mercredi 5 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-DEUX) 22





     1x)      de nouveau six à table

Aussi surprenante qu’inattendue, l’entrée de Dep au café Con rồng đỏ accompagnée par Khuôn Mặt (le visage ravagé), surpassa le peu d’émotions manifestées quelques instants auparavant alors que les moines se retiraient avec les cendres des deux défunts. Daniel Bloch, en premier, se leva :

– Je ne sais trop si dans votre culture il est de mise d’offrir nos condoléances en de telles occasions, mais permettez-moi de vous les offrir tout de même.

Dep s’inclina :

– Je ne vous connais pas encore, nous nous sommes croisés qu’une seule fois, mais je vous remercie de vous être déplacé. Il m’est impossible de dire si mon oncle et celui qui l’accompagne maintenant vers le Nirvana auraient remarqué votre présence puisqu’ils n’ont pas eu le plaisir de vous rencontrer de leur vivant.

Le ton était sobre mais l’ambiance cherchait à bien se situer autour de cette table qui, depuis quelques mois, n’avait que rarement accueilli six personnes à la fois.

Le malaise était tout à fait palpable chez Cây (le grêle). Tous s’en aperçurent, Dep aussi.

– Je ne vous connais que très peu. Certains matins j’en salue un. D’autres jours, toi, en moto s’arrêtant pour s’informer de sujets toujours d’actualité. Et celui qui m’a gentiment invité à partager votre dîner, que je remercie pour sa délicatesse. Vous, que j’appellerai encore l’étranger, je me souviens vous avoir conseillé ce café. Ne reste que toi dont je vois que ma présence semble perturber.

Daniel Bloch a aimé cette fille dès leur première et trop courte rencontre, davantage lors de la fameuse réunion du comité de citoyens et aujourd’hui, par sa manière élégante et distinguée, sa prestance alors qu’elle lut la prière, tout cela mis ensemble la rendait plus intrigante à ses yeux. Il ne pouvait qu’espérer la mieux connaître.

Dep, fixant droit dans les yeux celui qui se dandinait maladroitement sur sa chaise s’adressa à lui :

– Quel est ton nom?

La réponse lui parvint dans un bafouillage de mots inintelligibles.

– Tu n’as pas à me craindre. Sois tranquille. Un souvenir me revient. Lors du samedi soir dont tous vous connaissez maintenant les détails, je retiens bien des choses, entre autres le regard que tu as porté vers moi. Il m’a semblé y lire un avertissement, comme si tu prévoyais déjà des événements à venir et qu’ils t’indisposaient ne sachant trop comment m’avertir de ne pas monter à bord de ce train qui se préparait à bousculer la nuit. Tu n’as pas à me craindre. Éloigne cette peur qui transparaît dans tes yeux. Répète-toi, souvent, ce vieux proverbe de notre pays : l’or véritable ne craint pas le feu.

Madame Quá Khứ déposa quelques plats sur la table dont sa spécialité, des beignets. Trois sortes de beignets: beignets salés, beignets farcis à la pâte de haricots sucrée et beignets au miel. On sert, dans la restauration vietnamienne, à la va-comme-je-te-pousse, sans autre ordre que celui qui se présente. Le partage des différents mets est une coutume bien établie et lorsqu’une personne se joint au groupe déjà constitué, on rajoute un autre plat. Le service est rapide, on sert et dessert à la vitesse de l’éclair. Sans oublier le décapsulage des bouteilles de bière, opération qui ne nécessite aucun consentement de votre part; on les dépose près du verre dans lequel des glaçons s’agitent. Sans doute par respect pour l’invitée surprise, on ne commanda pas d’alcool.



      2x)      de nouveau six à table

Ils sont également six, réunis dans la salle à manger fort exiguë du local du comité de citoyens, à davantage discuter qu’autre chose. Le président prit la parole :

– Je vous ai convoqué afin de m’entretenir avec vous d’une activité à organiser puisque les fêtes de Têt, cette année, ont été particulièrement entachées par tout ce que la communauté a vécu. Il m’apparaît de toute importance que nous envisagions quelque chose de rassembleur. Si nous réussissons à bâcler l’affaire de la maison, nous pourrions en faire l’annonce à ce moment-là.

On leur servit des bières qu’ils ingurgitèrent après avoir trinqué. Le président acheva en ses mots :

– Cette jeune fille m’a beaucoup impressionné. Son calme lors des deux événements auxquels elle fut l’actrice principale m’a énormément plu. Elle se fait discrète mais je sens que son influence grandit auprès de la population. Il vaut mieux qu’elle soit avec nous que contre. Sans bien connaître son tempérament, il est évident qu’elle a du cran. On ne peut rien lui reprocher. Des élus m’ont rapporté qu’elle reçoit des enfants dans la maison du vieux afin de leur lire des histoires, de les aider dans leurs travaux scolaires. C’est tout à son mérite.
Le chef de police prit la parole à son tour :

– C’est exact. Nous la découvrons mais il ne faut pas oublier qu’elle vient du Nord. Le petit village de Loc Binh, tout près de Lang Son, je le connais. Il repose aux pieds de ces montagnes magnifiques. Ce que je retiens de mon court passage, ce sont les potagers en ligne droite et régulière, les chevaux blancs qui broutent dans la prairie tout près des buffles couverts de boue entourés d’oiseaux blancs qui n’attendent que le bon moment pour leur monter sur le dos et les débarrasser des parasites qui les assaillent. Ces vachers qui circulent sur les routes, un long bambou à la main pour les inviter à poursuivre leur marche alors que les chiens, les chats courent autour.

Le chef de police s’émouvait à parler de ce patelin où tout lui semblait respirer la liberté. Il reprit son propos :

– Elle n’a pas de racines ici mais elles semblent pousser. Lorsque je me suis entretenu avec sa mère, c’est à une femme pas comme les autres à qui j’ai parlé. En aucun moment elle m’a proposé de converser avec son mari. C’était elle. Aussi, cela m’a paru étrange, aucune question au sujet de sa fille, elle ne m’a pas demandé de ses nouvelles. Je me doute bien qu’elle soit informée de ce qui est arrivé mais n’en a pas soufflé un seul mot. Les élus qui l’ont rencontrée tout juste à quelques heures des funérailles m’ont signalé que Dep, c’est son nom, n’est pas apparue surprise par le fait que son oncle n’ait laissé aucun testament. Je suis certain que s’il lui en parlé cela ne l’aurait pas affecté. Elle n’est pas venue ici avec un plan précis comme celui de s’approcher d’un membre riche de sa famille, vieillissant, sans descendance et qui pourrait léguer sa fortune à une parente qui l’aurait accompagné dans les derniers moments de sa vie. Cette fille est intelligente et poursuit une autre quête.

Sans qu’on l’ait autorisé à prendre la parole, l’inspecteur-enquêteur, ne voulant certainement pas être en reste, dit :

– Quelques détails traînent toujours dans mon esprit. Savait-elle où son oncle cachait l’argent dans sa maison? Quelles sont ses relations avec le voyou de la bande des xấu xí…? Quant aux faits qu’il ait été prévenu par la jeune fille du décès de l’oncle et que le fameux tiroir ouvert de force à coups de poignard à l’étage de la maison de l’oncle, sans établir de lien direct entre lui et l’événement, des doutes subsistent à mon esprit. Les travaux qui l’occupaient au chantier sont maintenant terminés, il devra obligatoirement se trouver autre chose, je vais me mettre à vérifier tout ça. Je dois admettre que depuis la pendaison et la présence de cet étranger, le groupe se tient bien tranquille. Finies les balades du soir et leur beuverie du samedi. Ça m’apparaît un point positif. Je suis d’ailleurs à la recherche de plus d’informations sur cet étranger, ce Daniel Bloch à qui on a délivré le visa de séjour d’un an. Possède-t-il des liaisons en haut lieu? Je devrais être renseigné sur cela très bientôt, je vous tiens au courant.

Tout bon enquêteur désireux de voir progresser ses investigations doit forcément compter sur des informateurs crédibles, des délateurs prêts à tout pour de l’argent. Celui qui nous intéresse pouvait se fier sur deux sources sûres : la propriétaire du café Con rồng đỏ et son gardien de sécurité. Il les faisait chanter à son gré, menaçant l’une de dévoiler quelques coins obscurs de sa vie antérieure, l’autre, en raison de son alcoolisme légendaire. Placés au cœur d’une importante partie de la vie du quartier, ils pouvaient être à l’affût de bien des choses. Dans sa quête afin de coincer une fois pour toute Thần Kinh (le nerveux), il avait échafaudé ce plan : la propriétaire du café l’engagerait pour rénover son plancher et ses murs alors que le gardien de sécurité, jaloux d’avoir été ignoré dans ce qui lui semblait être de l’avancement, se chargerait de les surveiller. Sachant que le jeune homme, adepte de boisson et de bétel, le fait de lui mettre sous les yeux la vodka de même que la pipe à eau l’inciterait à accepter le boulot. La rumeur circulant à l’effet que la tenancière avançait de l’argent à qui était dans le besoin, laissait supposer qu’un bon magot pouvait être caché, tout comme l’oncle de Dep, quelque part dans le café. L’inspecteur-enquêteur avait donc entre les mains assez de matériel pour enfin le coffrer. Il avait vérifié auprès de ses parents les allées et venues de leur fils, le jour du décès de l’oncle. On ne savait pas où il était mais chose certaine, pas à la maison.

      3x)      de nouveau six à table


Dep interrogea madame Quá Khứ sur la raison l’ayant incitée à faire pousser un frangipanier*   en face de son café. On sait que sa fleur est symbole de vie, de mort et d’amour. Cet arbre reconnu comme étant éternel – raison sans doute pour laquelle on le retrouve principalement devant les temples et dans les cimetières – trônait seul de son espèce dans le quartier. La tenancière à l’œil sceptique examina la jeune fille, sourit avant de parler :

– Je vois que tu connais bien la signification des choses. En effet, la question se pose puisqu’il est reconnu que cet arbre s’il est planté devant la maison peut apporter la souffrance, la peine. Ma grand-mère n’aimait pas cet arbre qu’elle associait à l’agonie. Mais c’est plutôt de Thaïlande que provient cette légende.

– Pour vous il s’agit d’une grand-mère, pour moi c’est de ma mère que j’ai appris que le frangipanier, autrefois, se retrouvait surtout devant les monastères, surtout ceux qui abritent les cendres des défunts. Cela lui a valu une mauvaise réputation.

Madame Quá Khứ reprit la parole :

– Je ne sais pas si ta mère t’a également dit qu’ici au Vietnam, cet arbre serait habité par les fantômes des jeunes filles mortes à l’adolescence. Afin de leur être agréable ou pour qu’ils ne les embêtent trop, on place de petites balançoires en papier sur ses branches pour les occuper.

Il y eut dans le regard échangé entre les deux femmes comme une espèce de complicité.

Il fallait voir les yeux des convives alors que Dep parlait. Daniel Bloch le remarqua esquissant un léger sourire. Ça lui devenait évident que cette jeune fille n’était pas n’importe qui, qu’elle pouvait apporter un bien énorme à chacun d’entre eux. Tùm (le trapu) lui apparut celui qui semblait le moins tomber sous les effets de son charme. Il n’aurait pu dire la même de Khuôn Mặt (le visage ravagé) qui buvait littéralement ses paroles.

Le dîner s’acheva sans que d’aucune façon Cây (le grêle) ne se montra désagréable. Comme à son habitude, Thần Kinh (le nerveux) s’isola, sans doute préoccupé à établir un plan pour les travaux qu’il allait entreprendre ici dans quelques jours.

Daniel Bloch, saluant ce qui apparaissait comme l’édifice d’un nouveau groupe, s’adressa à Dep qui acceptait l’invitation de Khuôn Mặt (le visage ravagé) d’aller la reconduire chez elle.

– Mademoiselle, ce fut un immense plaisir pour moi de vous rencontrer à nouveau, cette fois-ci plus longuement.

– J’espère que nous pourrons renouveler ce plaisir très bientôt.

– Il n’en tient qu’à vous. Je crois que les autres n’y verront aucune objection. Vous savez, nous nous réunissons ici à l’heure du dîner au moins deux ou trois fois la semaine.

Il lui tendit la main, salua la compagnie et demanda au gardien de sécurité d’appeler un taxi.

     4x)      de nouveau six à table


Le café se vida ainsi que le local du comité de citoyens. La journée fut longue et combien fertile en nouveaux événements. Dep se retrouva accompagné de Khuôn Mặt (le visage ravagé) en route vers la maison de son oncle. Elle n’avait pas encore envisagé la suite des choses. Allait-elle continuer à entretenir le kiosque ballons? Allait-elle rencontrer le distributeur du matériel afin de voir avec lui si un contrat attachait l’oncle décédé et qu’elle devait respecter? Vendeuse de ballons multicolores ne lui apparaissait pas comme l’avenir qu’elle désirait. Recevoir à la maison les enfants du quartier, leur lire des histoires, enseigner la lecture aux analphabètes d’entre eux, donner un coup de main pour les travaux scolaires, tout cela la satisfaisait davantage. Mais elle devait bien se rendre compte qu’à partir de maintenant, elle était sans le sou. Trouver un emploi s’avérait une urgence.

De son côté, Cây (le grêle) se dirigeait vers la demeure de sa mère. S’y rendre sans courber le dos, le surprit lui-même. Qu’est-ce que cette fille voulait dire lorsque, le fixant droit dans les yeux, non pas de façon impolie mais avec un regard où toute la compassion de la terre pouvait se lire, elle lui dit de ne pas avoir peur d’elle? Depuis les premiers instants de la rencontre inopinée entre la jeune fille vendeuse de ballons multicolores et les groupe des xấu xí…Cây (le grêle) ne retenait que ce regard qu’elle fit plonger en lui sans l’éclabousser, sans l’accuser, sans aucun autre message que celui du réconfort et pour une première fois depuis trop longtemps, il avait redressé son long corps, marchant vers chez-lui.

Dep:

– Tu sais que je ne connais pas ton nom.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) s’arrêta. Suite à sa réponse, il ne put s’empêcher d’ajouter :

– À cause de ma laideur, personne ne m’a jamais demandé mon nom. Personne ne s’adresse directement à moi sans regarder ailleurs.

– Tu te moques de moi, ajouta Dep. Qu’est-ce que cette histoire de laideur? Ma mère, celle dont je te parlerai très souvent, si nous continuons à nous rencontrer, m’a toujours enseigné que le beau est en toute chose, il ne s’agit que de le découvrir. Poussant dans la boue, le lotus n’en a pas l’odeur nauséabonde dit le proverbe vietnamien.

– Je ne souhaite qu’une seule chose, continuer à te rencontrer.

Elle ne se souvient pas la dernière fois qu’elle a souri, mais Dep lui envoya le plus beau sourire qu’elle alla chercher dans son cœur.

Une pluie douce et fine, une pluie du Sud comme le dirait les gens du Nord, se mit à tomber sur une nuit s’avançant au même rythme que les pas de deux jeunes gens qui marchaient l’un à côté de l’autre, n’empêchant pas leurs mains de se toucher parfois.


À suivre

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