mardi 10 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*6)

Chapitre 5
Un court voyage en limousine blanche..


L'entrevue de Patrice dura environ deux heures au cours desquelles il dut répondre à mille et une questions sur les enfants présentant des troubles du comportement et de la conduite. Chacune d'elles le ramenait à Éric. Qu'arrivait-il de lui? Où en étaient les recherches? Il se dit qu'à la suite de cette rencontre avec, peut-être, ses futurs employeurs, il se déciderait à se rendre au centre d'accueil prendre des nouvelles.

Il n'avait pas la tête à la discussion. Une dame d'une beauté certaine et inspirant la douceur le ramena à la réalité.
- Vous voulez dire, monsieur Lanctôt, qu'un jeune présentant de tels problèmes ne devrait pas se retrouver dans un centre d'accueil? C'est bien cela que j'ai cru se dégager de votre intervention?
- Existe-il une politique globale pour les enfants sans amour?
- C'est ainsi que vous les appelez?
- Oui, je crois qu'ils sont sans amour, qu'ils cherchent à meubler le silence ou le vide de leur vie par des actions ou des cris auxquels nous ne répondons, souvent, que par des articles de loi ou une certaine facilité: le centre d'accueil. Quoi de plus facile que de remettre entre les mains de spécialistes des enfants qui ne répondent pas aux normes habituelles.
- Comme les psychologues? intervint la dame.
- Vous avez tout à fait raison, madame. Ce n'est ni le titre ni la spécialité qui rendent l'intervention pertinente. Tout comme moi, vous avez probablement croisé dans votre carrière de ces gens qui réussissent auprès de jeunes sans être garnis de diplômes ou gonflés de théories universitaires.
- Intéressante comme approche, monsieur Lanctôt.

Il se préparait à quitter les lieux lorsque la dame, la seule parmi les membres du comité de sélection et qui lui était apparue à la fois douce et combien déterminée, le rejoignit.
- Excuse-moi, Patrice.
- Madame.
- Puis-je me permettre de t'appeler Patrice?
- Et vous, comment je devrais vous appeler?
- Line. Line Arpin, psychologue en chef à la commission scolaire.
- Je vous remercie de m'avoir permis de présenter mon point de vue.
- Qui est très intéressant, je le répète.
- Peut-être aurons-nous le plaisir de nous revoir alors... un jour.
- S'il n'en tenait qu'à moi, vous auriez le poste. Nous avons besoin de plus en plus de sang nouveau. Après vingt ans au même endroit, on commence à voir les choses avec, comme vous le disiez si bien, une certaine habitude. Il faut rafraîchir nos cadres.
- Je suis heureux de vous entendre et souhaite que les membres présents à l'entrevue partagent votre avis.
- Je compte bien le leur vendre. Au plaisir, Patrice.
- Tout le plaisir fut pour moi, Line.

Ils se quittèrent sur une solide poignée de mains.

- J'oubliais, Patrice. Comme ça, vous ne pouvez entrer en fonction qu'en juillet?
- Septembre.
- Bob, bon. D'accord. Vous aurez de nos nouvelles d'ici la fin de semaine, vous pouvez en être assuré.

Patrice la fixait alors qu'elle partait. Élégante, elle dégageait un parfum à l'odeur de feuilles de cerisiers sauvages rappelant à Patrice un très vieux poème japonais qui allait à peu près comme ceci:


Immobile caché parmi les feuilles,
Dans les seules rares feuilles qui restent aux arbres,
Me semble-t-il sentir
La présence de celle
Pour qui je languis en secret.

Ce poème de Saiguyô, "À une amante, quand peu de fleurs restent aux arbres", datait du 12ième siècle.
Patrice sortit des bureaux de la commission scolaire. Il savait qu'Alex l'attendait, la moitié du corps enfoui dans une vieille Shelby 1984 qu'il était en train de remonter.


PENDANT DE TEMPS-LÀ...


... Éric arpentait la rue depuis déjà près d'une heure. IL possédait suffisamment d'informations pour reconnaître celui ou celle qui devait l'embarquer. Un travail comme celui-là, il en avait exécuté des dizaines et des dizaines. À chaque fois, c'était pour Steve. Ce fut d'ailleurs sur cette rue que la police le ramassa une certaine fois pour le retourner à son centre d'accueil.
- Voyons, que se passe-t-il?

L'après-midi continuait d'être beau et chaud. Le printemps s'installait sans que rien ne vienne le déranger. Les voitures passaient près de lui et à chaque fois, il reculait pour ne pas se faire renverser. Ses yeux surveillaient tout, principalement les voitures de police qui risquaeint de mettre brusquement fin à sa fugue. Mais il avait l'habitude, voilà pourquoi il s'installa près d'un dépanneur où il pourrait se réfugier en cas d'imprévu. Ce qui ne devait pas arriver puisque Steve, ce matin au "squat", l'avait rassuré tout en lui dictant la marche à suivre.

- T'as bien compris. Une grosse voiture blanche avec chauffeur, style limousine. On s'arrêtera près de toi, tu montes et tu fais à la lettre ce qu'on te dit de faire sans poser une seule question. Tu reçois une enveloppe. Tu ne l'ouvres pas. Tu reviens ici en métro. Fais attention en sortant sur l'Île Ste-Hélène qu'on ne te remarque pas trop. Et tu m'attends. C'est clair.

Éric, cigarette au bec, regardait partout et nulle part. Sur la rue Hochelaga, à la fois passante et tranquille, on aurait cru à la façon dont les feux de signalisation étaient synchronisés, que les voitures passaient par vagues inégales.

- Grand Dieu!

Et Patrice tourna le coin, certain d'avoir reconnu Éric à l'angle de la rue.

- M'a-t-il vu?

Il fit le tour du quadrilatère et revint. Il fut doublé par une limousine blanche. Elle stoppa à la hauteur d'Éric. Celui-ci monta et le mastodonte fonça à toute allure, direction ouest.

- Il ne faut pas que je le perde de vue, se dit Patrice surpris par cette rencontre inattendue.

Il demeurait un peu à l'arrière mais craignait de perdre la voiture à une intersection. Il ne voulait pas non plus qu'on le remarque ou qu'Éric fasse un lien entre lui et la camionnette blanche qu'il avait déjà vue dans le stationnement du centre d'accueil. La prudence s'imposait.
Patrice prit une profonde inspiration qu'il garda quelques secondes. En expirant, un calme grave et une forte assurance s'installèrent en lui. Le samouraï prenait le dessus.

- Alors, c'est toi le jeune?
- Je ne suis pas le jeune. C'est Steve qui m'envoie.
- Tu as l'habitude d'un tel travail? lui demanda un homme d'âge mûr qui fumait un minuscule cigare à l'odeur suffocante.
- T'as une cigarette?
- Tu vas m'appeler monsieur Georges, jeune homme et ne poser aucune question. Tu es ici à mon service et tu fais exactement ce qu'on te demande, à la lettre et sans erreur. Je me fais bien comprendre?

Éric regardait autour de lui. La confortable limousine avait des allures de bureau ambulant: sièges en cuir blanc, nombreux circuits téléphoniques, luxueux bar à boisson et un cendrier rempli à ras bord.

- Alors? Tu sais ce que tu as à faire?
- Oui, répondit Éric.
- Vas-y.

Éric détacha son jeans et sortit ce qui pouvait ressembler à un stylo. Il le remit à monsieur Georges qui l'examina avec attention et précision avant de fixer Éric droit dans les yeux.

- L'as-tu ouvert?
- Non, monsieur Georges, Steve me l'a remis ce matin et je vous l'apporte comme prévu.
- Je me fous complètement de Steve. C'est avec toi que je suis et tu es totalement rsponsable de cet objet.

Éric sentit monter en lui une légère nervosité.

- Patron, je crois que nous sommes suivis, annonça le chauffeur en enlevant le cure-dents de sa bouche.

Monsieur Georges jeta un coup au rétroviseur et remarqua, lui aussi, cette camionnette blanche à deux voitures de la leur.

- C'est la blanche?
- Oui, monsieur Georges.
- Vérifie.

La limousine fonça à folle allure, brûla un feu rouge puis un autre.

- Fausse alerte.
- Très bien. Le système de protection a fonctionné.
- Numéro un, renchérit le chauffeur.

Éric n'avait pas eu le temps de regarder derrière. Les manoeuvres se déroulèrent à une telle vitesse qu'il fut littéralement cloué au siège immaculé de la limousine.
Monsieur Georges sortit une enveloppe d'un attaché-case de grande valeur; il la remit à Éric.

- C'est pour le type dont tu m'as parlé tout à l'heure. Il doit entrer en possession de cette enveloppe d'ici la nuit. Tu sais que tu joues ta vie, mon petit?
- Je ne suis pas petit.
- Du caractère en plus!

Éric prit l'enveloppe des mains de monsieur Georges qui portait des bagues tellement impressionnantes que ses doigts ne se touchaient pas.

- Laisse-le au prochain coin de rue.

Le goût d'une cigarette le faisant souffrir, il ne pensait qu'à sortir de cette limousine enfumée. Éric dissimula l'enveloppe sous son chandail et se prépara à être éjecté.

- On se reverra peut-être un jour, dit monsieur Georges en le poussant à l'extérieur.

La limousine reprit sa route alors qu'Éric examinait autour de lui pour s'orienter. Jamais de sa vie, il ne vit la camionnette s'arrêter, Patrice en sortir en trombe, le ramasser par le bras et le coller au mur.

- Tu m'écoutes comme il faut Éric. Tu ne cherches pas à te sauver et je ne te casserai pas le bras.
- Hé! le Jap.
- Tu connais mon nom, alors...
- Comment t'as fait pour me suivre?
- Pas de question, tu m'écoutes.
- Toi aussi, ça a l'air.
- On monte bien gentiment dans la camionnette, sinon...

Patrice tenait solidement le fugueur par un bras sans que cela paraisse dans sa figure. Le jeune se disait qu'il ne pouvait résister sans risquer gros. Des dizaines d'images traversèrent sa tête en même temps. Il se sentait coincé. Il lui fallait donc utiliser la ruse.

- Tu ne me ramènes pas au centre?
- Où veux-tu aller?
- Écoute, le Jap...
- Je m'appelle Patrice.
- ... tu peux pas me faire ça.

Patrice le regardait droit dans les yeux. Il avait appris depuis longtemps, en passant au travers des yeux, à lire dans l'âme des gens.
Éric était pris au piège mais pas seulement celui dont Patrice tenait les ficelles.

- Tu t'attaches et tu gardes les mains sur tes genoux, dit un Patrice sûr de lui.
- As-tu des menottes?
- Je vais juste te dire une chose, Éric. Ne m'oblige pas à utiliser d'autres moyens sinon tu le regretteras amèrement.
- Lesquels?

Patrice se doutait que son fugueur, délinquant parmi les délinquants, tenterait une maoeuvre pour s'esquiver. Tout ce qu'il souhaitait, c'était de n'être pas trop ralenti par les feux rouges et de pouvoir se pointer au centre sans perdre sa capture.
Il se préparait aussi à se faire raconter de belles histoires, s'attendait au chantage, aux menaces, aux promesses peut-être même aux pleurs, à écouter l'histoire de sa vie triste et pénible, mais ce qui importait à Patrice c'était de le retourner sain et sauf aux éducateurs. Eux se chargeraient de faire le suivi nécessaire à cette fugue qui n'aurait, finalement, duré que quelques jours.

L'atmosphère était tendue dans la camionnette. Chacun se gardait des munitions pour le moment stratégique. Chacune des rues représentait une victoire pour Patrice. Chaque voiture de police qui passait et que Patrice n'interceptait pas était un soulagement pour Éric.

Le centre d'accueil Jacques-Cartier était situé dans le centre-ville. On avait réussi à rentabiliser un édifice anciennement utilisé par la Cour juvénile de Montréal et qui servait auparavant à garder à vue les délinquants les plus dangereux. Une grande clôture haute de trois mètres encerclait l'édifice en pierres grises. Il fallait, pour entrer, passer devant une guérite où se tenait monsieur David, un vieil employé. Il se chargeait d'ouvrir la clôture, de prendre votre nom dans un grand registre, d'y noter l'heure d'arrivée et faire l'inverse au départ.

L'arrière de la bâtisse donnait sur le fleuve Saint-Laurent. On pouvait certainement, quelque part à l'intérieur de l'établissement, voir le pont Jacques-Cartier, l'Île Ste-Hélène et peut-être un vieux bâtiment qui fut, jadis, le pavillon du Japon à l'Expo'67.

Éric souhaitait fumer. L'envie avait augmenté avec les événements qui se bousculaient depuis sa sortie de la limousine.
Patrice savait que s'il entamait la conversation, il était cuit. Son jeune fugueur en profiterait pour le noyer de paroles.

- J'aimerais ça fumer, le... Patrice.
- J'arrête, tu te détaches, tu ouvres la porte et l'oiseau disparaît.
- Non, je te promets que je ne me sauverai pas.
- Comment te faire confiance?
- Parole de fugueur!

Patrice ne put s'empêcher de sourire.

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