Nagasaki et Hiroshima, tout près de Kanata...
Lorsque le Dodge reçut la cassette et les clefs de la Chevrolet, il devait être environ quinze heures. Le chauffeur de la limousine ne souhaitant pas rester trop longtemps près de cette brute silencieuse, remonta immédiatement au bureau de monsieur Georges.
Les portes du garage s'ouvrirent. Se refermèrent. Le Dodge mit la cassette en position et écouta:
- "Tout semble clair. Le jeune qui répond au nom d'Éric Tanguay est en fugue du Centre d'accueil Jacques-Cartier. C'est un habitué des affaires rapidement réalisées. Son répondant est Steve. Il a beaucoup de contacts avec les sous-groupes de Montréal. Il travaille principalement entre Saint-Laurent et le Stade Olympique. Spécialiste des commissions, on peut se fier à lui. Il n'a jamais rien gâché jusqu'à présent. L'affaire de la clef paraissait bien simple mais tout s'est écroulé à cause du fugueur qui s'est poussé avec l'enveloppe. À Toronto, c'est toujours code 2. Là-bas tout baigne dans l'huile sauf le colis disparu. Steve ne l'a jamais reçu et n'a jamais revu le jeune. Comme on connaît Steve, il n'est certainement plus en ville: possiblement en route vers les États-Unis ou Toronto. Si retrouvé, le rendre tout à fait hors d'usage. Pour ce qui est du jeune, il est vif et pourrait s'être débarrassé de l'enveloppe et se cacher quelque part dans le centre-ville. Un détail que personne n'a pu encore élucider, une camionnette blanche immatriculée JPN-967 a été filmée autour de la limousine lors de la transaction. Elle appartient à un dénommé Patrice Lanctôt, étudiant en psychologie à l'Université de Montréal. Il vient de terminer un stage au Centre d'accueil du jeune Éric. Surveiller de ce côté-là. Il n'est pas chez lui depuis quelques jours. On devrait terminer de passer Montréal et la région au peigne fin d'ici ce soir. En route vers Toronto, tout semble se jouer dans le coin."
Le Dodge dégagea la cassette et la rangea à l'intérieur de son veston. Lunettes teintées au visage, il partit.
ET À KATANA...
Le vieux Japonais ne parlait pas un excellent français mais réussissait quand même à bien se faire comprendre.
- Vous prendre chambre pour nuit?
- Connaissez-vous la ville de Toronto, monsieur?
- Très bien encore, mais long de temps en être parti.
- Vous y étiez au milieu des années 1960?
Le vieux Japonais cherchait dans le regard de Patrice des indices lui permettant de mieux saisir le sens de ses interrogations. La tradition japonaise veut que l'on se méfie des gens tant et aussi longtemps que des raisons suffisantes nous permettent d'agir autrement. Et en plus, ce jeune semi-Japonais posait au viel homme un autre problème de conscience. Qui était-il? Un ancien parent? Le fils d'une connaissance? Pourquoi se promener avec deux jeunes aux allures si différentes de lui?
- Vous y étiez donc?
- Quitter Nagasaki août 1945, quelques moments avant bombe atomique sur ville des parents. Avoir quinze ans.
- Vous êtes donc venu vous établir au Canda?
- Seul partir, car parents sous bombe. Arriver Canada grâce ambassade canadien à Tokyo. Parents être dans diplomatie.
- On vous a reçu à Toronto?
- Pas beaucoup apprécier parler telle chose.
Dans les yeux de l'homme, on semblait y déceler de la cendre. Il laissa le petit salon qui servait de bar et retourna à la salle à manger.
- La bombe atomique, quelle catastrophe! méditait Patrice en portant la minuscule tasse de thé à ses lèvres.
Les deux autres le regardaient sans dire un mot. Il y a comme des malheurs si énormes que les nôtres s'amenuisent. Mais comment placer un ordre de grandeur dans la souffrance humaine: physique d'abord, morale ensuite ou l'inverse.
Le vieux Japonais déambulait comme s'il marchait sur le bout des pieds. Revenant de ce qui semblait être la cuisine, il apportait du riz et des crevettes dans un très beau plat qu'il plaça entre Éric et Patrice.
- Vous me remettre. Si pouvoir vous indiquer.
Comment réussissait-on à survire après la bombe atomique? Se pouvait -il que tous les matins, au réveil, on n'en arrivait pas à se demander si cette catastrophe risquait à nouveau de se reproduire?
- Nous allons passer la nuit ici, les gars. Demain sera assez tôt pour voir ce que nous ferons de l'enveloppe.
- Vous l'avez gardée? demanda Steve, stupéfait.
- Personne n'a voulu nous l'acheter, répondit Éric qui se préparait à dire qu'il s'agissait d'une farce.
- Je ne sais pas, Steve, si tu te rends bien compte de toute cette histoire, mais c'est une commande unique qu'on vous a passée. Et avec toi sur les bras, je me demande comment la police recevrait toutes ces informations.
- Ce n'est pas du tout nécessaire de mettre la police dans le coup, reprit Éric qui se décida à goûter les crevettes.
Patrice se demandait jusqu'où il pouvait faire confiance à ces deux larrons; le portrait venait de changer avec l'entrée en scène de Steve. Il se dit qu'il ne devrait pas leur permettre de comploter dans son dos sinon il risquait beaucoup.
- Adresse inexacte maintenant, dit l'aubergiste en lui glissant son bout de papier.
- Ça ne vous dit vraiment rien?
- Vous suivre indications derrrière feuillet. Peut-être arriver bon port.
Patrice le remercia et lui demanda de préparer une chambre pour le trio. Si possible avec douche.
- On peut pas, côté police..., dit Éric.
- Réveille, Éric. Le coup de lundi, c'est une affaire de trente millions et si ça rate, je ne sais pas, moi, la mort de combien d'innocents.
- Pourquoi la mort? demanda Steve.
- Un attentat à la bombe pour attirer la sécurité à quelque part alors qu'on investit la banque, pas n'importe laquelle, la Manhattan Bay Street Bank, et on s'enfuit avec un coffre-fort rempli à craquer.
- C'est sérieux! dit Steve dont les yeux cherchaient à devenir moins méprisants avec le temps. Dans le fond, c'était un grand trouillard qui croyait qu'en menaçant les autres ou en leur faisant peur, on la leur refilait.
L'auberge était tellement silencieuse qu'on entendait, en fixant correctement son attention, le bruit des autos filant à vive allure sur la transcanadienne.