... quelques heures auparavant…
Le village grouillait des habituelles allées et venues de tout un chacun. Il ne faisait ni beau ni laid, ni chaud ni froid, une espèce de neutralité dans les couleurs enveloppait l’espace. On entendait bien les jappements des chiens s’étouffant au bout de leur chaîne. Les matous faisaient leur ronde à la recherche des femelles en chaleur, les appelant par des borborygmes étouffés. Le vent chatouillait les cloches de l’église qui frissonnaient quelques sons, pour redevenir aussitôt silencieuses. Une auto passa devant chez Émile, le marchand général, s’arrêta chez le forgeron puis redémarra. Les cordes à linge alignaient des blancheurs de plus en plus raides dans cette fin d’après-midi… pas tout à fait comme les autres.
Afin de bien situer l’événement, rappelons qu’il se situe à des lunes du grand incendie, à la fin de cet hiver qui précéda la saison perturbée, dans un mois de mars en route vers le printemps. Il y avait encore de la neige. Certains jours plus abondante, disparaissant et revenait. Les lueurs du matin corrigeaient la froideur des nuits en s’installant plus tôt. Les Gaspésiens de la côte savent qu’il faut se lever de bonne heure si l’on souhaite profiter des bienfaits que l’aube apporte avec elle.
La maison de la famille Lacasse était située à l’extrémité est de la paroisse. Herménégilde y vivait avec sa famille de même que son père et sa mère. Afin de bien les distinguer, on disait « les Lacasse » pour parler du fils et sa famille, de grand-père et grand-mère, pour identifier les aïeuls. Joseph, le grand-père, avait laissé la maison paternelle à l’aîné de ses fils ainsi que la terre à la seule condition qu’il accepte de les héberger jusqu’à leur mort. L’entente convenait à tout le monde.
Au fil des années, « les Lacasse » devinrent, par le nombre du moins, un véritable clan. Douze enfants. Autant de garçons que de filles. Ça s’empilait sens dessus dessous. De mauvaises langues, il y en a partout, avancèrent que pour faire dormir toute cette assemblée, on utilisait une partie de la grange, sauf l’hiver. Que parfois, la présence des vieux devenaient un fardeau de plus en plus lourd à porter. Mais, on le sait, il ne faut pas se fier aux blablas…
Particulier tout de même que de voir, à la messe du dimanche, se présenter toute cette ribambelle emplissant une bonne partie de la nef. Au premier coup d’œil, malgré le fait que les dames de Sainte-Anne soient très attentives à fournir à madame Lacasse ce qui lui manquait désespérément pour habiller sa marmaille, tout semblait rouler comme sur des roulettes. Les enfants fréquentaient l’école et monsieur Lacasse, non sans peine, réussissait à subvenir aux besoins de sa nombreuse famille. Le curé Boudreau était aussi d’un grand secours.
La grand-mère Lacasse, besogneuse infatigable, donnait le coup de main qu’il fallait à sa bru afin que le surnombre imposé par la vie lui soit moins pénible. Joseph, son mari, était au contraire un homme aigri, renfermé et pour qui les enfants de son fils étaient des machines à bruit. Jamais il ne leur adressait la parole, continuellement assis dans la berceuse face à la fenêtre qui regardait vers la forêt. Sa peur viscérale des chiens l’empêchait de sortir. Cloué à sa chaise, les années passant, de plus en plus marabout, on s’efforçait presque à l’oublier.
Pour éviter les désagréments lors des repas, grand-mère Lacasse le faisait manger avant tout le monde puis l’invitait à la sieste. On l’isolait dans la chambre aménagée près de la cuisine, si petite, si froide et si impersonnelle que personne n’avait l’idée de s’y pointer le bout du nez. Après souper, c’en était fait de Jospeh Lacasse, il était enfermé jusqu’au lendemain matin.
Herménégilde, ce garçon travaillant comme dix, fort comme un bœuf, ne ressemblait en rien à son père. Il adorait ses enfants et leur consacrait tous ses moments libres. Cultiver une terre aride et peu généreuse, cela occupait tout son temps, mais il savait s’arrêter afin de s’amuser avec eux, répondre à toutes leurs demandes et rêvait de jours meilleurs pour chacun et chacune. Qu’ils fréquentent l’école, même si à cette époque mademoiselle Ève n’était pas encore dans le décor et qu’il se devait de les conduire à Rivière-au-Renard, il acceptait cette situation avec résignation et les comptait chanceux de pouvoir apprendre mieux que lui. Un grand cœur qui ne se plaignait jamais.
Vivre avec ses parents ne lui était pas une corvée, mais il savait compter. Il n’avait pas nécessairement gagné à l’échange : deux bouches de plus à nourrir contre ces arpents de terre infertile. Mais l’esprit de famille, de clan, primait. Il s’organiserait, s’était-il dit. Il en assumait maintenant les conséquences.
Jeanne, sa femme qui lui donna douze enfants coup sur coup, d’une année à l’autre, avait hésité longtemps avant d’aborder la question de « la famille » avec le curé Boudreau. Elle sentait ses forces la quitter. Afin de ménager la chèvre et le chou, le chanoine l’avait convaincue qu’elle ne devait pas intervenir dans les plans de Dieu et qu’il allait l’aider au point de vue matériel. Cela ne la satisfaisait pas. Elle sut, avec la connivence de grand-mère Lacasse, trouver une façon d’arrêter la production quasi industrielle d’enfants. Les femmes de cette époque avaient de la jugeote et bien des trucs dans leur utérus…
Quelle ne fut pas la surprise de Jeanne, d’Herménégilde et de grand-mère Lacasse lorsque monsieur Aldège frappa à leur porte, dans cette fin d’après-midi de mars, pour leur annoncer qu’un grand malheur venait de se produire! Qu’ils devaient le suivre vers l’arrière de l’église afin de constater le décès, c’est le mot qu’il utilisa, de grand-père Joseph.
... à suivre ...