Le mois de mai s’achève. Celles et ceux qui suivent assidûment le crapaud auront remarqué que le mois de Marie prendra fin avec une moyenne de sauts pas du tout comparable à celle d’avril… à celle de mars… et on peut rejoindre ainsi le début de 2009. Le crapaud sautait entre six et sept fois… on parle de trois ou quatre pour celui-ci.
Il y a des explications, vous les connaissez. J’aimerais tout de même leur donner un peu plus de coffre (en plâtre, évidemment…) afin de ne pas vous perdre et aussi me permettre de mieux comprendre la vie d’un handicapé semi-autonome déambulant en fauteuil roulant, puis en béquilles.
J’ai mis la musique de Béla Bartok pour me suivre dans ce regard sur les traces du … tendon d’Achille. Pourquoi Bartok? Hongrois, donc tout près de la République Tchèque – il a certainement marché les rues de Prague -, il a quitté son pays alors que l’on pactisait avec Hitler mais principalement à cause de cette musique à la fois folklorique et moderne sur laquelle coulent des coloris d’une intense vivacité, une violence sauvage et une sereine douceur tout à fait propice au rêve poétique.
Mais je ne voulais pas parler de Bartok, plutôt de rupture (ruptures) que cette ténotomie (section d’un tendon) m’inflige (nt). Dans le fait de s’immobiliser en raison d’une blessure de ce genre ou tout autre j’imagine, se produit un point de rupture plus ou moins important.
D’abord, une rupture avec son quotidien. Mon ami Jean-Luc, philosophe à ses heures, me rappelait «qu’on n’apprécie vraiment ce que l’on a que lorsqu’il nous échappe». Il a parfaitement raison. Pour mieux le démontrer, j’avoue que depuis plus de trois semaines je vis une fixation : les personnes qui marchent me hantent… Je les vois aller et venir sans jamais se soucier un seul petit instant microscopique de leur… tendon d’Achille. Ils marchent, c’est naturel; c’est tout. Alors que l’handicapé semi-autonome temporaire, celui qui, aussi insouciant, marchait naturellement un point c’est tout, et qui maintenant doit obligatoirement se fier à son fauteuil, à ses béquilles et à de l’aide extérieure, ce handicapé vit une rupture fondamentale.
Elle est physique, corporelle. Une rupture qui permet de découvrir un corps qui ne fonctionne pas efficacement. Un corps qui rappelle à tout instant ce quelque chose de fracturé. Le contact devient plus lent, plus intime. Le simple fait de prendre une douche (ça dure quoi? moins de dix minutes?) alors que là il faut y aller à la débarbouillette et y consacrer une demi-heure… ça permet des réflexions… je me demande si Bartok, lorsqu’il composait, prenait ce temps d’introspection…
Et l’exemple précédent, un parmi tant d’autres, illustre bien à quel point au-delà du tendon d’Achille, lorsque tout fonctionne normalement nous devenons inconscients de la mécanique, de la rythmique mais aussi de la non-rupture. Il ne peut pas y avoir de rupture sans son contraire.
Cela me mène à vous placer dans le contexte du poème suivant, qui s’intitule derrière. Vous le savez maintenant, achever un poème pour le crapaud, c’est y venir, y revenir, corriger, reprendre, redire, une tâche itérative.
Celui-ci fut entrepris avant la blessure et sans qu’il ne le veuille nécessairement s’en est retrouvé enveloppé. Bonne lecture et si le cœur vous en dit, lisez-le sur un fond musical; je vous suggère «Le second quatuor, op.17, Sz.67, Moderato)» de Béla Bartok.
derrière
se tenant par la main, les inconnus marchent
inconscients de la route à venir
à leurs insouciantes semelles l’innocence collée
derrière leurs yeux couleur de thé
le voile blanc de l’introspection
les inconnus figés et ne se tenant plus la main
ont perdu l’innocence d’hier
en quittant leurs souliers calcinés
derrière leurs images couleur d’été
la passage a le goût de la rétrospection
sans mains et sans pieds, les inconnus égarés
traversant les routes comme des âmes gelées
promènent des odeurs de café
le geste oublié
sous de folles allures introjectées
derrière l’intersection trace une croix
Au prochain saut