lundi 7 novembre 2005

Le trente-troisième saut de crapaud

Dans le village, lorsque pointait un drapeau, tous et chacun y décodaient un message à partir de ce code installé depuis longtemps, mais qui ne faisait pas unanimité. La couleur importait. Le blanc, parmi toutes, semait la terreur. Plusieurs marins contestaient le drapeau blanc comme représentant du danger ou d’un appel à l’aide. Ils argumentaient que ce n’était pas une couleur, qu’en se confondant au brouillard, le blanc risquait d’être inaperçu de la mer ou pire, confondu avec les oiseaux ou les nuages. Mais on s’entêtait à placer le drapeau blanc lorsque des problèmes surgissaient, même sur la rive.

Il y avait bien les drapeaux rouges pour les travaux publics; les bleus, pour les fêtes religieuses; les verts, annonçant l’arrivée de la poste; les noirs, drapant le corbillard et accrochés aux arbres du cimetière, parlaient du départ d’un des leurs. Mais le blanc demeurait au cœur même des discussions. Jusqu’au jour où…

Nous étions à l’époque, peu lointaine encore, où les marins, quittant le quai de l’Anse-au-Griffon en direction des Îles-de-la-Madeleine, se réunissaient sur le porche de l’église afin d’y recevoir la bénédiction du curé. Tout le village s’y retrouvait, échangeant les dernières prévisions météorologiques, les plus récentes nouvelles sur les bancs de morue et surtout, d’une oreille distraite mais quand même intéressée, on écouterait ce que les plus vieux du village allaient prédire sur la saison des filets. Les femmes et les enfants savaient qu’on entrait dans une période à la fois essentielle mais difficile.

Le sermon du curé était toujours le même : prions et espérons. Celui des marins aguerris : partons la mer est belle. Ce moment n’en finissait plus pour les anxieux de partir et, chez ceux et celles qui allaient demeurer là à attendre, on voulait l’étirer.

Une tradition voulait qu’au départ des barques, le marin qui ne partirait plus à cause de l’âge ou tout autre raison, remettait à chacun des capitaines, un drapeau blanc. Cette cérémonie se voulait courte et jetait sur l’assemblée une lame de silence que briseraient les plus jeunes matelots impatients de prendre enfin la mer.

Ce jour-là, montait sur le bateau du capitaine Carbonneau, LA DOUCE BRISE, le fils unique de Madeleine, veuve depuis plusieurs années déjà d’un marin intrépide qui périt en mer, un drapeau blanc noué à son front. Raconter son histoire relevait du tabou dans le village. Ou de l’interdit. De toute façon personne ne souhaitait faire rejaillir cette macabre aventure. Sauf qu’aujourd’hui, avec le départ du fils de Marcelin Blanchard, dont la témérité n’avait d’égale que son génie de la pêche, des souvenirs s’emmêlaient au mât de ce magnifique crevettier d’une blancheur incomparable. De la ouate dans la brume.

Madeleine enserrait son fils âgé d’à peine vingt ans. Aucune parole ne franchissait ses lèvres gercées de douleur et les larmes lui coulant des yeux se retrouvaient sur la laine tricotée marine sur laquelle elle avait ouvragé durant l’hiver. Lui, de ses yeux gris, la remercia et sortit de sa poche un tissu blanc, beaucoup moins immaculé que la peinture fraîche du bateau sur lequel il allait passer les prochaines semaines.

Carbonneau ne s’intéressait pas à la morue. Il avait trouvé un filon unique lui permettant de vendre la crevette qu’il pêcherait dans les eaux troubles à l’est du golfe. Il connaissait les risques, les périls même d’une telle pêche, mais il misait sur le fait d’être le seul à courir après la crevette. Son voyage allait s’étendre sur au moins dix semaines avec des arrêts à quatre ports différents là où il pourrait décharger sa prise avant de reprendre le large. Son équipage se composait d’un assistant capitaine dont la charge principale était de prendre le relais la nuit, Carbonneau pêchant sans arrêt vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De six matelots, dont cinq étaient des habitués à bord de LA DOUCE BRISE. Le sixième, Marcel, en serait à son baptême de la mer.

Sur son crevettier, le capitaine ne supportait aucune facétie, aucune frasque et surtout, détestait toute discussion pouvant mener à la mutinerie. Il en savait trop sur les effets des vents marins, principalement pour les oreilles, pour permettre quoi que ce soit pouvant enkyster l’atmosphère. On était ici pour la pêche. Point final.

Le capitaine Carbonneau avait proposé à Marcel de le prendre avec lui, pour une seule raison. Il avait connu son père. En fait, c’est cet homme au tempérant prompt qui l’avait conseillé à opter pour la pêche à la crevette, prédisant un avenir meilleur que celui de la morue qui, un jour, du moins c’est ce qu’il prévoyait, serait tellement pêchée que cela occasionnerait une pénurie et une baisse importante du prix. Il se sentait donc recevable, de plus qu’il lui vouait une quasi vénération pour ses talents de marin aux techniques inhabituelles, son sens aigu à lire les eaux et y dénicher le poisson, lui tendant des pièges dans lesquels il tombait comme un amateur. Il se disait : tel père, tel fils. C’était du moins le pari qu’il tenait.

Ce ne fut donc pas Madeleine qui fit les premiers pas vers le capitaine Carbonneau, ni Marcel. Et, sur le quai, alors que déjà plusieurs bateaux disparaissaient au loin, la mère quitta son fils, se faisant cette promesse.

- Je ne veux pas, de maintenant jusqu’à son retour, penser à lui. Le drapeau blanc qu’aujourd’hui je place entre nous deux, flottera jour et nuit et attendra. Attendre, c’est le pire ennemi.
...à suivre...

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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