mercredi 5 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-SIX) 26



     b1)      l’interrogatoire

L’inspecteur-enquêteur, debout derrière son bureau, se tenait bras croisés. À l’arrivée de l’étranger au sac de cuir, il lui tendit la main. Une autre personne l’accompagnait qui aussitôt prit la parole :
– Monsieur l’inspecteur-enquêteur ne parle malheureusement pas votre langue; il m’a demandé d’assister à cette entrevue afin de traduire les propos de chacun.
– Mademoiselle, parlez-vous d’entrevue ou d’interrogatoire? rétorqua un Daniel Bloch n’adressant au policier ni salutation ni réponse à sa main tendue.

La jeune fille, mal à l’aise, s’informa auprès du policier qui, d’un sourire condescendant assigna le siège en face de son bureau à l’étranger au sac de cuir.

– Avant de m’asseoir, il m’est important de savoir si ce monsieur a des motifs valables d’exiger ma présence dans son bureau.

La jeune fille refila la question à l’inspecteur-enquêteur puis transmit le message à Daniel Bloch.

– Monsieur l’inspecteur-enquêteur vous dit que cette rencontre n’a rien d’officiel.
– Alors je pourrai quitter quand bon me semblera.

À cette réplique, le policier s’assit, désignant la place exacte où fut interrogé le plus jeune des xấu xí… suite lors de l’incident impliquant le plus âgé.

La jeune fille se mit en place, prête à traduire.
Monsieur Bloch, vous vivez à Hanoï depuis un certain temps, dans un hôtel situé près du lac de l’Ouest, je crois.
– En effet, monsieur, cela pose problème?
– Aucunement puisque l’on vous a accordé un visa d’un an, renouvelable en plus.
– Exact.
– Et vous comptez le renouveler?

Le ton changea tout d’un coup. L’étranger au sac de cuir s’en aperçut et décida de jouer le jeu de l’inspecteur-enquêteur.

– Tout ira comme tout doit aller.
– Puis-je vous demander quel genre de relations vous entretenez avec ces jeunes que vous fréquentez ici dans le quartier?
– Certainement, mais sachez que je ne répondrai pas à cette question. Vous en avez une autre?

L’inspecteur-enquêteur, surpris par la réponse, rangea son sourire condescendant optant pour un plus hostile.

Il y eut un long silence. Le regard que s’échangeait les deux hommes tourna rapidement en duel. Daniel Bloch ayant entendu parler des ambitions de cet homme, de sa soif sans limites à obtenir des informations sur tout le monde ainsi que sa détermination à élargir son contrôle sur le plus de gens possible, décoda son dessein : obtenir des renseignements de première main. Le policier allait toutefois réaliser que se tenait devant lui un autre type de personnalité et que la tâche serait plus ardue.

– Monsieur, je vous rappelle que je suis agent de police, que mon rôle dans ce quartier en est un d’inspecteur et d’enquêteur. Il serait sage de votre part de bien vouloir collaborer.
– Je porte un immense respect envers l’institution policière. Sachez que ce qu’elle exigera de moi de manière formelle et officielle, ne m’incitera jamais à me placer en situation irrégulière. Puisque cette rencontre n’a rien du caractère dont je viens de parler, vous comprendrez alors que je ne répondrai qu’à ce qui me plaira bien de répondre, ne vous en déplaise.

Le policier réalisa ce qui se déroulait. Jamais dans sa carrière on ne lui avait tenu tête, bien au contraire, la crainte qu’il a toujours inspirée faisait baisser pavillon à tout un chacun.

– Vous savez que vous fréquentez des jeunes gens qui n’ont pas bonne cote dans le quartier; il est de mon devoir de vous en aviser afin qu’aucun problème ne puisse vous ennuyer.
– Merci de tout cœur pour votre empressement à me prévenir de ce qui, je le souhaite, ne saurait advenir. Comme policier, est-il de votre niveau de responsabilité de voir à ce que s’améliore la mauvaise cote dont vous me parlez?

L’inspecteur-enquêteur n’allait rien tirer de cette entrevue qui abruptement voyait les rôles s’inverser. Il se leva et remercia Daniel Bloch. De manière caustique, celui-ci ajouta à l’injure en ne lui serrant pas la main :
– Je vois qu’aucun procès-verbal n’a été tenu de cet entretien, je le considère donc comme n’ayant pas été un interrogatoire. Merci mademoiselle pour vos services.

Et il sortit séance tenante.



      b2)      l’interrogatoire

  
Daniel Bloch a cessé de fumer le jour même où il remit sa démission au recteur de l’Université de l’Oregon (USA), la dernière en lice dans son curriculum vitae. Il avait remarqué que la nicotine faisait partie des habitudes du groupe des xấu xí… de sorte qu’il déposait un paquet de cigarettes sur la table du café chaque fois qu’il s’y présentait. On se servait sans contrainte. Il fit le même geste à son retour du poste de police. Le gardien de sécurité le surveillait de loin, sans doute sur commande de l’inspecteur-enquêteur soucieux de connaître les venues de l’étranger au sac de cuir au café. Thần Kinh (le nerveux), une fois les travaux de rénovation terminés, se présentait tous les jours au café un peu pour examiner le résultat, espérant que la patronne lui offrirait vodka et pipe à eau. Tous les clients reconnurent la qualité du travail effectué mais restaient peu enclins à lui proposer un boulot. Il ne cessait de répandre la crainte autour de lui.

Dep s’approcha et demanda :
– Votre rencontre au poste de police s’est-elle déroulé à votre goût?
– Ma chère fille, les rencontres remplies de sous-entendus n’en sont pas. Elles sont des prétextes. Lorsque l’on est investi d’une certaine forme de pouvoir, il s’avère facile de l’utiliser à d’autres fins!

Non pas seulement Dep mais aussi Thần Kinh (le nerveux) s’intéressait aux propos de Daniel Bloch. Celui-ci le remarqua alors que le jeune ouvrier avait abandonné la pipe à eau pour se mettre en mode écoute.

– Je n’ai pas eu la possibilité ou la chance, je ne sais trop, de croiser des policiers ou des militaires au cours de ma vie. Sans être en mesure de dire pourquoi, ce sont des gens que j’évite. J’admets la nécessité sociale de la police mais redoute ceux qui s’investissent d’un pouvoir discrétionnaire; ils peuvent, à l’occasion, mal l’utiliser. L’Histoire nous en fournit bien des exemples. Cây (le grêle) pourrait t’en parler mieux que moi.

L’écoute que manifestait Thần Kinh (le nerveux) surprit Daniel Bloch :
– Qu’en penses-tu?

Les paroles de l’étranger au sac de cuir embarrassèrent le propriétaire de la moto noire.

– Je n’aime pas cet homme, déclara-t-il avec dans les yeux la fureur de la haine.
– Il me semble que tu n’aimes pas beaucoup de gens.

Quelque chose tomba en terre fertile. Une porte cadenassée depuis des lustres que la rouille faisait grincer, bougeait sur ses gonds.

Thần Kinh (le nerveux) quitta sa table pour s’approcher de celle de Daniel Bloch. Il pigea une cigarette dans le paquet ouvert. Inhala et expira une bouffée de fumée blanche.

– Beaucoup moins fort que le tabac de pipe à eau, dit-il à un interlocuteur attentif. C’est vrai, je n’aime pas beaucoup de monde. J’ai mes raisons. Ceux que je n’aime pas les connaissent aussi. Un jour viendra… il prit une autre bouffée… un jour viendra.

Le mystère parut complet à un Daniel Bloch déconcerté. Évident, ce jeune homme enfermait en lui un lourd secret. Si son intention était de le dévoiler, valait mieux se tenir à une certaine distance, ne pas entrer dans sa bulle tout en marquant son intérêt à l’écouter.

– Ce jour qui doit venir, pour moi ce fut maintenant, dit-il vaguement.
– Je sais. J’ai vu venir les acolytes de l’inspecteur-enquêteur vous convoquer à son bureau. Il vous a sans doute interrogé à mon sujet. Il le fait avec tous ceux qu’il rencontre. Régulièrement, il se rend chez mes parents afin de savoir ce que j’ai fait la veille, ce que je dois faire aujourd’hui.



     b3)     l’interrogatoire


Madame Quá Khứ s’approcha du duo, un café dans une main, un verre de vodka dans l’autre sachant tout comme les anciens que « le vin entre, les paroles sortent ». S’adressant aux deux :
– Vous avez des choses à vous dire. Les murs en bois de lim n’ont pas d’oreilles et le gardien de sécurité a déjà sa dose de vin de riz, il n’écoutera pas et ne pourra donc rien rapporter à qui que ce soit.

Ces paroles créèrent l’atmosphère propre à délier les langues.

– Ce n’est pas moi qui ai agressé la jeune fille. On m’a accusé afin de protéger une autre personne. Facile avec un type comme moi. Jamais on ne m’aurait cru, voilà pourquoi je n’ai rien dit lors du procès. D’ailleurs, le nouveau juge doit sa nomination à un haut placé de la police. Un service en attire un autre.

La tenancière n’avait pas eu le temps de retourner à son comptoir que ces paroles lui parvinrent avec la franchise de celui qui aurait enfoui à l’intérieur de lui-même les arcanes d’une sordide machination. Pourquoi mentir lorsque l’on a déjà acquitté sa dette?

Daniel Bloch, par Tùm (le trapu), était au courant de la version officielle des faits qui valurent plusieurs mois de prison à Thần Kinh (le nerveux). Suite à cette parcelle de mots mais combien signifiants prononcés par le jeune homme, la première pensée qui vint en tête de l’étranger au sac de cuir fut que l’on aurait pu construire une histoire à partir de faits précis, laissant par la suite l’Effet Mandela* s’occuper du reste. Cela ne saurait être l’oeuvre de quelqu’un n’ayant aucune connaissance de la psychologie sociale ou d’une personne cherchant à déposer un quelconque méfait dans une autre assiette.



L’Effet Mandela*      Nom donné à un phénomène où plusieurs gens affirment se souvenir très clairement d’événements ne s’étant jamais produits.



Deux adultes sidérés, un jeune homme vidant un verre de vodka, un café vide de tout client, un gardien de sécurité hors des ondes ambiantes, Dep occupée à la cuisine… quel décor pour une telle déclaration! Madame Quá Khứ qui a su tout au long de sa vie comment retomber sur ses deux pieds prit la parole :
– Toute une histoire!

Daniel Bloch s’interrogeait sur le peu de moyens mis à la disposition du jeune homme pour se défendre et faire éclater la vérité. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il faille accuser une autre personne sans preuves à l’appui. Il s’adressa à Thần Kinh (le nerveux) :
– Tu es parfaitement conscient de la gravité des propos que tu viens de tenir. Tu es assez intelligent pour comprendre que dans l’esprit de madame et le mien, un personnage précis se dessine comme étant l’auteur de cette manipulation. Nous n’avons aucune idée du motif qui l’aurait poussé à agir ainsi et encore moins de ce qu’il a fait.

– Je peux vous raconter l’histoire en entier si vous le souhaitez.

Madame Quá Khứ acquiesça. Il vida son verre, alluma une cigarette:
– Quand cela est arrivé, je fréquentais la jeune victime. Tous ici se rappellent d’elle, jolie comme pas une. Ses parents étaient reconnus dans le quartier comme étant de farouches ennemis du Parti Communiste. Sa famille n’était pas riche, encore moins lorsque son père fut destitué, en raison de ses allégeances politiques libérales, du poste d’enseignant qu’il avait à l’Université de Hanoï. Le soir, quand je me présentais chez elle, son père parlait beaucoup contre le gouvernement en place dans la capitale. Il disait que si Hô Chi Minh était vivant, il le répudierait. Je ne comprends rien à la politique mais j’aimais sa manière d’expliquer les choses, ses références à Oncle Hô pour qui il avait une estime sans bornes.

Thần Kinh (le nerveux) s’arrêta. On remplit à nouveau son verre de vodka :
– Son père nous autorisait à partir en moto à la condition de rentrer avant la tombée de la nuit. J’aimais beaucoup cette fille. Elle était sensible, douce mais portait sur elle toutes les craintes de sa famille. Combien de fois m’a-t-elle répété qu’un jour le malheur s’y abattrait sans crier gare! Et c’est arrivé. La catastrophe l’a choisie, elle, si simple, si délicate, non ses parents. Jamais je n’aurais pu imaginer ce qui arriva.


      b4)     l’interrogatoire



Madame Quá Khứ et Daniel Bloch écoutaient le récit avec une attention renouvelée à chaque élément que le narrateur apportait. Qui aurait pu croire que ce jeune, craint et redouté de tous, puisse être en mesure de soutenir un discours aussi cohérent? Il poursuivit :
– Un soir, alors que nous nous promenions en moto, je fus arrêté par un policier qui me demanda ma carte d’identité et la carte bleue. On disait dans le quartier qu’il était zélé et n’entendait pas à rire. Mon amie me pinça le bras signifiant de rester calme, d’éviter toute provocation. Ce que je fis. Je me souviens de son visage. Je me souviens qu’avec sa lampe de poche il inspecta la moto puis dirigea le faisceau lumineux directement à la figure de mon amie. Je lui ai demandé de ne pas faire ça. Sa réplique fut cinglante : il me gifla à deux reprises. Je culbutai par terre. Les cris de mon amie alors qu’il enfourcha ma moto et s’enfuit du lieu où nous étions – à quelques mètres de la pinède – je m’en souviens comme si c’était maintenant.

Plus ses propos se précisaient, plus sa respiration en souffrait, plus la rage suintait. Une pause s’avérait nécessaire. Daniel Bloch le comprit :
– Je prendrais bien un autre café, madame.

Revenant de la cuisine, Madame Quá Khứ vit qu’un convive s’était ajouté à la table. Craignant que la relation des événements ne s’interrompe, elle s’adressa à Khuôn Mặt (le visage ravagé) :
– Tu souhaites rencontrer Dep ?

Il n’eut guère le temps de répondre que Thần Kinh (le nerveux) dit:
– Tu peux demeurer avec nous. J’ai confiance en toi. Ce que j’ai à raconter, tu as aussi à le savoir.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) ne comprit pas. En quelques phrases qui semblèrent le surprendre qu’à moitié, son ami continuait :
– Il ne faisait pas encore complètement noir, la torche électrique du policier ne lui était donc pas nécessaire. Il m’avait toutefois ébranlé par sa paire de gifles. Étendu par terre, j’ai eu comme la vague impression d’entendre ma moto démarrer plus bruyamment qu’à son habitude. Une fois relevé, je suis parti au pas de course vers la pinède. Ce que j’y vis me cloua sur place. Le policier agressait mon amie, lui bâillonnant la bouche de sa main. Elle peinait à respirer. Je crevais de fureur et de honte. Des éclairs strièrent l’obscurité qui tombait sur le corps de celle que je voyais déjà comme ma femme.

Les auditeurs se taisaient. L’atmosphère, à couper au poignard. Une foule d’images remplissaient leurs cerveaux incrédules.

– Le policier m’entendit venir. Relevant son pantalon kaki, il me cracha à la figure des mots qui me glacèrent : « C’est du joli ce que tu viens de faire. Ça te coûtera quelques années de prison. » Je n’en croyais pas mes oreilles. La vue obstruée par mes larmes, les poings fermés, j’étais prêt à tuer, mais la paralysie me pétrifiait. Le policier déguerpit sur ma moto, me laissant seul avec celle que je ne reconnaissais plus. En pleine crise d’hystérie, sa figure transformée, méconnaissable. Je me suis approchée d’elle. Elle s’agitait. Vomissait des mots inintelligibles. Puis, elle cessa de bouger. Ce n’était plus elle.

Il s’arrêta, alluma une autre cigarette, jetant un coup d’œil autour de lui :
– Je l’ai prise dans mes bras et la ramenai chez ses parents. Ceux-ci me l’arrachèrent férocement, m’indiquant de prendre la porte sans jamais plus revenir. Le lendemain, on m’arrêtait. Vous connaissez la suite.

Ce fut sa dernière pause. Il se cambra dans son attitude caractéristique : celle de celui qui rentre en soi, referme la porte derrière lui, la verrouille à triple tour. Le rejoindre à ce moment-ci relèverait de l’exploit. C’est alors que le coup de théâtre retentit.

À suivre

5 (CINQ) (CENT VINGT-CINQ) 25







     a1)      le Yi King

« La capacité d’aimer c’est le secret de la vie. Tant que l’on peut aimer, aimer véritablement un autre être humain, la mort attend son heure. C’est seulement quand la capacité d’aimer cesse que la mort se rapproche. » Pearl Buck

Telle fut la phrase que Dep lut le dernier jour qu’elle passa au kiosque. Madame Quá Khứ n’hésita aucunement à accepter son offre d’aide, y ajoutant même une invitation à s’installer à l’étage du café Con rồng đỏ ce qui régla bien des problèmes. Elle pouvait fermer le kiosque, laisser la maison de l’oncle qui allait bientôt s’effondrer sous le pic des démolisseurs afin qu’on y érige "La Maison du Peuple" et finalement se lancer dans une nouvelle aventure, celle de serveuse de café. Quelle ne fut pas la joie de son amie couturière lorsque Dep lui offrit d’installer son atelier à l’emplacement qu’elle quitterait!

– Jamais je ne serai en mesure de payer un loyer.

Dep lui répondit :

– Le Comité populaire m’a offert gratuitement la place. Alors c’est pour toi et ton matériel.

Les deux jeunes s’enlacèrent longtemps avant que May n’ajoute :
– Je vais te confectionner un ao dai, tu n’auras qu’à choisir les couleurs que tu aimes.


Les livres de Pearl Buck représentent des trésors pour celle qui maintenant ne vendra plus de ballons multicolores. Toutefois, au fond d’elle-même, sa soif d’apprendre, son immense besoin de connaître la vie dans toutes ses complexités, ne pouvaient être étanchés que par la lecture de son auteure préférée, celle que sa mère avait mise sur sa route. L’amour maternel, dans toute son étendue et au-delà de ses inévitables limites, lui aurait ouvert d’autres sentiers de réflexion si, par chance, il lui eût été possible de le faire. Sans pouvoir l’expliquer, Dep savait que quelqu’un d’autre y suppléerait : Daniel Bloch. Cet homme lui ouvrirait de nouveaux horizons transsudant ses yeux des incertitudes et des incompréhensions qui encore les emplissaient. Il communiquait à tous ceux qui l’approchaient le besoin de savoir. Comme elle enviait Cây (le grêle), lui si intelligent, ce dévoreur de livres et de tonnes de documents sur des sujets historiques! Jamais il n’en parlait, la gêne sans doute. C’est à croire qu’un dénominateur commun prévaut dans un groupe pour en assurer la cohésion. Le modus vivendi des xấu xí… allait dans le sens des soirées au café, des promenades, de la bière…

Une fois installée chez la tenancière du café, Dep réorganisa son horaire. Elle avait assuré sa patronne que le nombre d’heures travaillées lui importait peu sauf qu’elle continuerait à recevoir les enfants qu’elle avait placés sous son aile. La lecture et l’apprentissage scolaire, Dep s’y adonnerait le plus régulièrement possible. Cela faisait d’ailleurs partie intégrante du projet soumis au Comité populaire qui l’étudiait encore. On s’était engagé, si d’office on l’acceptait, à le rendre public afin que tous ceux qui le souhaitent, puissent se prononcer. Selon l’inspecteur-enquêteur, celui que Dep avait d’abord informé de ses intentions, il serait fort surprenant qu’on y mette des bâtons dans les roues. Il avait pris le temps de rencontrer la direction de quelques écoles du quartier assurant la jeune fille que l’accueil fut plus que chaleureux. Sa renommée, le fait qu’elle s’impliquait déjà auprès de plusieurs enfants nécessitant de l’aide, joua en sa faveur. Cet homme a vraiment des ramifications étendues à tous les niveaux, se dit-elle.


Dep ne peut pas vivre sans lecture, non plus sans cette correspondance épistolière avec sa mère. Celle-ci, toujours la première à lire ses intentions, ses projets, lui répondait par des encouragements incessants. Dans une lettre plus courte qu’à l’habitude, elle voulut en savoir davantage sur cette phrase que sa fille avait copiée d’un livre chinois vieux de près de 5000 ans. La phrase disait : « Le plus ancien livre de la Chine en est aussi le plus moderne. »


Cela ne pouvait qu’intriguer cette femme obnubilée par le dilemme existant entre l’ancien et le moderne. Ce fut toute sa vie. Dep lui répondit promptement en ajoutant, comme une suite à la première phrase, ces quelques mots tirés du LIVRE DES TRANSFORMATIONS : « Le Yi King offre à l’homme une clé intemporelle neuve pour pénétrer l’énigme de son destin. Il nous entraîne, au-delà de toute théologie comme de tout système philosophique, à un degré de profondeur limpide où l’œil du cœur contemple l’évidence du vrai. »

La lettre suivante de la mère de Dep se fit plus courte encore, que ces douces paroles : « j’aime ce que tu m’as fait lire ».



     a2)      le Yi King

Dans le sac en cuir que Daniel Bloch transporte continuellement avec lui, un livre y repose en compagnie d’une cinquantaine de bâtonnets en bois. Les uns ne vont pas sans l’autre. Afin de consulter les oracles, la complicité des deux est nécessaire. Cela peut sembler un peu lourd à porter pour cet homme de plus de soixante-dix ans mais la légèreté qui suit l’exercice compense aisément.

Un jour, alors que l’homme au sac de cuir manipulait ses bâtonnets à l’allure de papyrus – ce dernier corrigea pour Dep, les identifiant comme des achillées – elle s’était approché de lui, curieuse de le voir si concentré, comme flottant vers un autre monde. Plus intérieur. Les sourires qu’il esquissait à la lecture du gros livre l’invitèrent à lui demander de quoi il s’agissait.

– Il y a dans ce livre tout le fondement de l’univers, dit-il gravement.
– Tout?
–  Oui, ma fille, tout le fondement de l’univers. Permets-moi de te lire un court passage. « Le monde ne nous révèle que le jeu des deux forces polaires, le mâle et la femelle, le plus et le moins, leurs épousailles et les dix mille êtres qui en sont les fruits. »

Daniel Bloch venait de piquer l’audience de la jeune fille qui s’assied devant lui. Repoussant la tasse de café qu’il achevait de boire, il glissa vers elle le livre à couverture jaune que le temps avait défraîchi. Elle le toucha, le prit dans ses mains fragiles comme la rosée du matin.

– Des livres, je ne connais que ceux dont ma mère m’a enseigné l’importance et remis lors de mon départ du village où je suis née. Ceux de Pearl Buck.
– Ta mère a su bien choisir pour l’éducation de sa fille.

Dep le feuilletait délicatement.

– Ce livre, ajouté à ceux de votre auteure préférée, ta mère et toi, pourra te suivre tout au long de ta vie. Je te l’offre.
– Vous ne pouvez pas vous séparer d’un tel ami.
– Un livre lie, eut-il pour réponse.
Alors que la jeune serveuse reprenait la route vers le comptoir, Daniel Bloch ajouta :
– Lorsque tu auras quelques minutes de libres, je t’enseignerai comment consulter les oracles. Ils te parleront. Ne parleront qu’à toi.

Dep jeta un coup d’œil vers l’homme puis sur le livre, se disant à quel point le sacrifice lui aurait été infini si elle avait eu à se séparer d’un des livres de Pearl Buck; lui, qu’elle connaît depuis si peu de temps, en un clin d’œil, d’un geste de la main tendue vers elle afin qu’elle récupère aussi la cinquantaine de bâtonnets, lui offrait le fondement de l’univers. Le sourire qu’elle lui adressa ressemblait à une blanche orchidée.


     a3)      le Yi King

« Les soixante-quatre hexagrammes groupant deux à deux les huit trigrammes obtenus en combinant de toutes les manières possibles les deux énergies primordiales constituent une image complète du monde. »

Il y en aurait pour une vie entière à tout individu avide de pénétrer les pages de ce livre. Daniel Bloch se l’était procuré il y a de ça si longtemps que sa mémoire, parfois infaillible, ne saurait lui rappeler le moment précis. Un de ses enseignants, spécialiste des langues asiatiques, le citait à chacun de ses cours. Il n’en fallut guère plus au jeune Bloch pour courir vers cette ruelle de Paris où se cachait une boutique vendant du matériel ésotérique. Depuis ce jour, et maintenant encore, il consulte régulièrement l’oracle; y découvre un langage qui lui parle et qu’il écoute. Ici, l’oracle ne répond pas d’un « oui » ou d’un « non », il indique les tendances du mouvement des choses dans leurs transformations.

Il ne l’avait pas dit à la jeune fille mais il a en sa possession quelques exemplaires du Yi King, chacun dans une langue différente. Ayant remarqué, tout juste à l’entrée de son hôtel face au Lac de l’Ouest, un immense papyrus poussant dans l’eau verte, il lui sera aisé de se procurer de nouveaux bâtonnets. Ceux qu’il a donnés à Dep sont empreints de l’énergie emmagasinée depuis des années; il se dit que ça pouvait être un excellent départ pour elle dans sa découverte du livre.

Daniel Bloch, depuis sa décision de s’installer un bon moment à Hanoï, depuis sa rencontre avec ce groupe de jeunes gens et cette jeune fille, semblait rajeunir. On l’appréciait et chaque dîner au café lui révélait des facettes jusque-là secrètes chez chacun d’eux. Il avait rapidement décodé les atroces tourments qui habitaient Cây (le grêle) et lorsque Tùm (le trapu) lui révéla avoir raconté un peu de sa vie à celui qui pousse comme le bambou, il sut que cela allait déclencher un épisode de remise en question. Il le lui souhaitait ardemment.


Un jour il dit à Tùm (le trapu) :

– Tu dois apprendre à cesser de scruter les autres et porter ton regard sur toi-même.

Le jeune musicien en fut glacé de stupeur.

– Moi-même? La seule chose que je sais de moi-même, c’est que je ne suis pas moi-même.

Daniel Bloch esquissa un sourire, puis se tut. Recevant ces propos, le linguiste comprit qu’il lui eut été préférable d’avoir étudié la psychanalyse afin de décoder le sens caché des paroles du jeune musicien.

– Je me rappelle que tu m’as dit vouloir retourner à l’université. À la faculté de musique.
– Oui, apprendre le violon. Toutefois, ma mère et mon professeur me le déconseillent. Je n’ai pas les doigts assez longs, me dit Madame Nhạc Sĩ avec l’appui de ma mère. Sans doute ont-elles raison… si elles s’adressent au joueur de flûte.

Daniel Bloch ne comprit pas ces paroles sibyllines.



     a4)      le Yi King

Daniel Bloch avait consulté l’oracle quelques instants avant de remettre sa copie du livre Yi King à Dep. Il demeura estomaqué par ce qu’on lui dit :
« La façon la plus superficielle de vouloir exercer de l’influence sur les autres est le pur bavardage derrière lequel il n’y a rien. »

Ce message l’amena directement à sa relation avec Tùm (le trapu). Il remarquait que leurs conversations se faisaient de plus en plus répétitives, superficielles, redondantes des mêmes sujets aussi futiles qu’ennuyeux.

« J’ai à lui signifier que nous parlerons des vraies choses; qu’il devra cesser de continuellement me rapporter les agissements de chacun des autres membres du groupe comme une commère le fait et utiliser des mots dont je puisse bien saisir le sens ». Il acheva son café.

Daniel Bloch est le fils aîné de sa famille, ce qui se traduit ainsi dans le Yi King: celui qui prend le commandement avec énergie et puissance; l’éveilleur. Sans jamais l’avoir oublié, il est bon qu’on se le rappelle. L’éveilleur mais aussi l’ébranlement. Le tonnerre, il ne devra pas l’oublier non plus. Et l’on s’en chargea abruptement alors que deux policiers entrèrent dans le café, se dirigeant vers lui.

– Vous êtes bien monsieur Daniel Bloch?

Ramené subitement à la réalité, il acquiesça.

– Vous devez nous suivre.

L’entrée fracassante des policiers alerta les habitués du café ainsi que Madame Quá Khứ qui bondit vers eux à la vitesse de l’éclair.

– Que lui voulez-vous?
– L’inspecteur-enquêteur a demandé à rencontrer ce monsieur immédiatement au bureau de la police.

Daniel Bloch prit son sac de cuir sans rechigner. De manière sarcastique, il déclara dans son anglais le plus pointu : « les anciens Vietnamiens ont l’habitude de dire que dans chaque maison, il y a un pot de saumure qui pue. Il faut trouver un bouchon et le fermer hermétiquement pour que les voisins ne soient pas incommodés. » Personne ne comprit les paroles de l’homme qui précéda les deux policiers.


À suivre

5 (CINQ) (CENT VINGT-QUATRE) 24





 1z)     les hirondelles et les chauves-souris…


… alors que le jour s’épuise, auront repris à tour de rôle leurs grands balayages nettoyant l’air des moustiques que le soleil a cuits durant tous ces après-midis et cela depuis des semaines.


Des semaines ont passé.     
                                                                       Puis d’autres encore.


Le calme revint dans le quartier. Dep et Madame Quá Khứ font bon ménage ensemble, l’une à la cuisine, s’affairant à ses beignets; l’autre servant les clients avec cette gentillesse qui en fera la favorite de l’endroit. Aux habitués s’en ajoutèrent d’autres. La bande des xấu xí… accrue de la présence de Dep, continuait à se réunir autour de Daniel Bloch au rythme de deux à trois fois la semaine. Les dîners s’étiraient à tel point que la patronne dut engager des employés supplémentaires qu’elle affecta à la vaisselle et au nettoyage du nouveau parquais resplendissant. Tous remarquèrent que la mauvaise habitude des Vietnamiens de jeter papiers et restes de nourriture par terre, aux pieds des tables, se produisait de moins en moins.

Il aura fallu plus de temps que prévu pour la réfection des planchers et des murs, recouverts maintenant de bois de lim vernis, à un Thần Kinh (le nerveux) entièrement concentré sur le travail. La surveillance de près dont il était l’objet de la part du garde de sécurité ne donnait à ce dernier aucun élément qui puisse faire croire que le jeune homme, taciturne et consciencieux, alimenta quelque projet que ce soit autre que la tâche à laquelle il s’astreignait minutieusement du matin au soir. Rien à mettre sous la dent coriace de l’inspecteur-enquêteur (la Main). Ponctuel, il ne s’absenta jamais. Une fois la journée terminée, ses deux ou trois verres de vodka engloutis entre deux bouffées de pipe à eau, il enfourchait sa moto noire, déguerpissant jusqu’au lendemain matin. L’inspecteur-enquêteur (la Main) rugissait à l’intérieur de son incontrôlable haine.


Le temps… celui qui doit s’occuper de tout arranger, devait être en panne de commandes car il se mit à adoucir les relations entre le groupe des xấu xí… et Cây (le grêle). Il n’y eut que Khuôn Mặt (le visage ravagé) qui fut mis au courant de la rencontre entre Cây (le grêle) et celle que tout le monde appelait maintenant par son prénom, non plus la jeune fille qui vend des ballons multicolores. Elle eut lieu suite à un dîner proposé par Daniel Bloch au cours duquel il annonça que si tous étaient d’accord on en tiendrait un à tous les deux jours. Tùm (le trapu) n’aurait plus à les convoquer, seulement lancer la chaîne téléphonique si un inconvénient survenait. De manière précise frôlant l’autoritaire, lors de la même occasion, Daniel Bloch invita le grand bambou à régler ses différends avec chacun afin que l’atmosphère lors des dîners redevienne respirable. Le regard supportant ses mots laissait peu d’équivoque. Il tint ses yeux droits dans ceux de celui qui plia quasi sur le coup.


      2z)      les hirondelles et les chauves-souris…


… annoncent la venue prochaine de la nuit. Les premières vagabondent, vrillant sur elles-mêmes à vitesse supersonique, rapportant à leurs nids des charges impressionnantes de nourriture qu’elles enfournent dans des becs ouverts. Les deuxièmes slaloment sans arrêt, virevoltant à folle allure, recueillant dans leurs aveugles envolées la même quantité d’insectes que celle de leur poids. Elles se ressemblent les hirondelles et les chauves-souris bien que fort différentes. Diurnes et nocturnes. La dualité de leur existence dans les airs pose un agréable problème. Devons-nous tous être du même acabit pour œuvrer dans le même sens?

Dep avait saisi au vol le message de Daniel Bloch. Elle annonça à Khuôn Mặt (le visage ravagé) que ce soir ils n’iraient pas marcher ensemble car elle voulait s’entretenir avec Cây (le grêle). Depuis plusieurs jours déjà, à sa demande, la jeune fille et le garçon qui lui servait de compagnon, déambulaient dans le quartier se rapprochant de plus en plus de la pinède. Elle voulait bientôt y entrer, un peu comme une catharsis. Le tour du lac serait pour plus tard. Le jeune homme comprit et, sans maugréer, demanda à Thần Kinh (le nerveux) de le raccompagner chez lui. La moto noire détala dans un bruit sourd.

Dep s’approcha de celui qui semblait maintenant davantage plier que pousser comme du bambou :

– Tu te rappelles ce que je t’ai dit lors de notre première rencontre au café?
– Je ne peux oublier tes mots.
– Ce soir également tu ne les oublieras pas car ils sont importants et destinés qu’à toi. À toi seul.

Cây (le grêle) reculait à chacune des syllabes prononcées par la jeune fille. S’il eut été au bord d’un précipice, il y serait tombé.

– Je sais que du groupe, tu es celui qui a fréquenté l’école le plus longtemps. Tu as abandonné des études où tu réussissais à merveille. Ton intelligence vive et ta grande mémoire, encyclopédique m’a-t-on dit, ont fait de toi un élève appliqué, un étudiant prometteur.

Le garçon s’immobilisa fixant la jeune fille droit dans les yeux.

– Je me suis toujours intéressé à l’Histoire. Surtout aux événements survenus lors de la Deuxième Guerre Mondiale, la Pologne en particulier et les camps de concentration.
– Est-ce que je me trompe en disant que le fait d’être Juif, te rend Daniel Bloch mal à l’aise? reprit Dep certaine d’exploiter un bon filon.
– Tu as raison. Il me fait peur. Je ne réussis pas à comprendre comment il peut encore respirer après avoir vécu Auschwitz…

Le souffle manqua à sa voix éraillée :
– … comment survivre à la mort de ses parents…

Les larmes coulant de ses yeux, Dep les aperçut malgré l’obscurité ambiante :
– … comment…

Et il s’arrêta net, incapable d’ajouter un seul autre mot.

Il leur fallut quelques instants pour mastiquer les propos qui venaient d’être échangés. La jeune fille, calme et droite, qui revêt depuis plusieurs semaines un ao dai couleur des fleurs du frangipanier trônant à l’entrée du café Con rồng đỏ : blanc pur et jaune d’œuf. Le noir charbon de ses longs cheveux ajoute au contraste, rehaussant sa beauté.

– J’ai un projet dont je veux absolument t’entretenir puisque tu en fais partie.
– Un projet, reprit Cây (le grêle) qui, tout petitement, remonta les épaules.
– Laisse-moi quelques jours encore puis je t’en reparle. Des autorisations se font attendre mais je suis assurée qu’une fois arrivées et son acceptation obtenue, ce projet sera magnifique.
– Je suis curieux d’en apprendre plus.



 3z)      les hirondelles et les chauves-souris…


… se sont quittées. On se laisse parfois sans se saluer, sans se demander si l’on se reverra bientôt, si tout simplement on s’oubliera. Tùm (le trapu) dit cela souvent. On n’écoute pas toujours celui qui se perd dans l’ombre de Daniel Bloch. Il voue à cet homme une admiration sans bornes. Représenterait-il l’image du père disparu? De ce père qui doit certainement chanter dans quelque karaoké de Haïphong. Un père répudié par une mère trahie.

Un soir, le jeune musicien s’est présenté chez Cây (le grêle). Ce dernier n’y était pas mais sa mère avait pris le temps de se confier à lui. En peu de mots et beaucoup de larmes. De gémissements. Elle se plaignait de ne plus reconnaître son fils. Depuis la mort de l’un des membres du groupe dont elle ne savait pas le nom, il n’était plus le même. La perte de son emploi sur le chantier ne l’avait pas troublé, au contraire, semblait plutôt l’avoir débarrassé d’un fardeau. Elle ne pouvait comprendre que, déchargé de ce poids, un autre aurait pris sa place, plus pesant encore. Tùm (le trapu) écouta cette femme défaite par l’absolue indifférence que son fils lui manifestait par la suite. Il n’avait pas dit un mot : bonsoir, bonsoir et s’en retourna.

Il croisa Cây (le grêle) retournant à la maison. Lui a parlé. Beaucoup et très calmement. L’autre l’avait écouté. Beaucoup et nerveusement. Alors qu’à son habitude c’est le musicien qui étire ses doigts, cette fois c’est l’autre qui agissait ainsi. Parlé non pas des changements que tous notaient chez lui mais plutôt de Daniel Bloch. Tùm (le trapu) répéta textuellement ce que ce dernier lui avait raconté, étirant son histoire personnelle plus loin que lors du dîner auquel il ne parla que de ses deux oncles, Juifs célèbres maintenant décédés. L’ancien enseignant, l’universitaire, le linguiste avait un passé rempli d’horreurs et de souffrances. Arrêté ainsi que ses deux parents par la Gestapo – il n’avait pas trois ans – éconduit hors de chez lui vers le camp de concentration polonais d’Auschwitz. Témoin de leur séparation: les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Lui, au milieu, seul et abandonné. Quelques heures plus tard, la fumée noire que crachaient d’immenses cheminées lui remplit les narines. Dès ce moment, il se sut orphelin. Dès ce moment, il sut que survivre exigerait de lui des efforts de tous les instants.


Puis Tùm (le trapu) laissa un Cây (le grêle) pantois; lui, le féru d’Histoire, lui qui se passionnait, s’informait depuis toujours sur ces pages d’un passé si peu éloigné, apprenait que cet homme bizarre, l’étranger au sac de cuir, celui dont la qualité première était de savoir rassembler, de peu parler et beaucoup écouter, il apprenait que cet homme portant une petite calotte bleue derrière la tête, n’était pas celui qu’il imaginait. Lorsque Daniel Bloch l’apostropha discrètement mais avec autorité lors d’un dîner suivant, le sommant à régler ses différends avec les autres membres de la bande, Cây (le grêle) sut exactement que deux êtres ayant ressenti la persécution quelque part dans le temps ne pouvaient que se reconnaître.


 4z)      les hirondelles et les chauves-souris…


… se partagent le ciel à tour de rôle, parfois au même moment. Jamais ne se nuisent, concentrées à faire ce qu’elles ont à faire. Différemment mais au résultat similaire.

Par la suite, celui qui pousse comme du bambou, Cây (le grêle), ne fut plus le même. Plus le même qu’auparavant, plus le même qu’après la mort du leader du groupe. Un soir, à l’occasion d’un dîner, Daniel Bloch brisant un court moment de silence, s’adressa à lui :

– J’ai beaucoup d’admiration pour toi Cây (le grêle). Lorsque l’on entoure son âme, son cœur et sa tête de fils barbelés, que l’on s’isole à l’intérieur d’une prison que soi-même on a pris soin de construire, s’évader exige une grande force de caractère. Cette force, je la reconnais en toi.

Le silence dura trop longtemps pour Thần Kinh (le nerveux) qui ajouta :

– Il faut avoir fait de la prison pour comprendre ce que tu viens de dire, prof.

C’est ainsi que l’ouvrier de la propriétaire du café le surnommait maintenant, lui qui n’avait connu de l’école que les cours de récréation où on l’envoyait réfléchir. Mais il ne savait pas comment on fait pour réfléchir, alors il tapait sur un vieux ballon mou ou fumait des mégots de cigarettes qui traînaient par terre, ce qui choqua profondément la directrice ne sachant plus comment s’y prendre pour le ramener dans le groupe et au respect du règlement. On l’expulsa tout simplement.

Le projet dont lui avait parlé Dep torturait l’esprit de Cây (le grêle). Il ne pensait qu’à cela se réfugiant parfois dans de longues périodes d’introspection qui inquiétèrent à nouveau les autres. Mais Dep, ne s’en formalisant pas, rassura tout le monde. Elle devinait ce à quoi il songeait, espérant un déblocage éminent. Madame Quá Khứ, mise au courant de ce que sa jeune protégée mijotait, la conseilla judicieusement. Faire bouger l’administration vietnamienne exige du temps, de la patience et énormément de contacts. Tout ce que la propriétaire du café possédait. Mais elle n’allait pas perdre une aussi belle occasion pour faire avancer sa quête : placer la Main entre l’arbre et l’écorce.


Je le disais, la vie du quartier avait retrouvé son calme. Le Comité populaire, en plus d’examiner en profondeur le projet de Dep, revint sur la suggestion de son président. Puisque les fêtes annuelles du Têt avaient été perturbées à un point tel qu’une foule de traditions furent abandonnées, on s’affaira à l’organisation de deux ou trois jours spéciaux remplis d’activités inhabituelles. Il n’était pas question de reprendre les fêtes du Têt mais offrir aux gens une occasion de célébrer, ensemble, la vie de quartier. Replacer en tête de lice la participation collective à l’édification d’une société socialiste dans le plus grand respect de chacun et chacune. Trois éléments furent retenus : d’abord l’annonce que "La Maison du Peuple" deviendrait réalité puisqu’on allait la construire sur le terrain de l’oncle de Dep que celle-ci avait consenti à léguer au Comité populaire; ensuite, qu’une grande fête au cours de laquelle une troupe de théâtre offrirait un spectacle; finalement, le projet piloté par la jeune serveuse du café Con rồng đỏ serait présenté et soumis à l’acceptation de la population. Évidemment, on s’enquit de l’autorisation des moines qui ne présentèrent aucune objection.


À suivre

5 (CINQ) (CENT VINGT-TROIS) 23



     1y)      la Main

Seul dans sa chambre, l’inspecteur-enquêteur écoute tomber la pluie. Il déteste la pluie autant qu’il déteste le climat de Hanoï. Lorsqu’il avale deux bières ou plus, il se retrouve dans un état de somnolence tel, que ses pensées bondissent d’un sujet à un autre. Tous les soirs, avant de s’endormir, il trace un bilan de sa journée et organise la suivante. Sa carrière représente tout pour lui. N’a que ça dans la vie. Ne pouvant s’endormir, fumant cigarette sur cigarette, il déambule dans cette chambre aussi petite que la tente militaire dans laquelle il a passé une bonne partie de sa vie. Être au service de l’État, le protéger dans toute la mesure de ses forces contre qui que ce soit, contre quoi que ce soit, voilà son unique engagement.

Il est de Hanoï. Lorsque la guerre contre l’envahisseur américain devint une réalité quotidienne, il s’engagea dans les forces armées. Auparavant, l’inspecteur-enquêteur s’intéressait à la diplomatie rêvant d’un poste de secrétaire d’ambassade. Ses études en droit furent un échec lamentable, alors l’étudiant déçu ne vit aucune autre alternative que l’armée. Rapidement on remarqua ses qualités à démêler des imbroglios entre les hauts gradés et les simples soldats. Le renseignement devint sa force. On avait besoin de tâter le pouls des troupes, on s’adressait à lui. En peu de temps, il débobinait les situations, n’exigeant rien en retour.

En 1975, les Américains rentrés chez eux, une autre crise s’annonçait : celle du Cambodge. L’inspecteur-enquêteur, promu au poste de capitaine, fut affecté aux services du renseignement et de l’espionnage. Il ne mit jamais les pieds dans le pays khmer*, on avait besoin de ses compétences à Hanoï; une certaine zizanie se tramait autour de quelques colonels soucieux d’avancement. Chargé de suivre presqu’à la trace deux ou trois individus – des généraux qui souhaitaient profiter de la situation pour mousser leur carrière – il se fit des amis dans le Parti communiste qui s’éloignait sensiblement de la pensée d’Oncle Hô. Beaucoup d’ennemis aussi.

khmer* Les Khmers rouges sont le surnom d’un mouvement politique et militaire communiste radical d’inspiration maoïste qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979.



Sa fantastique mémoire et ses exceptionnelles qualités à décoder les gens furent des atouts dans les mains de plusieurs, des poignards dans celles de certains autres. On lui tendit piège sur piège qu’habilement il déjoua, mais la haine de leurs auteurs tacha son dossier de marques indélébiles. Quand tout fut classé au Cambodge, son flair lui indiqua de quitter l’armée pour s’investir dans les forces policières. Il fut affecté à titre d’inspecteur dans le quartier qui nous intéresse avec la promesse qu’une fois le chef actuel de la police à la retraite, le poste lui reviendrait. Peu de temps après, il fut promu inspecteur-enquêteur ce qui équivaut au titre de chef-adjoint de la police.

      2y)      la Main

À son arrivée dans le quartier, il mit très peu de temps à saisir la mentalité des gens. Personne ne le connaissait sauf Madame Quá Khứ, la tenancière du café Con rồng đỏ. Les deux travaillèrent dans la même section des services du renseignement ayant pour rôle de dénicher les collaborateurs avec l’ennemi américain. Il était le seul à savoir que cette dame était un agent double et cela depuis après Dien Bien Phu*. Elle savait qu’il savait. Son sens de la prévision lui dicta d’éviter de la dénoncer afin de ne pas se priver d’une précieuse source d’informations. Il la fit donc chanter, la menaça et il ne serait pas surprenant qu’il fût mêlé de près ou de loin à la mort violente de son mari. Le pauvre homme, patriote sans reproches, vouait à Hô Chi Minh un respect inébranlable. Il aurait donné sa vie pour lui alors que sa femme ne partageait pas le même avis. Tout ce qu’il rapportait du régiment où il était basé, elle se précipitait de le faire parvenir à un courrier américain qui la payait en retour. Lorsque le cadavre de son mari fut retrouvé baignant dans son sang, c’est l’inspecteur-enquêteur qui lui annonça la nouvelle. Elle cessa ses activités, ce qui n’empêcha pas celui-ci de la garder à l’œil.

La tenancière du café déteste cet homme retors. Le craint. Il s’ouvre aux autorités sur un certain passé trouble et, pour elle, c’est la prison. Elle parle de tout ce qu’il exigea d’elle et c’est également la prison. Aucune marge de manœuvre. Lorsque l’on a travaillé pour les services de renseignements, souvent au risque de sa vie, on en retient deux choses: chacun a son prix et jamais vous ne serez en paix. L’inspecteur-enquêteur ignore toutefois qu’elle sait bien des choses embarrassantes sur lui dont son nom de code à l’époque : la Main. L’ennemi de votre ennemi est souvent votre meilleur ami. Un jour, si nécessaire, elle pourrait les utiliser contre lui. Cette partie d’échecs les opposant, les unissant du même coup, qui perdure depuis si longtemps, pourrait toucher bientôt son point ultime.



Dien Bien Phu*. La bataille de Diên Biên Phu est un moment clé de la guerre d’Indochine qui se déroula du 20 novembre 1953 au 7 mai 1954 et qui opposa, au Tonkin, les forces de l’Union française aux forces du Việt Minh, dans le nord du Vietnam actuel.



L’inspecteur-enquêteur revoit, en ce soir pluvieux, les dossiers qu’il a menés à terme. Un seul le taraude encore, celui de Thần Kinh (le nerveux). Lorsque celui-ci fut arrêté puis accusé d’abus sexuel envers une jeune fille, l’enquête fut brève, le procès rapide et bâclé. Un juge, nouvellement nommé, se vit exiger une peine maximale d’emprisonnement pour ce jeune délinquant. L’inspecteur-enquêteur fut demandé à son bureau pour le conseiller; il jugeait la preuve très peu solide. Comment condamner un jeune homme dont la victime était incapable d’identifier son agresseur ? Interrogée au lendemain de l’événement par le juge qui s’était déplacé jusqu’à sa demeure, il constata son état hystérique et ne put comprendre ses propos décousus et incohérents. L’inspecteur-enquêteur qui l’accompagna, jura qu’elle avait fort bien identifié Thần Kinh (le nerveux) comme responsable de ce qui était arrivé. Thần Kinh (le nerveux) fut condamné à deux ans de prison alors que l’enquêteur exigeait davantage.

La mort de l’oncle de Dep et ce qui semble être un vol dans la demeure de celui-ci permettent, maintenant, à l’inspecteur-enquêteur de reprendre le collier, se remettre en chasse contre celui qu’il surnomme le voyou du quartier. La tenancière du café deviendrait complice, engageant Thần Kinh (le nerveux) pour des travaux de réfection au café. Son plan lui apparaissait sans failles mais pour y mettre plus d’étoffe encore, il chargera le garde de sécurité guidé par la jalousie et la cupidité, il le chargea de surveiller de près la patronne et son nouvel employé. Le temps se chargera du reste.



     3y)      la Main

Madame Quá Khứ ne fut aucunement surprise, au lendemain des funérailles et du dîner organisé par Daniel Bloch, de voir Dep lui rendre visite. Comme si elle l’avait prévue. La jeune fille traînait un peu devant le frangipanier, s’avançant pour humer une fleur.

–  Tu aimes bien les fleurs, ma fille.
–  Bonjour madame. Je me permets de m’arrêter chez vous pour tout autre chose.

Les deux femmes sourirent comme si elles se connaissaient depuis des lunes.

–  Tu prendras bien un café? Chaud avec du lait?
–   S’il vous plaît, madame.

Le garde de sécurité se replia lorsque la patronne lui ordonna de retourner à son poste.

– Il faut parfois éviter que certaines conversations atteignent des oreilles indiscrètes, dit Madame Quá Khứ, déposant deux tasses de café chaud sur la table.

– Vous connaissez bien vos gens.

La vieille dame ne répondit pas.

–  Je ne vais pas passer par quatre chemins, madame. J’entends vous instruire du motif de ma visite. Mon oncle est décédé. Je ne sais rien de ses affaires et n’y suis pas intéressée. Le kiosque de ballons qu’il m’a demandé de tenir n’est pas le genre de travail que je souhaite faire. Je songe donc à le fermer.
– Et tu cherches un emploi.
– Vous avez très bien compris. Je vis dans sa maison mais les langues se délient rapidement dans le quartier, de sorte que j’ai appris qu’il n’a pas laissé de testament. Sa maison intéresse le Comité populaire depuis bien longtemps. On pourrait me demander de la quitter à tout moment que je n’aurais absolument rien à dire. Tout cela, je le sais et ne veux en rien m’interposer aux plans des élus du quartier.

La discussion entre les femmes allait bon train. Aussitôt que l’une achevait de parler, l’autre se lançait. La complicité grandissait à vue d’œil.

Dep reprit :

– Si vous avez besoin d’une aide pour le café, je vous l’offre. Je suis disponible dès maintenant.

La vieille dame prit les mains de la jeune fille vendeuse de ballons multicolores :
– Je t’offre aussi l’hébergement. Cela arrangera tout le monde, moi la première, mes jambes me font souffrir. Recevoir une aussi charmante personne dans le café ne pourra que rajouter de la beauté aux travaux de réfection qui doivent s’enclencher très bientôt. Rien de mieux que de rénover, autant les lieux que le personnel.

L’entente fut conclue séance tenante. Dans quelques jours, au gardien de sécurité, sans doute au moment de cette discussion occupé à boire son vin de riz, s’ajouteront une serveuse et un ouvrier.

Quittant le café, Dep se dirigea vers le bureau de la police où elle demanda une entrevue avec l’inspecteur-enquêteur. Il sembla à la jeune fille que celui-ci n’avait pas eu une bonne nuit. Elle lui fit part de son intention de quitter la maison de l’oncle abandonnant au Comité populaire le soin de voir à la suite des choses. De sa carrière, il n’avait pas souvenance d’avoir aussi rapidement enlevé les épines du pied à une situation qui aurait pu se complexifier au plus haut point.

– Je vais aviser les autorités de ta décision mais tu me permettras de te dire une chose. La question de la maison de ton oncle traîne en longueur depuis des années. Tu viens d’y apporter une solution admirable. Je crois bien que les membres élus du comité t’en seront redevables.

Dep quitta un bureau que la chaleur du matin rendait irrespirable.


      4y)      la Main

Du bureau de l’inspecteur-enquêteur se dégage une sobriété minimale. Jamais ses dossiers y sont classés une fois résolus, il se charge immédiatement de les détruire. On ne montre pas à rire à un vieux singe. Cette habitude, il la tient du Général Giap qu’il a côtoyé lorsque celui-ci fut ministre. Ce dernier, stratège émérite, n’avait confiance en personne. Il savait que dans son dos se tient une personne armée d’un poignard qui, rapidement et sans avertissement, pouvait le lui planter. On ne fait pas la révolution ou la guerre sans méfiance. Une fois la révolution et la guerre terminées, la méfiance est encore de mise. Cette leçon, l’enquêteur se la remémore chaque jour.

Les policiers qui travaillent dans le quartier craignent cet homme qui, plus rapidement que quiconque, fut promu inspecteur puis enquêteur. On n’a jamais accepté le fait qu’il fût parachuté ici sans doute en récompense pour services rendus et en attente de la promotion ultime, le poste de chef de police. Ce quartier possède de bien bizarres de limites ; il couvre l’ensemble du vieux Hanoï, les rives du lac de l’Ouest et quelques petits arrondissements ayant fort mauvaise réputation. On a longtemps songé à aménager le bureau chef près du parc Lénine mais il fut installé au bas de la pente en raison, principalement, de la présence de la vétuste maison du Comité populaire que plusieurs élus souhaitent maintenant voir détruite. On dit qu’elle aurait abrité une foule de responsables du Parti Communiste avant la déclaration de 1945, alors que Hô Chi Minh proclama la souveraineté du Vietnam.

Dans ses rêves les plus fous, l’inspecteur-enquêteur se voit d’abord chef de police de ce quartier bien sûr mais son ambition ne s’arrête pas là. Ses accointances avec le président du Comité populaire, sa participation plus qu’active à toutes les réunions préparatoires aux assemblées générales du même comité, son louvoiement entre chacun des élus et le chef actuel de la police ne visent qu’un seul objectif : prendre le contrôle complet de tout le quartier. Par la suite, il verra.

Du quartier, il sait tout. Des décisions politiques du Comité populaire, il est partie prenante. De l’exécution des règlements, il en est le plus fanatique. De la lutte contre la corruption de ses confrères, le plus ardent pourfendeur. Sa diplomatie ne respecte pas souvent les règles usuelles, mais il en use avec ardeur et doigté. Tout cela fait de lui l’être le plus craint, le plus respecté et le plus détesté : ce qui ne le dérange aucunement.

À suivre

5 (CINQ) (CENT VINGT-DEUX) 22





     1x)      de nouveau six à table

Aussi surprenante qu’inattendue, l’entrée de Dep au café Con rồng đỏ accompagnée par Khuôn Mặt (le visage ravagé), surpassa le peu d’émotions manifestées quelques instants auparavant alors que les moines se retiraient avec les cendres des deux défunts. Daniel Bloch, en premier, se leva :

– Je ne sais trop si dans votre culture il est de mise d’offrir nos condoléances en de telles occasions, mais permettez-moi de vous les offrir tout de même.

Dep s’inclina :

– Je ne vous connais pas encore, nous nous sommes croisés qu’une seule fois, mais je vous remercie de vous être déplacé. Il m’est impossible de dire si mon oncle et celui qui l’accompagne maintenant vers le Nirvana auraient remarqué votre présence puisqu’ils n’ont pas eu le plaisir de vous rencontrer de leur vivant.

Le ton était sobre mais l’ambiance cherchait à bien se situer autour de cette table qui, depuis quelques mois, n’avait que rarement accueilli six personnes à la fois.

Le malaise était tout à fait palpable chez Cây (le grêle). Tous s’en aperçurent, Dep aussi.

– Je ne vous connais que très peu. Certains matins j’en salue un. D’autres jours, toi, en moto s’arrêtant pour s’informer de sujets toujours d’actualité. Et celui qui m’a gentiment invité à partager votre dîner, que je remercie pour sa délicatesse. Vous, que j’appellerai encore l’étranger, je me souviens vous avoir conseillé ce café. Ne reste que toi dont je vois que ma présence semble perturber.

Daniel Bloch a aimé cette fille dès leur première et trop courte rencontre, davantage lors de la fameuse réunion du comité de citoyens et aujourd’hui, par sa manière élégante et distinguée, sa prestance alors qu’elle lut la prière, tout cela mis ensemble la rendait plus intrigante à ses yeux. Il ne pouvait qu’espérer la mieux connaître.

Dep, fixant droit dans les yeux celui qui se dandinait maladroitement sur sa chaise s’adressa à lui :

– Quel est ton nom?

La réponse lui parvint dans un bafouillage de mots inintelligibles.

– Tu n’as pas à me craindre. Sois tranquille. Un souvenir me revient. Lors du samedi soir dont tous vous connaissez maintenant les détails, je retiens bien des choses, entre autres le regard que tu as porté vers moi. Il m’a semblé y lire un avertissement, comme si tu prévoyais déjà des événements à venir et qu’ils t’indisposaient ne sachant trop comment m’avertir de ne pas monter à bord de ce train qui se préparait à bousculer la nuit. Tu n’as pas à me craindre. Éloigne cette peur qui transparaît dans tes yeux. Répète-toi, souvent, ce vieux proverbe de notre pays : l’or véritable ne craint pas le feu.

Madame Quá Khứ déposa quelques plats sur la table dont sa spécialité, des beignets. Trois sortes de beignets: beignets salés, beignets farcis à la pâte de haricots sucrée et beignets au miel. On sert, dans la restauration vietnamienne, à la va-comme-je-te-pousse, sans autre ordre que celui qui se présente. Le partage des différents mets est une coutume bien établie et lorsqu’une personne se joint au groupe déjà constitué, on rajoute un autre plat. Le service est rapide, on sert et dessert à la vitesse de l’éclair. Sans oublier le décapsulage des bouteilles de bière, opération qui ne nécessite aucun consentement de votre part; on les dépose près du verre dans lequel des glaçons s’agitent. Sans doute par respect pour l’invitée surprise, on ne commanda pas d’alcool.



      2x)      de nouveau six à table

Ils sont également six, réunis dans la salle à manger fort exiguë du local du comité de citoyens, à davantage discuter qu’autre chose. Le président prit la parole :

– Je vous ai convoqué afin de m’entretenir avec vous d’une activité à organiser puisque les fêtes de Têt, cette année, ont été particulièrement entachées par tout ce que la communauté a vécu. Il m’apparaît de toute importance que nous envisagions quelque chose de rassembleur. Si nous réussissons à bâcler l’affaire de la maison, nous pourrions en faire l’annonce à ce moment-là.

On leur servit des bières qu’ils ingurgitèrent après avoir trinqué. Le président acheva en ses mots :

– Cette jeune fille m’a beaucoup impressionné. Son calme lors des deux événements auxquels elle fut l’actrice principale m’a énormément plu. Elle se fait discrète mais je sens que son influence grandit auprès de la population. Il vaut mieux qu’elle soit avec nous que contre. Sans bien connaître son tempérament, il est évident qu’elle a du cran. On ne peut rien lui reprocher. Des élus m’ont rapporté qu’elle reçoit des enfants dans la maison du vieux afin de leur lire des histoires, de les aider dans leurs travaux scolaires. C’est tout à son mérite.
Le chef de police prit la parole à son tour :

– C’est exact. Nous la découvrons mais il ne faut pas oublier qu’elle vient du Nord. Le petit village de Loc Binh, tout près de Lang Son, je le connais. Il repose aux pieds de ces montagnes magnifiques. Ce que je retiens de mon court passage, ce sont les potagers en ligne droite et régulière, les chevaux blancs qui broutent dans la prairie tout près des buffles couverts de boue entourés d’oiseaux blancs qui n’attendent que le bon moment pour leur monter sur le dos et les débarrasser des parasites qui les assaillent. Ces vachers qui circulent sur les routes, un long bambou à la main pour les inviter à poursuivre leur marche alors que les chiens, les chats courent autour.

Le chef de police s’émouvait à parler de ce patelin où tout lui semblait respirer la liberté. Il reprit son propos :

– Elle n’a pas de racines ici mais elles semblent pousser. Lorsque je me suis entretenu avec sa mère, c’est à une femme pas comme les autres à qui j’ai parlé. En aucun moment elle m’a proposé de converser avec son mari. C’était elle. Aussi, cela m’a paru étrange, aucune question au sujet de sa fille, elle ne m’a pas demandé de ses nouvelles. Je me doute bien qu’elle soit informée de ce qui est arrivé mais n’en a pas soufflé un seul mot. Les élus qui l’ont rencontrée tout juste à quelques heures des funérailles m’ont signalé que Dep, c’est son nom, n’est pas apparue surprise par le fait que son oncle n’ait laissé aucun testament. Je suis certain que s’il lui en parlé cela ne l’aurait pas affecté. Elle n’est pas venue ici avec un plan précis comme celui de s’approcher d’un membre riche de sa famille, vieillissant, sans descendance et qui pourrait léguer sa fortune à une parente qui l’aurait accompagné dans les derniers moments de sa vie. Cette fille est intelligente et poursuit une autre quête.

Sans qu’on l’ait autorisé à prendre la parole, l’inspecteur-enquêteur, ne voulant certainement pas être en reste, dit :

– Quelques détails traînent toujours dans mon esprit. Savait-elle où son oncle cachait l’argent dans sa maison? Quelles sont ses relations avec le voyou de la bande des xấu xí…? Quant aux faits qu’il ait été prévenu par la jeune fille du décès de l’oncle et que le fameux tiroir ouvert de force à coups de poignard à l’étage de la maison de l’oncle, sans établir de lien direct entre lui et l’événement, des doutes subsistent à mon esprit. Les travaux qui l’occupaient au chantier sont maintenant terminés, il devra obligatoirement se trouver autre chose, je vais me mettre à vérifier tout ça. Je dois admettre que depuis la pendaison et la présence de cet étranger, le groupe se tient bien tranquille. Finies les balades du soir et leur beuverie du samedi. Ça m’apparaît un point positif. Je suis d’ailleurs à la recherche de plus d’informations sur cet étranger, ce Daniel Bloch à qui on a délivré le visa de séjour d’un an. Possède-t-il des liaisons en haut lieu? Je devrais être renseigné sur cela très bientôt, je vous tiens au courant.

Tout bon enquêteur désireux de voir progresser ses investigations doit forcément compter sur des informateurs crédibles, des délateurs prêts à tout pour de l’argent. Celui qui nous intéresse pouvait se fier sur deux sources sûres : la propriétaire du café Con rồng đỏ et son gardien de sécurité. Il les faisait chanter à son gré, menaçant l’une de dévoiler quelques coins obscurs de sa vie antérieure, l’autre, en raison de son alcoolisme légendaire. Placés au cœur d’une importante partie de la vie du quartier, ils pouvaient être à l’affût de bien des choses. Dans sa quête afin de coincer une fois pour toute Thần Kinh (le nerveux), il avait échafaudé ce plan : la propriétaire du café l’engagerait pour rénover son plancher et ses murs alors que le gardien de sécurité, jaloux d’avoir été ignoré dans ce qui lui semblait être de l’avancement, se chargerait de les surveiller. Sachant que le jeune homme, adepte de boisson et de bétel, le fait de lui mettre sous les yeux la vodka de même que la pipe à eau l’inciterait à accepter le boulot. La rumeur circulant à l’effet que la tenancière avançait de l’argent à qui était dans le besoin, laissait supposer qu’un bon magot pouvait être caché, tout comme l’oncle de Dep, quelque part dans le café. L’inspecteur-enquêteur avait donc entre les mains assez de matériel pour enfin le coffrer. Il avait vérifié auprès de ses parents les allées et venues de leur fils, le jour du décès de l’oncle. On ne savait pas où il était mais chose certaine, pas à la maison.

      3x)      de nouveau six à table


Dep interrogea madame Quá Khứ sur la raison l’ayant incitée à faire pousser un frangipanier*   en face de son café. On sait que sa fleur est symbole de vie, de mort et d’amour. Cet arbre reconnu comme étant éternel – raison sans doute pour laquelle on le retrouve principalement devant les temples et dans les cimetières – trônait seul de son espèce dans le quartier. La tenancière à l’œil sceptique examina la jeune fille, sourit avant de parler :

– Je vois que tu connais bien la signification des choses. En effet, la question se pose puisqu’il est reconnu que cet arbre s’il est planté devant la maison peut apporter la souffrance, la peine. Ma grand-mère n’aimait pas cet arbre qu’elle associait à l’agonie. Mais c’est plutôt de Thaïlande que provient cette légende.

– Pour vous il s’agit d’une grand-mère, pour moi c’est de ma mère que j’ai appris que le frangipanier, autrefois, se retrouvait surtout devant les monastères, surtout ceux qui abritent les cendres des défunts. Cela lui a valu une mauvaise réputation.

Madame Quá Khứ reprit la parole :

– Je ne sais pas si ta mère t’a également dit qu’ici au Vietnam, cet arbre serait habité par les fantômes des jeunes filles mortes à l’adolescence. Afin de leur être agréable ou pour qu’ils ne les embêtent trop, on place de petites balançoires en papier sur ses branches pour les occuper.

Il y eut dans le regard échangé entre les deux femmes comme une espèce de complicité.

Il fallait voir les yeux des convives alors que Dep parlait. Daniel Bloch le remarqua esquissant un léger sourire. Ça lui devenait évident que cette jeune fille n’était pas n’importe qui, qu’elle pouvait apporter un bien énorme à chacun d’entre eux. Tùm (le trapu) lui apparut celui qui semblait le moins tomber sous les effets de son charme. Il n’aurait pu dire la même de Khuôn Mặt (le visage ravagé) qui buvait littéralement ses paroles.

Le dîner s’acheva sans que d’aucune façon Cây (le grêle) ne se montra désagréable. Comme à son habitude, Thần Kinh (le nerveux) s’isola, sans doute préoccupé à établir un plan pour les travaux qu’il allait entreprendre ici dans quelques jours.

Daniel Bloch, saluant ce qui apparaissait comme l’édifice d’un nouveau groupe, s’adressa à Dep qui acceptait l’invitation de Khuôn Mặt (le visage ravagé) d’aller la reconduire chez elle.

– Mademoiselle, ce fut un immense plaisir pour moi de vous rencontrer à nouveau, cette fois-ci plus longuement.

– J’espère que nous pourrons renouveler ce plaisir très bientôt.

– Il n’en tient qu’à vous. Je crois que les autres n’y verront aucune objection. Vous savez, nous nous réunissons ici à l’heure du dîner au moins deux ou trois fois la semaine.

Il lui tendit la main, salua la compagnie et demanda au gardien de sécurité d’appeler un taxi.

     4x)      de nouveau six à table


Le café se vida ainsi que le local du comité de citoyens. La journée fut longue et combien fertile en nouveaux événements. Dep se retrouva accompagné de Khuôn Mặt (le visage ravagé) en route vers la maison de son oncle. Elle n’avait pas encore envisagé la suite des choses. Allait-elle continuer à entretenir le kiosque ballons? Allait-elle rencontrer le distributeur du matériel afin de voir avec lui si un contrat attachait l’oncle décédé et qu’elle devait respecter? Vendeuse de ballons multicolores ne lui apparaissait pas comme l’avenir qu’elle désirait. Recevoir à la maison les enfants du quartier, leur lire des histoires, enseigner la lecture aux analphabètes d’entre eux, donner un coup de main pour les travaux scolaires, tout cela la satisfaisait davantage. Mais elle devait bien se rendre compte qu’à partir de maintenant, elle était sans le sou. Trouver un emploi s’avérait une urgence.

De son côté, Cây (le grêle) se dirigeait vers la demeure de sa mère. S’y rendre sans courber le dos, le surprit lui-même. Qu’est-ce que cette fille voulait dire lorsque, le fixant droit dans les yeux, non pas de façon impolie mais avec un regard où toute la compassion de la terre pouvait se lire, elle lui dit de ne pas avoir peur d’elle? Depuis les premiers instants de la rencontre inopinée entre la jeune fille vendeuse de ballons multicolores et les groupe des xấu xí…Cây (le grêle) ne retenait que ce regard qu’elle fit plonger en lui sans l’éclabousser, sans l’accuser, sans aucun autre message que celui du réconfort et pour une première fois depuis trop longtemps, il avait redressé son long corps, marchant vers chez-lui.

Dep:

– Tu sais que je ne connais pas ton nom.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) s’arrêta. Suite à sa réponse, il ne put s’empêcher d’ajouter :

– À cause de ma laideur, personne ne m’a jamais demandé mon nom. Personne ne s’adresse directement à moi sans regarder ailleurs.

– Tu te moques de moi, ajouta Dep. Qu’est-ce que cette histoire de laideur? Ma mère, celle dont je te parlerai très souvent, si nous continuons à nous rencontrer, m’a toujours enseigné que le beau est en toute chose, il ne s’agit que de le découvrir. Poussant dans la boue, le lotus n’en a pas l’odeur nauséabonde dit le proverbe vietnamien.

– Je ne souhaite qu’une seule chose, continuer à te rencontrer.

Elle ne se souvient pas la dernière fois qu’elle a souri, mais Dep lui envoya le plus beau sourire qu’elle alla chercher dans son cœur.

Une pluie douce et fine, une pluie du Sud comme le dirait les gens du Nord, se mit à tomber sur une nuit s’avançant au même rythme que les pas de deux jeunes gens qui marchaient l’un à côté de l’autre, n’empêchant pas leurs mains de se toucher parfois.


À suivre

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...