lundi 4 janvier 2010

Le trois cent vingt-quatrième saut / Le trois-cent-vingt-quatrième saut




UN PEU DE CHANGE S’IL VOUS PLAIT! MERCI.

(Conte d’hiver)



L’enflure à son pied droit le fait souffrir. De plus en plus.

L’avant-midi, Lou s’installe tout près de la sortie du métro. Centre ville. Même endroit, toujours. Il déambule tendant la main; parfois, un gobelet de café en carton récupéré dans un panier à ordures lui sert de sébile; le présente aux passants dans l’espoir de recueillir un peu de monnaie. Du «change» comme il dit.

- Un peu de change s’il vous plait! Merci.

Aujourd’hui son pied droit l’empêche de marcher comme à l’habitude. Se tenir debout : atroce. Lou, assis près du trottoir glacé, se tient un peu en retrait afin de ne pas importuner les gens mais surtout pour éviter d’être interpelé par les policiers qui surveillent le coin regorgeant de revendeurs de drogue. Jambe étendue et main offerte, la main qu’une mitaine verglacée cache à peine des doigts rougis par le froid, jaunis par la nicotine; Lou attend et quête.

Hier soir, au refuge - un peu avant le souper offert aux sans-abris qui réussirent à se pointer à l’heure prescrite donnant droit à un lit pour la nuit - le grand Ben, un bénévole de longue date, lui suggérait de se rendre aux urgences pour faire examiner ce pied qui jour après jour le ralentit.

- Tu devrais y voir.

Le grand Ben est conscient qu’il parle dans le vide, un grand vide blanc. Il sait toutefois que si Lou ne s’occupe pas de cette enflure, bientôt on l’empêchera de dormir ici, à cause de la difficulté qu’il aura à enlever sa botte : pas de bottes dans le dortoir, ça fait partie du règlement.

Lou, dans la neige, semble être assis à l’entrée d’un igloo. Il doit faire bonne impression, tout au moins ne pas paraitre trop répugnant. Le journal offert aux usagers du métro lui sert de coussin. De l’autre côté de la rue, dans la vitrine immaculée du magasin de disques, une silhouette apparait, barbouillée de soleil, la sienne, puis disparait dans la neige qui forme un rideau mobile sur l’immense fenêtre.

Il souhaite recueillir un peu de sous. Pour sa dose. Celle qui rendra l’enflure moins douloureuse; celle qui pourrait lui attiédir l’intérieur. Une autre neige, moins froide celle-là. Plus étourdissante. Grisante.

Les gens passent. Eux aussi ont froid. Entièrement préoccupés à se maintenir debout, ils solidifient leurs pas sur un trottoir qui tient plus de la patinoire qu’à ce poste de péage pour sans-abris auquel ils sont habitués. Les demandes pour du «change» sont tellement nombreuses de coin de rue en coin de rue, qu’on finit par les prendre pour des bornes identifiant les intersections.

Lou tente de bouger ses orteils. Pour ceux du pied droit, rien à faire.

Sa technique est fort simple : ne pas importuner les promeneurs; adopter l’air triste de celui qui semble seul dans la vie, l’abandonné pour qui une pièce de monnaie permettra de payer un café chaud – les gens qui déambulent occasionnellement ici se laissent prendre – ou cette dose qui le ramènera dans un monde extérieur à la réalité qui l’habite – les habitués le savent très bien. Mais le lot habituel ressemble davantage à de l’indifférence féroce comme ce blizzard qui court en sifflant derrière lui.

Les tourbillons du vent transportent de grands jets de neige qui se fracassent sur la vitrine du magasin de disques. Ils s’y imprègnent tels des fantômes flous que l’air diluerait sur un écran irréel projetant des formes diaphanes.

Lou regarde devant lui, spectateur d’une représentation imaginaire qui origine de son dos.

- Un peu de change s’il vous plait! Merci, dit-il machinalement.


L’enfant n’a pas plus de quatre ans. Cinq au maximum. Elle ralentit le pas, surprise d’apercevoir sur la frise du trottoir, écroulé dans la neige, un grand jeune homme qui ne semble pas habillé pour jouer dehors. L’enfant qui n’a pas plus de quatre ans sait ce que cela signifie «jouer dans la neige». Ce n’est pas cela qui se déroule devant ses yeux étonnés.

Lou ne l’a pas remarquée, tout occupé à fixer le rideau sur lequel des images se marouflent timidement.

Son pied droit lui fait mal.

Le «clic» de deux pièces de monnaie qui s’entrechoquèrent en passant d’une main d’adulte à une mitaine rouge d’enfant, n’a pas réussi à le distraire de la fresque qui s’organise délicatement sur la fenêtre d’en face.

Lou y voit un enfant… d’à peine quatre, cinq ans tout au plus… plutôt grand pour l’âge… une expression mélancolique ou nostalgique au visage, difficile à dire … il donne l’impression ne pas trop saisir ce qui lui arrive mais quelque chose arrive, de pesant, comme impossible à recevoir ou à supporter. Il fait blanc dans cette chambre froide.

Lou plisse les yeux. L’enfant sur la vitrine du magasin de disques est seul dans cette chambre. Debout dans la pièce blanche comme à l’intérieur d’une tempête de neige. Il grelotte, mais le froid ne semble pas en être la cause. La solitude? Peut-être. Un store blanc bouche la fenêtre. Les murs sont de la même couleur. Un enfant immobile comme une statue de glace auprès d’un lit défait. Une couverture, entre laine et coton, enroulée à son pied droit. Il. Oui, il s’agit bien d’un garçon. Il a. Oui, il est aussi vivant que cloué sur place. Il a mal. On croirait qu’il souffre. Personne ne semble répondre à la quête de sa bouche ouverte.

Des images se déroulent devant les yeux de Lou, ranimant des souvenirs lointains, d’une autre époque; celle d’une chambre, d’un store ébréché, de murs blancs, d’un lit dont la couverture disparue réapparait enroulée au pied bleui par une douleur secrète.

Lou cherche, unique spectateur conscient de ce qui se fixe sur la vitrine d’en face, il cherche… mais son pied lui fait mal… aussi mal qu’à un enfant seul, rivé à un pieu au centre d’une chambre blanche.

- Tu ne devrais pas rester là, lui dit une femme, sans doute la mère de l’enfant de quatre ans, cinq tout au plus, une enfant qui le regarde, impavide, sa mitaine rouge vide de deux pièces de monnaie. Il fait un temps à écorner les bœufs. Avec ce vent qui souffle, c’est terrible comme on gèle.
- Un peu de change s’il vous plait! Merci.

Ces quelques paroles l’ont éloigné des images projetées. L’enfant de quatre ans, cinq tout au plus, ne le quitte pas des yeux; elle ne comprend pas pourquoi ce grand jeune homme aux yeux jaunâtres, aux cheveux calamistrés, aux doigts enflés, pourquoi il demeure là à ne pas jouer dans la neige comme elle sait le faire… Puis elle s’en va après avoir retrouvé la main de sa mère qui la conduit vers l’autre intersection.

Deux sous blancs se sont retrouvé au fond du verre de carton.


Aucun son, que les images d’un film qui se déploie à partir des bourrasques du vent hurlant dans le dos de Lou. Images en noir et blanc, mais surtout blanc. Les instruments de musique qui décorent la vitrine du magasin de disques sont silencieux. Le «quêteux» replonge dans ce flou cinématographique, cherchant à oublier l’enflure au pied droit.

Est-ce un songe? Un rêve? Le début d’un délire? La douleur prend-t-elle un autre chemin pour mieux se faire entendre? Lou ne le sait pas. Il voit un enfant dans une chambre blanche, debout dans un silence infernal qui sort de sa bouche comme un cri éteint ou un pleur suffocant. Un coup de vent dans le cou comme une attaque au fouet. L’enfant le regarde. Leurs yeux deviennent jumeaux.

Lou, au-delà des couleurs elles-mêmes, reconnait dans les diverses teintes de blanc, les odeurs qui les enveloppent. La plus forte, celle de l’urine qui coula plus d’une fois le long de la jambe de l’enfant. L’enfant serait-il enfermé dans cette chambre depuis un bon moment? On étoufferait pour moins que cela. Impossible de savoir durant quelle saison ont lieu ces évènements. C’est blanc, un blanc aseptisé, tout autour et partout. Un blanc de nulle part, d’été ou d’hiver!

Lou concentre son attention sur la vitrine. L’enfant y revient, paralysé dans sa position figée. Le regarde. L’appelle-t-il? Impuissant à répondre, Lou se sent pénétré par le regard stupéfait de l’enfant. Ils ont froid en eux; de cette si pure froideur qu’on ne peut l’expliquer, la ressentir tout au plus.

L’enfant a bougé. Sur sa droite. À la main, il tient un objet. Ça semble être… Il s’y accroche. Lou cille des yeux. Une bougie? Un lumignon? L’enfant a soulevé l’objet pour le placer devant lui, le tendre du bout de ses bras vers quelque chose ou quelqu’un.

- Non, crie Lou.

Les passants n’ont rien entendu, n’ont pas interrompu leur marche chancelante sur ce trottoir glacé, seul chemin vers le bout de leur course.

Lou veut se lever, traverser la rue, se projeter dans la vitrine. Mais son pied le ramène à la réalité et du coup le personnage s’efface, l’enfant soulevant une chandelle à bout de bras…


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Un cri éternue à l’intérieur du cerveau de Lou. Quelqu’un vient d’écraser son pied endolori:

- Peux-tu t’enlever de mon chemin, espèce de débile!

Lou hésite entre l’écran embrouillé de neige et cet adolescent qui précipite sa marche vers la bouche du métro après lui avoir marché sur le pied droit. Le mal voyage entre le pied, le cœur et le cerveau dans un rapide aller-retour lancinant.

L’eau qui remplit ses yeux devient un filet de glace esquissant un sillon translucide sur ses joues. Lou cherche à retrouver le film sur la vitrine d’en face.

L’enfant n’y est plus. La chambre est fermée. Il voit plutôt, au pied d’une porte, un rai de lumière très pâle que la lueur d’une bougie ou d’un lumignon aurait souligné. Au centre de cette porte, un écriteau : DANGER, REPAIRE D’ADOLESCENT.

Mais se trouve l’enfant? Que lui est-il arrivé? Ce blanc qui l’habillait de la tête aux murs, cette couverture enroulée, tachée d’urine, et ce regard hâve dirigé vers l’inconnu, où cela s’est-il enfui?

Lou a la vague impression qu’un bout du scénario lui manque, que la pellicule sur laquelle on l’a plaqué s’est emmêlée! Il cherche à rabouter le temps entre le plancher de cette chambre qu’un rayon de lumière dessine et l’autre, la chambre blanche de l’enfant éberlué.

Le vent ne se laisse pas intimider. Il tourbillonne sans arrêt de gauche à droite, se moquant des obstacles, pour finalement se plaquer à nouveau sur le grand écran improvisé que les yeux de Lou ne quittent plus. Le froid qui accompagne le blizzard charrie ses bruits sifflants dans tout l’espace, à la fois restreint et contenu; ils deviennent de plus en plus muets pour le grand bonhomme au pied droit souffrant. Vent et froid ne l’atteignent plus. Des images d’un autre temps captent son attention.

Un peu comme si on venait de placer l’œil d’une caméra par le trou de la serrure - celle de la porte derrière laquelle un adolescent, seul aussi, étendu sur un matelas, les oreilles camouflées sous les écouteurs d’un baladeur - on voit une pièce tapissée à la manière de toutes les chambres d’adolescents.

Lou est fasciné par la lumière. Douce. D’un jaune particulier, celui des ampoules électriques camouflées sous des abat-jours improvisés. Ici, il lui semble qu’on ait utilisé un vêtement à moins que ce ne soit une couverture, entre laine et coton, difficile à dire, mais l’organisation fait en sorte que la lumière ne permet pas de tout distinguer, de tout préciser. Il faut un peu deviner dans ces reflets bigarrés le peu d’objets meublant la pièce.

Le noir et le blanc, surtout le blanc, ont laissé la place à un jaune hermétique.

Étendu par terre, sur un matelas étroit, un adolescent filiforme - il s’agit bien d’un adolescent - bouge la tête au rythme d’une musique provenant du baladeur. Ses mains battent la mesure deux secondes puis s’immobilisent. Ses pieds nus se croisent l’un sur l’autre tel un crucifié : le droit sur le gauche. Ses yeux sont fermés. La lumière jaune abricot n’est pas assez puissante pour lancer de l’ombre sur les murs «posterisés».

Lou, subjugué par la scène lente et trainarde qui s’offre à lui sur la vitrine givrée, cille des yeux cherchant à déceler la suite d’un script sans paroles.

Le jaune tiède a pris la place du blanc froid, celui de la chambre de l’enfant tenant un lumignon. Le jaune plaqué au sol ne lui permet pas de voir autre chose que cet adolescent allongé sur un matelas, que ces murs cherchant à se cacher derrière des noirs mouchetés. Un silence rempli de mouvements entoure l’adolescent, l’enveloppe alors qu’il écoute sa musique hurlante.

Trois ou quatre personnes défilent derrière la vitre du magasin de disques. Les hologrammes disparaissent instantanément. Lou revient à son pied. Le droit. Il jette un regard autour de lui comme s’il revenait d’un ailleurs l’ayant largué hors du temps. Rien n’a changé; le froid, le vent, la neige solidifient encore les traces gelées des passants avant de les lancer comme des confettis à ce rigoureux matin d’hiver.

Puis l’adolescent réapparait sur cet étrange moniteur à images, la vitrine qui doucement se givre et s’embue. Il se lève difficilement comme s’il avait dû s’arracher à l’attraction du plancher. Recule-t-il? Il risque de tomber en évitant de s’embarrasser dans le matelas. Il enlève les écouteurs plaqués sur ses oreilles. Recule encore un peu. Au pied droit, une seringue plantée. Les ongles des orteils sont rouges.

Lou porte attention aux gestes de l’adolescent alors que la température ambiante de la chambre chute de plus en plus. Bientôt, deux corps entièrement frigorifiés ne répondent plus à leurs commandes.

Un adolescent s’extirpe de la grande vitrine… entre par la grande porte invisible du magasin de disques… évite de s’embarrasser sur les pianos à queue, les violoncelles silencieux et les feuillets de partition de musique.

Lou enlève ses mitaines trouées. S’avance un peu. Son pied droit, douloureux. Il se retrouve derrière l’adolescent qui déambule sur le plancher recouvert d’un amas semi-liquide ne ressemblant en rien à la neige qui court dehors. Lou le suit. Où va-t-il? Comment peut-on clopiner dans un magasin aussi vaste, une seringue plaquée au pied droit, et demeurer inaperçu?

Lou le talonne. La chaleur blanche passe au jaune. Son pied droit insensible, il marche derrière un spectre qui, devant, se dirige vers un endroit précis, de lui seul connu. L’adolescent franchit tous les obstacles qui se dressent devant lui comme s’ils étaient invisibles. Jamais il ne se retourne. Ne se sent ni épié ni poursuivi. Il marche au-dessus de cette espèce de terreau nival sans y laisser aucune trace, aucune piste.

Lou rejoindra l’adolescent dans ce couloir où les présentoirs de disques sont installés. Ne le voit que de dos. Un dos transparent. Et s’il se retournait? Si l’adolescent aux pieds nus, s’il se retournait, Lou saurait-il le reconnaitre?

Une musique emplit le magasin de disques. Elle passe des chants de Noël à des airs de guitare électrique. Lou reconnait quelques accords; ils résonnent dans sa tête comme s’il portait des écouteurs aux oreilles. La musique enveloppe l’adolescent qui s’immobilise à quelques pas devant Lou. Se retourne. À la main, comme une bougie tendue, un lumignon en fait. L’adolescent, corps plié, tête baissée, tient ce morceau consumé, le lève vers les yeux stupéfiés de Lou.

Une fois l’adolescent complètement redressé, ce que Lou voit devant lui, c’est un être sans âge, sans couleur, dont la figure a pris la forme d’un écran sur lequel se projette… une lueur très faible, celle de la bougie… d’un lumignon.


À l’employé du magasin qui l’interpelle, Lou répond :

- Un peu de change s’il vous plait! Merci.




- Ce texte est écrit en orthographe nouvelle. -


Au prochain saut




















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