Il lui aura fallu quelques années, plusieurs marches dans le petit bois derrière la maison du bout du rang non asphalté, autant en compagnie de Benjamin que seule avant que Jésabelle, ayant maintenant plus de temps à sa disposition et souhaitant conserver l’habitude de ces randonnées, ne découvre que son sentier menait directement, si on accédait au bout, ce qu’elle n’avait pas fait encore, au rang de la famille oji-crie. En fait, à une certaine similitude entre eux : une maison avec cour menant au même petit bois, mais à son opposé. Cet espace boisé s’étend davantage en longueur qu’en largeur, retiré du village, à l'extrémité des rangs non asphaltés - le sien et celui de la famille oji-crie. Uniquement visité par ceux qui y ont accès à partir de leur terrain adjacent, on y découvre, malgré le fait qu’on s’y soit promené depuis des lustres, de petits lieux inconnus, ici, une grappe de plantes nouvelles, une «talle» de petits fruits plus importante que ce qu’on a déjà goûtés, là, des surgeons au pied de grands arbres devant lesquels on s’arrêtait pour mieux leur parler, mieux les écouter. Jésabelle y a marché, au début avec son enfant reposant dans un tikinagan, puis lorsqu'il titubait contre les ronces avant de se déplacer avec facilité et assurance. En toute saison, sous la pluie parfois l’orage, dans la neige parfois en plein blizzard, rien ne les privait du bonheur d’être dans ce boisé que Benjamin qualifiait de forêt. Jamais ils ne croisèrent qui que ce soit, aucun être humain, parfois, un peu en retrait, le souffle confirmé plus tard par Don, le garde-forestier, comme pouvant être un cerf de Virginie qui aime s’installer là où pousse des érables. On sait que la famille oji-crie a quitté l’Ontario pour s’installer dans cette région afin de s’adonner à l’acériculture.
Intensément concentrée, la jeune femme poursuivait son chemin jusqu’au moment où, surprise à la vue de quelques rubans de couleurs différentes pendus aux branches d’un bouleau blanc, cela la tracassa. S’en approchant, elle n’osait pas leur toucher, se doutant bien qu’ils furent accrochés là par un des membres de la famille oji-crie, car il lui était possible, entre les arbres, surtout des bouleaux blancs, d’apercevoir pas très loin de son lieu d’observation la maison de Don située à moins de cent mètres d'où elle s'était arrêtée. À quoi servent-ils ? Quel sens leur donner ? Son questionnement fut arrêtée par une voix derrière elle, ce qui mit fin à ses questionnements.
- Une tradition de la famille de mon mari, dit celle qui ne porte encore aucun nom. Il ne faut toutefois pas trop s’aventurer par ici,
- Bonjour… c’est purement pas hasard que je tombe sur ces rubans, répondit Jésabelle.
- Ma belle-mère, gardienne des traditions ojibwées… Elle garda silence comme si en dire davantage dévoilerait un secret qu’une force invisible empêchait de briser. D’ailleurs, vous et nous sommes les seuls qui pouvons venir ici. Les gens du village ne s'y présente jamais.
Jésabelle, surprise de l'entendre, s’approcha de la jeune femme imaginant qu’il lui serait difficile d’en savoir plus, pour le moment du moins, ce qui fit bifurquer la conversation. Elle jugea polie de plutôt l’interroger sur sa grossesse, ce à quoi elle ne reçut que de très vagues commentaires.
- Ma belle-mère y voit… beaucoup moins que la première surtout qu’elle est déçue que ce soit une deuxième fille… non pas un garçon. Tu es chanceuse, toi, tu donneras naissance à un second fils.
- Nous les femmes avons peu à faire quant au sexe de l’enfant.
- Ce n’est pas ce qu’elle dit. Elle me tient responsable… devient chaque jour de plus en plus amère, surtout qu’elle… elle a donné naissance à un garçon. La jeune femme, tracassée, roulait et déroulait les bords de son tablier, ses yeux fixant le sol.
Comme un coup de vent inattendu, un malaise s’installait. L’une et l’autre, maladroitement, tentaient de l’éliminer. La mère de Benjamin reconnut pour une seconde fois, la tension subsistant entre les deux femmes autochtones. Elle ne creusa pas davantage.
- Je suis certainement indiscrète, mais l’accouchement se fera-t-il à l’hôpital ou à la maison ? Tu sais que mon amie sage-femme, celle qui m’a accompagnée lors de la naissance de Benjamin, doit être présente pour le deuxième. Toi ?
- Un autre conflit familial… on croirait qu’il n’y a que cela depuis que je suis arrivée ici… conflit après conflit.
- Il y en a eu un à propos de la naissance de Chelle ?
- Mon mari a tenu tête à ma belle-mère et a décidé que c’est à l’hôpital des Blancs que ma fille viendrait au monde. Après cet événement, m’accusant d’avoir influencé Don, nos relations se sont détérioré comme si cela pouvait être pire qu’auparavant. Elle s’interposait entre ma fille et moi, affirmant que je n’avais pas les qualités ojibwées pour en prendre soin… cela risquant de l’éloigner des traditions de notre race. Pour elle, nous sommes une race à part et vous les Blancs une autre à laquelle il ne faut absolument pas se mêler.
- Ça ne doit pas être de tout repos chaque jour.
- Chaque jour dis-tu… chaque seconde. Elle défait régulièrement tout ce que je fais sans jamais me dire pour quelle raison. Le plus difficile pour moi reste encore de constater que Chelle est envahie de toutes sortes d’enseignements qui n’ont plus de sens aujourd’hui, et ça devient des ordres… des commandements auxquels elle doit se plier. Je ne réussis pas, lorsque nous sommes toutes les deux seules et en secret, à tout défaire sans que je sente le trouble l’envahir.
La jeune femme autochtone ne cessait de fixer derrière le bouleau blanc comme si quelque chose de précis y était dissimulée. Ses pieds que recouvraient une paire de mocassins remuaient la terre qui avait été brassée. Leurs yeux se recroisèrent. Il ne faut pas que tu en parles… jamais… secret de famille. Chacun de nous avons fait le serment que cette terre, celle qui est ameublie derrière le bouleau, toujours demeurerait sacrée puisqu’elle conserve les cendres du père de mon mari.
Jésabelle recula, saisissant fort bien que les rubans servaient de sémaphore pour que ce lieu ne soit ni profané ni oublié. Les rumeurs ayant circulé dans le village et que Daniel lui avait rapportées s’avéraient donc exactes. Le décès de celui que tous surnommaient «l’ancêtre» n’a pas été signalé aux autorités sans doute parce que son épouse avait insisté pour qu’il soit incinéré, puis enterré près d’un bouleau dans le petit bois faisant partie de leur terrain, le tout comme le veut la tradition ojibwée.
Leurs regards circulaient entre elles et la sépulture. Outrage à un cadavre, c’est ce qui s’était dit dans le village, certains souhaitant que des mesures soient prises contre la famille oji-crie, d’autres préférant garder un silence complice afin de ne pas jeter de la lumière autant sur le village que sur l’attitude que l’on réservait à ceux considérés comme des malvenus. La politique adoptée depuis leur arrivée, une nouvelle fois triompha. Comme la génération suivante, celle de Don, manifestait plus d’ouverture envers ce qu’ils appelaient «la civilisation» on s’est entendu pour oublier cette malversation tout comme on le ferait si le sort de la femme du chef de la tribu s’avérait le même.
- Merci de me faire confiance, avança Jésabelle instruite d’un secret familial qui pesait fort sur les épaules de la jeune autochtone mais lui paraissant libérée d’un poids trop lourd à porter, nerveuse toutefois si cette confidence devenait publique. Mais au fond d’elle-même, s’ouvrir ainsi pouvait peut-être s'interpréter comme une demande d’amitié. Ça m’amène à une question. As-tu choisi le nom que tu porteras à la naissance de ta fille ?
- Crois-tu vraiment que je le choisirai ? Après tout ce que je t’ai dit, tu te doutes bien qu’on me l’imposera, enfin… qu’elle me l’imposera… que je devrai obéir... puis vivre avec. Elle prit un court instant de réflexion puis enchaîna, si mon mari manifeste son autorité en m’accordant ce privilège, je m’appellerai Aanzhenii.
- C’est très joli. A-t-il un sens dans ma langue ?
- Oui, ça signifie esprit d’ange…