mercredi 5 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-CINQ) 25







     a1)      le Yi King

« La capacité d’aimer c’est le secret de la vie. Tant que l’on peut aimer, aimer véritablement un autre être humain, la mort attend son heure. C’est seulement quand la capacité d’aimer cesse que la mort se rapproche. » Pearl Buck

Telle fut la phrase que Dep lut le dernier jour qu’elle passa au kiosque. Madame Quá Khứ n’hésita aucunement à accepter son offre d’aide, y ajoutant même une invitation à s’installer à l’étage du café Con rồng đỏ ce qui régla bien des problèmes. Elle pouvait fermer le kiosque, laisser la maison de l’oncle qui allait bientôt s’effondrer sous le pic des démolisseurs afin qu’on y érige "La Maison du Peuple" et finalement se lancer dans une nouvelle aventure, celle de serveuse de café. Quelle ne fut pas la joie de son amie couturière lorsque Dep lui offrit d’installer son atelier à l’emplacement qu’elle quitterait!

– Jamais je ne serai en mesure de payer un loyer.

Dep lui répondit :

– Le Comité populaire m’a offert gratuitement la place. Alors c’est pour toi et ton matériel.

Les deux jeunes s’enlacèrent longtemps avant que May n’ajoute :
– Je vais te confectionner un ao dai, tu n’auras qu’à choisir les couleurs que tu aimes.


Les livres de Pearl Buck représentent des trésors pour celle qui maintenant ne vendra plus de ballons multicolores. Toutefois, au fond d’elle-même, sa soif d’apprendre, son immense besoin de connaître la vie dans toutes ses complexités, ne pouvaient être étanchés que par la lecture de son auteure préférée, celle que sa mère avait mise sur sa route. L’amour maternel, dans toute son étendue et au-delà de ses inévitables limites, lui aurait ouvert d’autres sentiers de réflexion si, par chance, il lui eût été possible de le faire. Sans pouvoir l’expliquer, Dep savait que quelqu’un d’autre y suppléerait : Daniel Bloch. Cet homme lui ouvrirait de nouveaux horizons transsudant ses yeux des incertitudes et des incompréhensions qui encore les emplissaient. Il communiquait à tous ceux qui l’approchaient le besoin de savoir. Comme elle enviait Cây (le grêle), lui si intelligent, ce dévoreur de livres et de tonnes de documents sur des sujets historiques! Jamais il n’en parlait, la gêne sans doute. C’est à croire qu’un dénominateur commun prévaut dans un groupe pour en assurer la cohésion. Le modus vivendi des xấu xí… allait dans le sens des soirées au café, des promenades, de la bière…

Une fois installée chez la tenancière du café, Dep réorganisa son horaire. Elle avait assuré sa patronne que le nombre d’heures travaillées lui importait peu sauf qu’elle continuerait à recevoir les enfants qu’elle avait placés sous son aile. La lecture et l’apprentissage scolaire, Dep s’y adonnerait le plus régulièrement possible. Cela faisait d’ailleurs partie intégrante du projet soumis au Comité populaire qui l’étudiait encore. On s’était engagé, si d’office on l’acceptait, à le rendre public afin que tous ceux qui le souhaitent, puissent se prononcer. Selon l’inspecteur-enquêteur, celui que Dep avait d’abord informé de ses intentions, il serait fort surprenant qu’on y mette des bâtons dans les roues. Il avait pris le temps de rencontrer la direction de quelques écoles du quartier assurant la jeune fille que l’accueil fut plus que chaleureux. Sa renommée, le fait qu’elle s’impliquait déjà auprès de plusieurs enfants nécessitant de l’aide, joua en sa faveur. Cet homme a vraiment des ramifications étendues à tous les niveaux, se dit-elle.


Dep ne peut pas vivre sans lecture, non plus sans cette correspondance épistolière avec sa mère. Celle-ci, toujours la première à lire ses intentions, ses projets, lui répondait par des encouragements incessants. Dans une lettre plus courte qu’à l’habitude, elle voulut en savoir davantage sur cette phrase que sa fille avait copiée d’un livre chinois vieux de près de 5000 ans. La phrase disait : « Le plus ancien livre de la Chine en est aussi le plus moderne. »


Cela ne pouvait qu’intriguer cette femme obnubilée par le dilemme existant entre l’ancien et le moderne. Ce fut toute sa vie. Dep lui répondit promptement en ajoutant, comme une suite à la première phrase, ces quelques mots tirés du LIVRE DES TRANSFORMATIONS : « Le Yi King offre à l’homme une clé intemporelle neuve pour pénétrer l’énigme de son destin. Il nous entraîne, au-delà de toute théologie comme de tout système philosophique, à un degré de profondeur limpide où l’œil du cœur contemple l’évidence du vrai. »

La lettre suivante de la mère de Dep se fit plus courte encore, que ces douces paroles : « j’aime ce que tu m’as fait lire ».



     a2)      le Yi King

Dans le sac en cuir que Daniel Bloch transporte continuellement avec lui, un livre y repose en compagnie d’une cinquantaine de bâtonnets en bois. Les uns ne vont pas sans l’autre. Afin de consulter les oracles, la complicité des deux est nécessaire. Cela peut sembler un peu lourd à porter pour cet homme de plus de soixante-dix ans mais la légèreté qui suit l’exercice compense aisément.

Un jour, alors que l’homme au sac de cuir manipulait ses bâtonnets à l’allure de papyrus – ce dernier corrigea pour Dep, les identifiant comme des achillées – elle s’était approché de lui, curieuse de le voir si concentré, comme flottant vers un autre monde. Plus intérieur. Les sourires qu’il esquissait à la lecture du gros livre l’invitèrent à lui demander de quoi il s’agissait.

– Il y a dans ce livre tout le fondement de l’univers, dit-il gravement.
– Tout?
–  Oui, ma fille, tout le fondement de l’univers. Permets-moi de te lire un court passage. « Le monde ne nous révèle que le jeu des deux forces polaires, le mâle et la femelle, le plus et le moins, leurs épousailles et les dix mille êtres qui en sont les fruits. »

Daniel Bloch venait de piquer l’audience de la jeune fille qui s’assied devant lui. Repoussant la tasse de café qu’il achevait de boire, il glissa vers elle le livre à couverture jaune que le temps avait défraîchi. Elle le toucha, le prit dans ses mains fragiles comme la rosée du matin.

– Des livres, je ne connais que ceux dont ma mère m’a enseigné l’importance et remis lors de mon départ du village où je suis née. Ceux de Pearl Buck.
– Ta mère a su bien choisir pour l’éducation de sa fille.

Dep le feuilletait délicatement.

– Ce livre, ajouté à ceux de votre auteure préférée, ta mère et toi, pourra te suivre tout au long de ta vie. Je te l’offre.
– Vous ne pouvez pas vous séparer d’un tel ami.
– Un livre lie, eut-il pour réponse.
Alors que la jeune serveuse reprenait la route vers le comptoir, Daniel Bloch ajouta :
– Lorsque tu auras quelques minutes de libres, je t’enseignerai comment consulter les oracles. Ils te parleront. Ne parleront qu’à toi.

Dep jeta un coup d’œil vers l’homme puis sur le livre, se disant à quel point le sacrifice lui aurait été infini si elle avait eu à se séparer d’un des livres de Pearl Buck; lui, qu’elle connaît depuis si peu de temps, en un clin d’œil, d’un geste de la main tendue vers elle afin qu’elle récupère aussi la cinquantaine de bâtonnets, lui offrait le fondement de l’univers. Le sourire qu’elle lui adressa ressemblait à une blanche orchidée.


     a3)      le Yi King

« Les soixante-quatre hexagrammes groupant deux à deux les huit trigrammes obtenus en combinant de toutes les manières possibles les deux énergies primordiales constituent une image complète du monde. »

Il y en aurait pour une vie entière à tout individu avide de pénétrer les pages de ce livre. Daniel Bloch se l’était procuré il y a de ça si longtemps que sa mémoire, parfois infaillible, ne saurait lui rappeler le moment précis. Un de ses enseignants, spécialiste des langues asiatiques, le citait à chacun de ses cours. Il n’en fallut guère plus au jeune Bloch pour courir vers cette ruelle de Paris où se cachait une boutique vendant du matériel ésotérique. Depuis ce jour, et maintenant encore, il consulte régulièrement l’oracle; y découvre un langage qui lui parle et qu’il écoute. Ici, l’oracle ne répond pas d’un « oui » ou d’un « non », il indique les tendances du mouvement des choses dans leurs transformations.

Il ne l’avait pas dit à la jeune fille mais il a en sa possession quelques exemplaires du Yi King, chacun dans une langue différente. Ayant remarqué, tout juste à l’entrée de son hôtel face au Lac de l’Ouest, un immense papyrus poussant dans l’eau verte, il lui sera aisé de se procurer de nouveaux bâtonnets. Ceux qu’il a donnés à Dep sont empreints de l’énergie emmagasinée depuis des années; il se dit que ça pouvait être un excellent départ pour elle dans sa découverte du livre.

Daniel Bloch, depuis sa décision de s’installer un bon moment à Hanoï, depuis sa rencontre avec ce groupe de jeunes gens et cette jeune fille, semblait rajeunir. On l’appréciait et chaque dîner au café lui révélait des facettes jusque-là secrètes chez chacun d’eux. Il avait rapidement décodé les atroces tourments qui habitaient Cây (le grêle) et lorsque Tùm (le trapu) lui révéla avoir raconté un peu de sa vie à celui qui pousse comme le bambou, il sut que cela allait déclencher un épisode de remise en question. Il le lui souhaitait ardemment.


Un jour il dit à Tùm (le trapu) :

– Tu dois apprendre à cesser de scruter les autres et porter ton regard sur toi-même.

Le jeune musicien en fut glacé de stupeur.

– Moi-même? La seule chose que je sais de moi-même, c’est que je ne suis pas moi-même.

Daniel Bloch esquissa un sourire, puis se tut. Recevant ces propos, le linguiste comprit qu’il lui eut été préférable d’avoir étudié la psychanalyse afin de décoder le sens caché des paroles du jeune musicien.

– Je me rappelle que tu m’as dit vouloir retourner à l’université. À la faculté de musique.
– Oui, apprendre le violon. Toutefois, ma mère et mon professeur me le déconseillent. Je n’ai pas les doigts assez longs, me dit Madame Nhạc Sĩ avec l’appui de ma mère. Sans doute ont-elles raison… si elles s’adressent au joueur de flûte.

Daniel Bloch ne comprit pas ces paroles sibyllines.



     a4)      le Yi King

Daniel Bloch avait consulté l’oracle quelques instants avant de remettre sa copie du livre Yi King à Dep. Il demeura estomaqué par ce qu’on lui dit :
« La façon la plus superficielle de vouloir exercer de l’influence sur les autres est le pur bavardage derrière lequel il n’y a rien. »

Ce message l’amena directement à sa relation avec Tùm (le trapu). Il remarquait que leurs conversations se faisaient de plus en plus répétitives, superficielles, redondantes des mêmes sujets aussi futiles qu’ennuyeux.

« J’ai à lui signifier que nous parlerons des vraies choses; qu’il devra cesser de continuellement me rapporter les agissements de chacun des autres membres du groupe comme une commère le fait et utiliser des mots dont je puisse bien saisir le sens ». Il acheva son café.

Daniel Bloch est le fils aîné de sa famille, ce qui se traduit ainsi dans le Yi King: celui qui prend le commandement avec énergie et puissance; l’éveilleur. Sans jamais l’avoir oublié, il est bon qu’on se le rappelle. L’éveilleur mais aussi l’ébranlement. Le tonnerre, il ne devra pas l’oublier non plus. Et l’on s’en chargea abruptement alors que deux policiers entrèrent dans le café, se dirigeant vers lui.

– Vous êtes bien monsieur Daniel Bloch?

Ramené subitement à la réalité, il acquiesça.

– Vous devez nous suivre.

L’entrée fracassante des policiers alerta les habitués du café ainsi que Madame Quá Khứ qui bondit vers eux à la vitesse de l’éclair.

– Que lui voulez-vous?
– L’inspecteur-enquêteur a demandé à rencontrer ce monsieur immédiatement au bureau de la police.

Daniel Bloch prit son sac de cuir sans rechigner. De manière sarcastique, il déclara dans son anglais le plus pointu : « les anciens Vietnamiens ont l’habitude de dire que dans chaque maison, il y a un pot de saumure qui pue. Il faut trouver un bouchon et le fermer hermétiquement pour que les voisins ne soient pas incommodés. » Personne ne comprit les paroles de l’homme qui précéda les deux policiers.


À suivre

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