les mots que parfois, maladroitement, elle cherche à rendre plus précis encore.
Sa langue maternelle est le polonais, mais elle maîtrise fort adroitement les pourtours du français qui nous sert de moyen de communication. Lorsque toute une vie a été de parler pour d’autres, avec les mots des autres, comme ce fut son cas à titre d’interprète au siège social de l’ONU à New York, poste qu’elle abandonna il y a cinq ans maintenant, cela laisse transparaître l’idée que chercher ses propres mots peut s’avérer aventureux.
- Je désire me raconter. Par vous. Sachez toutefois, dès le départ, que le scénario et l’architecture m’appartiendront.
- Vous me semblez certaine que je suis la personne dont vous avez besoin.
- J’ai tout lu votre blogue. Relu certaines pages avec intérêt. J’aime que vous touchiez à tout : des récits de voyages, des critiques autant artistiques que politiques. Certains poèmes m’ont émue, ainsi que les centaines de photographies choisies afin d’illustrer un billet ou un autre.
- Merci, madame.
- Précisons. Je me nomme Fanny. Je vous nommerai Narrateur.
Se dégage de cette personne une formidable confiance en soi qui frise la surestimation. On sent tout de suite qu’elle n’a plus de temps à perdre et va directement au but, risquant d’éclabousser autour d’elle, sans que cela ne la contrarie aucunement.
Ce qui m’apparut une carapace, deviendra rapidement une couche supplémentaire de mystère. Elle savait déjà que je m’intéresserais à son histoire et le piment qu’elle y ajouta, celui de sa relation assez étroite avec le Dalaï-lama, ne pouvait qu’aiguiser davantage mon appétit.
Un autre détail - cette femme est construite de détails - me sauta aux yeux : son formidable sens de l’observation. J’en serai témoin tout au long de cette entreprise. Elle opinait sur la voix des personnes qu’elles rencontraient avec une justesse mécanique, y découvrait des tonalités, des expressions dignes d’une physionomiste avertie : elle connaît les gens à partir des tonalités de leur voix.
Fanny y allait d’une Marlboro à une autre, ingurgitera au minimum cinq verres de cognac d’ici la fin de notre entretien. Mesurant le temps à partir d’un chronomètre personnel, elle ne tient absolument pas compte de son interlocuteur. D’ailleurs, sa vie de traductrice l’avait astreinte à cette discipline ; un locuteur (l’autre), un traducteur (elle), des interlocuteurs (les autres), un point c’est tout. Rien n’émanait précisément d’elle ; un canal, voici qui elle a été, voilà ce qu’elle sera et que par ricochet, j’allais devenir.
- Je crois que nous pouvons débuter, dit-elle, achevant son dernier cognac et initialant la note que lui tendait le garçon de table amidonné dans son costume noir.
- Nos rencontres se tiendront ici, à l’hôtel ?
- Nous changerons de lieu, mais toujours ça sera dans Saïgon.
Elle se leva, ne me tendit pas la main, quitta la salle à manger du pas de celle qui vient d’achever une étape dans une démarche plus complexe.
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J’arrivai difficilement à planifier mon agenda, car rien de précis n’émanait du côté de Fanny pour qui tout était déjà paramétré. Rapidement, nos échanges deviendront ce qu’elle voulait bien qu’ils soient, m’avisant par Messenger de la date, de l’heure et du lieu d’une rencontre suivante, sans se soucier que cela me convienne ou pas. Aucun espace pour le refus, que l’annonce d’un rendez-vous sans ordre du jour préétabli et qu’elle m’attendait soit au Continental ou sur la terrasse de l’hôtel Rex.
Je m’y présentais comme attiré par un aimant dont il aurait été impossible d’en neutraliser le champ magnétique. Première arrivée, toujours, imperturbable dans cette assurance que je m’y présenterais, Fanny sirotait le cognac qu’on lui avait servi, double parfois, fumant des Marlboro. Comment arrivait-elle à ne jamais me saluer, je ne saurais pas le dire, sans oublier toutefois de me proposer quelque chose à boire et suite à notre première rencontre, cessé de m’offrir une cigarette.
- Vous êtes toujours à l’heure, j’apprécie.
- Quel sera le sujet de notre entretien, Fanny ?
Un petit détail - je l’ai dit déjà, je le répète, cette femme est tissée de détails - que je notai assez vite : nos tête-à-tête eurent lieu les jours pairs du calendrier, débutaient à 14 heures pour s’achever à 18 heures. J’apprendrai plus tard la raison, puisque rien chez cette femme n’est laissé au hasard.
Pour ne pas m’embrouiller dans le déluge de paroles qu’elle s’apprêtait à me lancer, ni les traduire ni les commenter, j’irai de manière chronologique en omettant ce qui ne semble pas pertinent à cette histoire -( corrigez... non pas cette histoire, mais mon histoire... ) commenta-t-elle, lorsque le premier texte lui fut parvenu. Il ne me fallait surtout pas oublier l’avertissement : “ le scénario et l’architecture m’appartiennent. “
- Narrateur, le problème avec la chronologie, c’est de savoir si l’on doit partir de A vers Z ou l’inverse. Vous aurez à tout démêler cela. Aujourd’hui, je vous expose le scénario.
- Permettez-moi d’utiliser mon portable afin d’enregistrer les éléments que vous m’exposerez.
- Mon histoire, je ne la veux pas écrite comme s’il s’agissait d’une biographie, mais plutôt un ensemble hétéroclite de ce qui m’est arrivé, souvent de manière impromptue et qui m’a semblé avoir été programmée à un point tel qu’il m’aurait été impossible d’y échapper... jamais. Un événement situé dans l’espace et dans le temps annonçait, soit une suite ou ponctuait certains passages de mon passé. Vous pouvez vivre ceci à tel âge sans en connaître ni la raison ni le sens, puis quelques années plus tard, tout s’éclaircit. Vous travaillerez avec des sauts dans le temps, je veux dire par là que vous relaterez ce qui est advenu dans les années 1960 pour ensuite sauter de dix ans en dix ans, jusqu’à maintenant. Je précise toutefois qu’à l’arrivée de ma retraite, on parlera surtout de sauts de cinq ans.
- Je crois bien vous suivre.
- Il le faut, c’est pour cela que vous êtes Narrateur.
- Pourquoi des sauts de dix ans, puis cinq ?
- La vie est composée de cycles, vous le savez pertinemment. Ceux de ma vie professionnelle s’étendent sur des périodes de dix années. La fin marque l’arrivée du suivant. Chaque être doit le plus rapidement possible saisir cette dynamique s’il veut être en mesure de la vivre en accord avec lui-même. Je ne dis pas vivre dans le sens du confort, mais plutôt cette recherche à comprendre qui on est, de qui nous sommes le commencement et parfois la fin. Nous avons alors à faire des choix, orienter notre vie en fonction de ce qu’elle nous a amené à apprendre et nous projeter vers ce qui reste à comprendre. La vie, ce n’est que de l’apprentissage. L’apprentissage, c’est de l’intelligence qui est une façon toute personnelle de percevoir et d’arriver à expliquer le néant vide et le néant plein.
Est-ce que cette femme âgée de 70 ans, sans que cela ne paraisse réellement, fumeuse compulsive et amatrice de cognac, celle qui exsude une froideur excessive, une répulsion entière pour tout ce qui ne représente aucun intérêt à ses yeux, cette femme s’est-elle forgé un caractère au fil du temps, des expériences ou joue-t-elle avec les êtres qu’elle rencontre afin d’obtenir ce qu’elle recherche ? Si vraiment le mot “ recherche ” peut convenir. Sait-elle ou plutôt a-t-elle réussi à connaître l’âme qui a mené sa vie ?
Il me faudra donc accoucher de son histoire avec un maximum d’objectivité, respectant scrupuleusement ce dont elle voulait qu’il en ressorte, me rapprocher d’elle pour mieux m’en éloigner. Elle m’a répété à plusieurs reprises que le meilleur moyen de s’approcher de soi, c’est de nous éloigner de ce qui n’est pas nous-même.
L’humain est un être de chair et de sang qui perçoit le monde physique et métaphysique par ses cinq sens. Fanny ajoute à cette définition, alléguant qu’un sixième, voire un septième sens, permet d’uniformiser notre pensée en lien direct avec notre corps.
Lorsqu’elle se fait nébuleuse ou hermétique - à chacun de choisir - serait-ce en lien avec la pratique de son yoga particulier duquel je ne connaissais absolument rien et je l’avoue sincèrement, rebuter de m’y lancer. Je ne suis pas friand de toutes ces disciplines ésotériques dont la source, je l’admets, se retrouve en Asie.
Pourquoi écrire son histoire ? Qu’y a-t-il de si intéressant, de si captivant qui puisse mériter qu’on s’y attarde ? Le fait d’avoir été la traductrice du Dalaï-lama ? Que celui-ci lui ait remis une première lettre annonçant l’arrivée d’une seconde un peu plus tard - dans les faits lors de leur dernière rencontre - ne serait-ce là qu’un appât afin d’intéresser un scripteur à son projet ?
Je choisis de ne plus me poser de questions, me mettre en mode écoute et d’avancer dans la trame narrative, guidé par ce capitaine qui de prime à bord me faisait penser à Achad de Moby Dick, le roman mythique d’Herman Melville.
Quel poisson cherchait-elle à... - ( je vous rappelle, Narrateur, de garder vos commentaires ou divagations pour votre blogue, non pour mon histoire...) ... oui, oui, je sais, j’ai compris cette prémisse - cherche-t-elle à débusquer ?
N’est-elle pas, tout comme celui qui pourrait être son mentor, née sous le signe astrologique du Cancer, le premier et le plus achevé des signes d’eau et, en regard de l’astrologie chinoise, celui du Cochon de bois dont l’élément est, aussi, l’eau ! Ceci jouerait-il dans ce dont je m’apprêtais à plonger ?
Autre conduite à laquelle tout doucement, je devais m’habituer : Fanny interviendrait immédiatement dans mon texte si cela ne lui convenait pas et que je devais emprunter illico une autre direction : revenir dans les limites du scénario. Elle s’immiscerait sans s’ingérer.
- Par des sauts-de-mouton d’une dizaine d’années à l’autre, vous devrez, Narrateur, établir des liens entre ces passages du temps. Les vingt premières passées à Varsovie ne représentent aucun intérêt, sinon celui de ma rencontre avec Daniel Bloch qui deviendra mon mari.
- Vous pouvez m’en dire davantage ?
- Quelques mots seulement. Ce Polonais d’origine juive est né, lui aussi, en 1935. Ses parents ont fait partie des convois de Juifs en route vers les camps de concentration. Il en est revenu, ses père et mère, pas. Notre rencontre remonte à 1955, en route vers Paris alors que tous les deux nous étudierons à la Sorbonne, au département de linguistique. Sans nous connaître, malgré que nous provenions tous les deux de Varsovie, ce sont les cours sur la vision du Prince Nicolas Troubetzkoy qui nous incitèrent à s’y inscrire. Rapidement intéressé à la linguistique pure et surtout la para-linguistique, ceci l’a mené vers les langues anciennes. De mon côté, plus pragmatique, j’ai opté pour la traduction. Nous nous sommes mariés quelques années après avoir entrepris notre vie estudiantine, en fait durant l’été 1960. Lorsque le temps est venu de choisir une université pour ses études de doctorat, il opte pour Columbia, aux USA. Nous nous sommes installés à New York, lui, pour ses études, moi, stagiaire au siège des Nations Unies. Notre couple se séparait souvent, car les travaux de mon mari l’obligeaient à quitter la Big Apple pour d’autres universités américaines et européennes. Au début, avec l’autorisation du Directeur du service de l'interprétation, je pouvais laisser temporairement mon stage et accompagner Daniel. Cela n’aura duré qu’un temps. En 1965, devant choisir entre ma carrière et les allers-retours d’un mari qui ne savait pas se brancher entre les deux continents, nous divorçons. Sans enfant, tout s’est fait rapidement et sans embûches.
- Vous êtes demeurée à New York alors qu’il retourne en Europe.
- Mon ex-mari, je l’ai appris quelques années plus tard, avait été engagé par la CIA. Rappelons que Dag Hammarskjöld est Secrétaire général de l’ONU jusqu’en 1961, JF-Kennedy est assassiné en 1963, Martin Luther King subira le même sort en avril 1968, puis Robert Kennedy en juin de la même année. Cela a provoqué une recrudescence des activités de la CIA et surtout une réévaluation des critères d’embauche. En pleine guerre froide, le bloc soviétique et les USA peaufinent les activités de leurs espions et raffinent leurs méthodes d’intervention de sorte que l’on recrute chez des universitaires hétéroclites afin de s’ajuster à la complexification des politiques étrangères des pays. La guerre du Vietnam a semé l’idée qu’il fallait se débarrasser du colonialisme que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique centrale et du Sud, secouant les colonnes du temple des services du renseignement américain qui ne souhaitent plus revivre un tel échec. Un nouveau territoire s’ouvre devant eux et on doit en tenir compte : l’Asie. L’arrivée à l’ONU de U Thant au poste de Secrétaire général, en 1961, n’est pas un geste insignifiant. Birman de naissance, il se révèle rapidement comme le promoteur d’interventions directes sur le terrain, ce qui modifie le rôle des Casques bleus préalablement affectés au maintien de la paix. C’est lui personnellement qui m’informe que mon ex-mari, citoyen d’Israël, muni d’un passeport américain, aura pour tâche de graviter entre l’Europe et les USA afin de colliger des informations sur les intellectuels de l’époque et créer des réseaux de communication. Daniel parle couramment l’anglais, le français et l’allemand, alors que les langues anciennes qu’il étudie ne sont plus en vigueur à notre époque. C’est autour de ses aptitudes spécifiques d’enseignant et sa faculté de décoder, si je puis dire, autant la symbolique du langage que l’évolution de ses différentes techniques, qu’il tombe sous le microscope de la CIA. Y avait-il d’autres justifications à son enrôlement, je ne saurais pas le dire.
- Des contacts avec lui depuis votre divorce ?
- Aucun.
- Perdu de vue complètement ?
- Je sais qu’il vit actuellement ici, au Vietnam, sans plus.
- Vous cherchez à le croiser ?
- Nullement.
Je ne relate que quelques bribes de notre conversation qui visait à établir le scénario, que déjà, je me voyais projeté dans un univers différent du mien et à la limite, inconnu. Cette femme possède une mémoire encyclopédique, je m’en rends compte lorsqu’elle défile la liste de tous ceux qui occupèrent le poste de Secrétaire général de l’ONU du début jusqu’à sa prise de retraite en 2000. Kofi Annam assista à la cérémonie organisée pour la remercier de ses presque 40 ans de service.
Il devenait évident à mon esprit que Fanny, au-delà de sa carrière de traductrice, fut aux premières loges de toute une série d’événements et du fait qu’elle eut à traduire des personnalités tels le Général Charles de Gaulle, Richard Nixon et Lyndon Johnson dans les années 1960 ; Georges Pompidou, Jean-Paul II et Fidel Castro dans les années 1970 ; François Mitterand, Ronald Reagan et Margaret Tatcher dans les années 1980 ; Jacques Chirac, George W. Bush et Vladimir Poutine dans les années 1990 et tout cela sans oublier le Dalaï-lama. À cette liste impressionnante, le curieux que je suis souhaitait être alimenté sur les événements cruciaux dont les jalons se posaient à l’Assemblée générale de l’ONU. Lui en ayant glissé un mot, sa réponse fut caustique : cela viendra en temps et lieu.
L’architecture tout doucement prenait forme sous mes yeux. Lorsque nous sommes la voix d’un autre, que cet autre n’est pas n’importe quel quidam, il me sembla que cela permet un certain accès à son cerveau. Ses connaissances en neurolinguistique lui ont certainement permis de projeter plus loin que l’aurait fait une simple interprète.
Cette rencontre, notre deuxième, s’achevait, confortablement installés sur la terrasse de l’hôtel Rex.
- Cela suffit pour aujourd’hui. Vous voyez apparaître ce que je veux. Dix ans par dix ans, d’abord de façon objective, vous relaterez ce qui m’a amenée à recevoir ce message du Dalaï-lama et comment, par la suite, je suivrai au mieux de mes possibilités ce qui y était noté.
- À notre prochaine rencontre, je vous proposerai quelques textes...
- Qui ne devront pas se retrouver sur votre blogue.
- ... qui ne se retrouveront pas sur mon blogue, c’est bien reçu, mais que vous aurez à critiquer.
- Je n’y manquerai pas, soyez-en assuré. Au revoir. Je m’occupe de l’addition.
Je quittais ce point de vue magnifique qui fut le lieu d’attente de nombreux journalistes étrangers lors de la guerre du Vietnam, pour sauter dans un taxi me ramenant dans le District 7.
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J’y habite depuis plus de 5 ans. Un petit appartement qui ressemble davantage au bureau d’un journal de peu d’importance, mais ce qui tourne autour de ma vie n’intéresse personne - ( vous avez raison, je vous prie donc de nous éviter ces balivernes insignifiantes... ).
D’accord !
Le difficile, lorsqu’on entreprend d’écrire un billet pour son blogue, c’est de documenter le sujet choisi, d’en vérifier les sources avant de le publier. Pour le cas qui se retrouve maintenant sur ma table de travail, j’aurai peu de recherches à entreprendre, car, à ma grande surprise, un dossier me parvint par courriel, émanant de Fanny. L’heure indiquée sur les pièces attachées m’apprend qu’elle l’a posté quelques minutes à peine après notre rencontre sur la terrasse du Rex.
Spécialement volumineux, je n’ai pas l’intention d’en prendre connaissance maintenant, préférant m’attarder à mettre en mots le compte rendu de ce que j’appellerai “ la première marche “. Pourquoi ce mot ? La marche, c’est une action, un mode de progression, de déplacement que ce soit d’une personne ou encore d’un groupe d’individus.
J’utiliserai ce mot comme référentiel puisqu’il m’apparaît significatif afin de circonscrire le temps et l’espace dans leur régulière progression ; la marche, c’est ancré dans un ordre, un but et un sens déterminé. On ne peut être en marche et stationnaire à la fois, mais on pourrait fort bien marcher sans trop savoir quelle direction prendre, ce qui suppose inévitablement une action de retour.
La marche se conçoit aussi par une foule de sens figurés, mais toujours l’idée d’un caractère solennel voire religieux ressort de son étymologie, tout comme le fait qu’un escalier se compose de marches fabriquées de quelque matériau que ce soit arrivant, pour ce qui est de la dernière, à un palier. Ici, chaque dix ans aboutira sur un palier avant de reprendre l’escalier montant vers le suivant. Où Fanny souhaite-t-elle que je parvienne ?
Je m’avancerai dans cette démarche comme si - allant, venant et revenant, dans des pistes que le dossier allait sans doute me fournir - je participerais à une grande marche vers je ne sais trop quoi, trop où ?
C’est dans cet esprit que le premier texte naquit. Une précision s’impose : le “ je “ réfère à Fanny.
* - le premier texte - *
Je suis née à l’âge de 20 ans. Fille polonaise de Varsovie. Le train que j’emprunte en cette fin d’été 1955 pour me diriger vers Paris, dans son jet de fumée rendant invisible la voie ferrée, mettra plus de 20 heures pour entrer à la Gare du Nord. Mes parents ne craignaient pas la capitale française, alors que traverser l’Allemagne les chagrinait. Le mouchoir blanc qu’agitait ma mère tel un drapeau signalant l’abandon du combat, fut la dernière image s’enfouissant dans ce brouillard artificiel.
Je me retrouvais seule dans ce wagon de deuxième classe, jusqu’à ce qu’un grand jeune homme à l’allure timide et pusillanime, s’excusant de déplacer ma valise sur le siège qui était le sien, m’offrit de la grimper dans le compartiment à bagages. Sans trop savoir pourquoi à l’époque, je me suis concentrée sur sa voix. Immédiatement - je dois préciser que ma mère était friande d’opéra - je perçus chez ce type qui oubliait de se présenter à moi et collant son visage à la fenêtre de la cabine du wagon numéro 4, le son de la voix du ténor italien Ugo Benelli. Pourtant, il n’avait prononcé qu’une seule phrase avant de s’enfermer dans un silence qui m’apparut imperméable. Était-ce un beau garçon ? Je ne peux pas le dire, mais impossible d’oublier ce climat d’enfermement, d’isolement même qui se répandait autour de lui. Je n’aime pas le silence ; celui des autres. Suis-je déjà à ce moment-là une femme de la parole ?
- Vous êtes de Varsovie ? Lui demandai-je.
- Par naissance, mais je vis en Israël.
Cette deuxième phrase confirma mon hypothèse : il possède une voix de ténor, semblable à celle d’Ugo Benelli. Ma mère disait que seuls les interprètes d’opéra possèdent vraiment une voix. J’appris, lors de mes cours en linguistique, que la phonation n’a rien à voir avec le fait de parler, de chanter ou de se taire. Il est davantage intéressant de mesurer l’inflexion, l’intonation et l’impulsion de tous les sons émis par un locuteur.
- Vous étiez en Pologne pour des raisons professionnelles ? Excusez mon indiscrétion.
- Suis venu chercher un certificat de naissance.
- Souhaitez-vous que je cesse de vous importuner ?
- Vous ne le faites pas.
- Polonais de naissance vivant en Israël...
- De parents morts à Auschwitz.
Lorsqu’il s’adressa à moi, celui dont je ne connaissais point le nom, achevant cette dernière phrase, une impression bizarre m’enveloppa ; le nuage de fumée qui avait envahi la gare de Varsovie se retrouvait maintenant dans ses yeux.
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Mes parents m’ont beaucoup parlé du ghetto qui scarifia la ville de Varsovie. J’avais 5 ans lorsqu’il fut créé, 8 ans lorsqu’on l’a détruit.
Papa, bijoutier et horloger, eut à plusieurs occasions à transiger avec des familles juives qui, informées d’un départ éminent et d’un retour incertain, lui confièrent des bijoux, surtout de l’or. À la fin de la guerre, personne ne se présenta à sa boutique afin de récupérer ce qui avait été laissé en consigne.
Maman, pianiste répétitrice à l’Opéra de Varsovie, dut se contraindre à reprendre cet emploi qu’en novembre 1965, en raison des bombardements de la Deuxième Guerre mondiale qui détruisirent entièrement le célèbre Grand Théâtre datant de l’année 1883.
- J’étais dans le train qui les y menèrent, continua-t-il avec dans les yeux quelque chose comme un halo fumigène.
- Désolée.
- Depuis, voyager en train me rend taciturne.
- Vous vous rendez à Paris ?
- Comme vous, je crois.
- Je me suis inscrite à la Sorbonne, au département de linguistique. Lorsque j’ai appris que cet automne, on y dispenserait quelques cours sur les travaux du Prince Nicolas Troubetzkoy, je me suis alors empressée de convaincre mes parents de m’autoriser à y assister.
- Étrange... Le même intérêt nous rejoint. Je dois fournir au bureau d’inscription de la Sorbonne mon premier extrait de naissance, ce qui m’a obligé à revenir à Varsovie afin de le récupérer.
Un lien nous rattachait l’un à l’autre alors qu’une autre série nous distancera par la suite. Écrire que ce long périple fut ennuyeux serait un euphémisme, mais la compagnie superficielle de ce jeune homme m’apporta deux choses qui jamais ne m’ont quittée depuis : la saveur des bouffées de cigarette et l’étrange curiosité qu’il entretenait à bien saisir le sens d’un message. Permettez-moi d’illustrer les deux éléments. La cigarette, d’abord.
Avant de monter dans le train Varsovie/Paris, je ne fumais pas ; par la suite, je ne me suis jamais déshabituée et ne crois pas qu’un jour, je cesserai de me priver de ces moments de pur délice.
Regarder fumer Daniel était un spectacle en soi. La façon dont il manipulait la cigarette, l’allumant, une grimace en clin d’œil comme s’il cherchait à entrer en contact avec cette enveloppe bourrée de tabac, d’une longueur régulière de 72 mm, sans filtre, m’a fascinée dès les premiers instants qui suivirent le départ du train. Il s’était excusé avant de s’installer dans le corridor, ouvrit la large fenêtre donnant sur la forêt de Kampinos et entreprit de savourer, dans une atmosphère chargée de douceur et de volupté, cette cigarette qu’il ne cessait de retourner entre ses doigts. Lorsqu’il exhalait la fumée, la cérémonie fluctuait ; les quatre points cardinaux recevaient leur part de “dymny”, ce superbe mot polonais qui rappelle l’auteur-compositeur célèbre qu’on voyait toujours une clope aux lèvres ou enveloppé d’un nuage qu’il qualifiait de futilité. Son nom devint synonyme de cigarette.
Mettant un temps incalculable à cette opération, il allait la répéter à un rythme que mon père l’horloger aurait qualifié de régularité constante. Ces véritables moments de recueillement l’amenaient en lui, le coupaient de l’environnement proche, le claustrant dans un insondable silence. Un être placide et renfermé : j’ajouterais cette caractéristique au personnage qui, revenu à l’intérieur de notre cabine, sentant une obligation de parler, me demanda si je fumais.
- Il faudra me l’enseigner. Ma réponse sembla arriver comme une commande ; il précisa ma demande.
- Que voulez-vous dire par “ enseigner ” ?
- Personne fume autour de moi, je ne sais pas comment faire.
- Il y a beaucoup dans le fait de fumer, plus que seulement mettre le feu au contact d’un produit de la terre, plus que recevoir cette fumée à l’intérieur de soi pour ensuite l’exhaler. C’est un moment de détente personnelle que vous pouvez prolonger ou abréger ; un ensemble de petits gestes qui deviennent un rituel avec l’usage, un arrêt dans le temps.
Mon compagnon de voyage venait d’avancer plus de mots en ces quelques secondes que depuis notre départ. Cette voix de ténor, atténuée par l’effet de la nicotine dans sa gorge, je n’allais plus jamais l’oublier.
Avant d’aborder le deuxième élément qui je conserve de lui, soit la clarification des messages, j’ai réalisé avec les années qui passèrent à quel point la cigarette et la nicotine ont été la pierre angulaire de toute cette vague sanitaire que nous connaissons actuellement, devenue comme le nec plus ultra de la pensée.
La lutte contre le tabagisme prend une ampleur considérable au début de la Deuxième Guerre mondiale et s’accentue par la suite. Les nazis de l’Allemagne hitlérienne ont mené la première grande campagne anti-tabac dans les années 1930 afin de combattre le cancer du poumon. Par la suite, nous pouvons le constater maintenant, la santé est devenue une des préoccupations humaines parmi les plus importantes. Mais je ne veux pas entrer dans ce débat qui dépasse les limites de la médecine.
La première fois que je vis Jean-Paul Sartre et Albert Camus dans un reportage qu’on nous présentait aux entractes des cinémas, j’ai été subjuguée par leur mégot de cigarette qu’ils arboraient fièrement en répondant aux questions des journalistes. Je ne me souviens pas si Simone de Beauvoir fumait ? Oui, oui, elle fumait, je revois cette photo prise au tribunal Russell. Elle écoutait, cigarette aux doigts, le récit que l’on faisait de cette jeune vietnamienne de Hanoi, frappée par une bombe à billes.
En de nombreuses occasions, depuis ce voyage en train et notre divorce - pour bien situer le temps, de 1955 à 1965 - Daniel, durant sa période d’études et d’enseignement, exigera continuellement que nous définissions le plus précisément possible ce qu’on énonçait. Il disait que le problème de l’incompréhension entre les êtres humains ne se situe pas dans la communication ou son absence, mais dans le choix des mots et leur résonance selon le niveau d’intelligibilité où nous les plaçons.
Il existe un proverbe africain que je formulerais ainsi : “ Lorsque deux hommes font la même chose, ce n’est pas la même chose qu’ils font.” Sans que cet aphorisme puisse résumer l’homme que j’allais épouser, je puis dire qu’il fut constamment présent à son esprit, du moins pour les années que vous avons vécu ensemble.
Je ne souhaite pas m’étendre davantage sur ce personnage, important certes dans ma vie, mais qui ne fut pas toute ma vie. Il a été de passage et ne m’a rien laissé à son départ. D’ailleurs, il collectionnait peu de choses de sorte que s’il avait eu à vivre l’isolement jusqu’à la fin de ses jours, je suis certaine qu’il n’aurait apporté avec lui qu’un seul livre : le Livre des transformations, le Yi Jing (le Yi King).
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Le train nous débarqua à Paris, fin août 1955. Il y faisait un début de grisaille que les Parisiens, de retour de vacances, s’en masquaient le visage afin d’affronter l’automne qui s’annonçait. Nous nous sommes arrêtés dans un café et mon esprit pratique l’emportant, je ne sus me taire et lui lançai cette question.
- Vous avez une location ?
- Oui, un petit hôtel particulier dans le 2e Arrondissement. Vous ?
- Mes parents m’ont recommandée auprès d’une tante qui pourra m’accueillir le temps que je déniche quelque chose.
- De mon côté, les parents adoptifs qu’on m’a assignés à mon retour d’Auschwitz, déçus par ma décision de ne pas m’inscrire à la Faculté des sciences politiques, m’ont coupé les vivres. Je devrai trouver un emploi et m’entendre avec le propriétaire de ce petit hôtel sur un coût raisonnable.
Je ne sais pas comment se fit le déclic, mais une fois le café bu, je me suis retrouvé dans sa chambre d'hôtel, dans ses bras, dans son lit. Nous y sommes demeurés jusqu’à notre départ vers les USA.
Cet homme faisait l’amour avec une telle délicatesse que, pour la jeune fille vierge que j’étais, entrer dans le monde de l’amour accompagné par quelqu’un qui, sans jamais avoir prononcé “ Je t’aime ”, me le prouvait à tout instant.
Nous écoutions de la musique, Mendelssohn, je crois, alors que nos ébats juvéniles accusaient comme un retard de trois secondes sur chacun de nos gestes. Puis, nous fumions.
Les études, autant de son côté que du mien, nous apparurent comme une étape à franchir avant New York, car mon mari, depuis quelques mois déjà, avait choisi cet endroit pour y entreprendre ses recherches le menant au doctorat. Moi, une maîtrise en traduction en poche, j’allais proposer ma candidature pour un stage au siège social de l’ONU.
Sans être entièrement déçue des cours que je suivais à la Sorbonne, il devint évident que ce type de linguistique s’adressait davantage à ceux et celles qui envisageaient une carrière dans la recherche alors que moi, pragmatique comme l’était mon père, je n’attendais qu’un diplôme qui m’ouvrirait des portes afin d’exercer le métier de traductrice.
Nos années françaises me furent davantage profitables qu’à lui. Rapidement, le propriétaire de ce petit hôtel particulier dont j’ai oublié le nom, nous proposa de prendre en charge l’entretien des lieux. Il avait été membre de la Résistance française, fier partisan de Jean Moulin dont il parlait avec une précision historique hors du commun, ajoutant que c’est grâce à cet homme qu’il développa le sens de la solidarité.
Le 19 décembre 1964 - je ne pourrai oublier cette journée froide et pluvieuse - Daniel et moi accompagnons notre propriétaire aux Invalides, afin de participer à l’intronisation de son héros au Panthéon. Accueilli par le Général de Gaulle, il reçut les hommages d’André Malraux dans un de ses discours qualifiés d’historique.
À la suite de ce moment mémorable, mon mari et moi avions à lui annoncer notre départ vers l’Amérique. Comme il nous y avait si souvent habitués - près de cinq années auprès de lui ne peuvent que laisser des marques autant d’affection que de lourds apprentissages - il nous remercia d’avoir soutenu autant son petit hôtel que l’homme de plus en plus fragile qu’il devenait.
J’avoue que depuis, chacun des verres de cognac que j’avale me remémore sa figure rougeaude. Nicotine et cognac feront partie intégrante de ma vie comme elles le furent durant nos années parisiennes.
Revenons un instant à la deuxième année. La clientèle nous percevait comme les concierges de l’établissement, ce qui nous permit de troquer le prix de la chambre contre les travaux domestiques. Nous avions mis dans la tête du propriétaire d’ajouter le petit-déjeuner aux services à offrir aux habitués de l’endroit. Daniel, grand amateur de café, fit des démarches et c’est autour de la rue d’Aboukir qu’il dénicha le produit tout à fait particulier afin de nous approvisionner. Il s’agissait d’un café unique, inconnu à Paris, le robusta provenant du Vietnam. Ajouté à nos croissants au beurre de Bordeaux, notre service matinal devint en très peu de temps l’un des plus courus près du Palais royal.
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La troisième année - nous sommes en 1958, dans un Paris marqué par la montée sensible des communistes, du conflit entre Camus et Sartre qui aura pour résultat de voir l’existentialisme perdre en influence - je la résume en un seul mot : avortement. Malgré le fait que tout se faisait encore de façon clandestine, j’avais entendu parler de la méthode de Karman qui était fort répandue en Chine et dont l’usage médical consistait à aspirer le contenu utérin.
Il s’agit de l’épisode de ma vie au cours de laquelle le livre s’ouvre sur tout et sans scrupules. Après ce traitement choc, j’adoptai la contraception orale qui promettait aux femmes (à un niveau de 90%) de bloquer la fécondation.
L’embarrassant sujet divisait autant les intellectuels que les religieux. Les débats devinrent acrimonieux, mais je ne voulais plus jamais avoir recours à l’avortement même si assez rapidement les méthodes pour l’opérer allaient changer.
Daniel et moi, pour une très rare occasion, avons participé à ce qui devint une lutte quasi-fratricide entre confrères et consœurs universitaires. Avec le regard d’aujourd’hui, je puis dire que je voyais dans ces mouvements une occasion extraordinaire d’émancipation pour la femme, alors que mon mari s’intéressait à la terminologie et aux concepts utilisés pour décrire le phénomène. Pour en citer quelques-uns, on voguait de planning familial en sexualité libre et ouverte, sans oublier tous les risques liés à l’utilisation de la pilule, uniquement supportés par la femme. Il était facile de mettre le feu aux poudres, mais difficile de ne pas se prononcer.
J’étais à New York, mon mari en Europe, lorsque la loi Neuwith, promulguée en 1967, légiféra afin d’autoriser l’usage des contraceptifs. Tout se calma, sauf pour moi, car cette année-là, je décidai d’abandonner la pilule et m’engager dans un processus qui mènera à la naissance de ma fille, en 1970. Je l’ai prénommée Marie, en l’honneur d’une des femmes polonaises les plus célèbres, l’illustre Marie Curie, décédée un an avant ma propre naissance. Je reviendrai plus tard sur cette naissance qui... Enfin, vous verrez lorsqu’on y arrivera.
* -la fin du premier texte - *
La rencontre suivante avec Fanny à titre de Narrateur se tint à l’hôtel Continental, tout comme la première, mais dans un cadre différent. D’abord, il faut dire que c’est moi qui la sollicitai ; j’avais à discuter avec elle des premières ébauches que je lui avais fait parvenir par courriel. Cette femme a une confiance sans limites dans les bienfaits d’Internet, sa rapidité et sa sécurité qui protège un document circulant par cette voie de communication.
Dès mon entrée dans la salle à manger, elle se lance dans une critique des pages reçues quelques jours auparavant et m’indique que ses interventions devront être notées entre parenthèses à la suite du texte, et cela au fur et à mesure qu’elle les fournira. Je n’y vois aucune objection puisqu’elle ne m’a pas fourni aucune information sur ce qui arrivera de tout cela une fois le travail achevé. Aucune préoccupation à ce niveau pour le moment.
- Actuellement, ce que vous écrivez me convient. Cela permet de situer le personnage au début de ce que j’appellerai sa vie active. Vous avez tout à fait raison de dire que je suis née à 20 ans, répondant à ma demande de ne pas vous attarder aux années 1935 à 1955. J’aimerais toutefois ajouter un ou deux faits. De la période de la Deuxième Guerre mondiale qui couvre les dix premières années de ma vie, je retiens une seule chose : le silence des gens. Personne ne parlait des événements qui se préparaient et qui éclatèrent par la suite avec une extraordinaire ampleur. Tout n’a pas débuté le 1er septembre 1939 par la campagne de Pologne. Le principe de la génération spontanée n’existe pas. Je ne veux pas retracer ce qui amena l’invasion de mon pays par le IIIe Reich et y installer ses camps de concentration, mais je sais pertinemment que les Juifs s’inquiétaient beaucoup ; la suite leur donnera raison.
- Je me permets ici de vous signaler que cette histoire s’embourbe dans les dédales de l’histoire et de la politique. Est-ce vraiment ce que vous souhaitez ?
- Absolument pas. Nous sommes en 2006, un autre siècle, et pour bien saisir ce vers quoi votre travail doit vous mener, il est essentiel de rappeler les grands événements des années 1960 à 2000, ceux de mon époque. Tellement de gens se permettent des jugements sur ce qui est maintenant sans tenir compte de ce qui a été. Pire, on s’amuse à réécrire l’Histoire, mais ceci est un débat qui ne nourrit pas ce pourquoi vous m’accompagnez. On oublie vite, mais surtout et sans doute par paresse intellectuelle, on escamote des épisodes cruciaux de l’évolution humaine, je parle au niveau des idées, des concepts, ce qui fait qu’aujourd’hui prépare demain en se nourrissant d’hier.
- Je n’ai pas tout visité les documents que vous m’avez envoyés...
- Il y en a pour des centaines d’heures et vous devrez user de perspicacité afin de démêler l’officiel du personnel. Sachez qu’au fur et mesure que vous progresserez, vous recevrez de plus amples informations ainsi que des détails permettant de mettre le tout en perspective.
Le garçon de table rappela à Fanny que le fait de fumer dans la salle à manger était interdit et l’invita à se diriger vers la terrasse.
- Merci, jeune homme, mais je vais demeurer ici en compagnie de mon ami journaliste. Apportez-moi un cognac, cela est davantage votre tâche que de me lancer vos interdits.
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