vendredi 9 mars 2007

Le cent cinquante-septième saut de crapaud


L'automne dernier, à Paris, je me suis offert le plaisir d'aller prendre un café au Deux Magots. À quelques mètres d'où nous étions assis, mon frère et moi, tout au fond en dessous du miroir, la table de Sartre et de Beauvoir. Je les imaginais, cigarette au bec, discutant sans trop se regarder, côte à côte et peut-être, la même tasse dans laquelle le garçon venait de nous servir le nôtre... quelques années plus tard. À ce moment, un texte de La Nausée me trottait en tête. Que j'ai retrouvé et qui fera le cent cinquante-septième saut du crapaud.



- " Monsieur Achille est heureux comme il n'a pas dû l'être depuis longtemps. Il bée d'admiration; il boit son Kyrr à petites gorgées en gonflant ses joues. Eh bien! Le docteur a su le prendre! Ce n'est pas le docteur qui se laisserait fasciner par un vieux toqué sur le point d'avoir sa crise; une bonne bourrade, quelques mots brusques et qui fouettent, voilà ce qu'il leur faut. Le docteur a de l'expérience. C'est un professionnel de l'expérience: les médecins, les prêtres, les magistrats et les officiers connaissent l'homme comme s'ils l'avaient fait.


J'ai honte pour M. Achille. Nous sommes du même bord, nous devrions faire bloc contre eux. Mais il m'a lâché, il est passé de leur côté: il y croit honnêtement, lui, à l'Expérience. Pas à la sienne, ni à la mienne. À celle du docteur Rogé. Tout à l'heure M. Achille se sentait drôle, il avait l'impression d'être tout seul; à présent, il sait qu'il y en a d'autres dans son genre, beaucoup d'autres: le docteur Rogé les a rencontrés, il pourrait raconter à M. Achille l'histoire de chacun d'eux et lui dire comment elle a fini. M. Achille est un cas, tout simplement, et qui se laisse aisément ramener à quelques notions communes.


Comme je voudrais lui dire qu'on le trompe, qu'il fait le jeu des importants. Des professionnels de l'Expérience? Ils ont traîné leur vie dans l'engourdissement et dans le demi-sommeil, ils se sont mariés précipitamment, par impatience, et ils ont fait des enfants au hasard. Ils ont rencontré les autres hommes dans les cafés, aux mariages, aux enterrements. De temps en temps, pris dans un remous, ils se sont débattus sans comprendre ce qui leur arrivait. Tout ce qui s'est passé autour d'eux a commencé et s'est achevé hors de leur vue; de longues formes obscures, des événements qui venaient de loin les ont frôlés rapidement et, quand ils ont voulu regarder, tout était déjà fini. Et puis, vers les quarante ans, ils baptisent leurs petites obstinations et quelques proverbes du nom d'expérience, ils commencent à faire les distributeurs automatiques: deux sous dans la fente de gauche et voilà des anecdotes enveloppées de papier d'argent; deux sous dans la fente de droite et l'on reçoit de précieux conseils qui collent aux dents comme des caramels mous. Moi aussi, à ce compte, je pourrais me faire inviter chez les gens et ils se diraient entre eux que je suis un grand voyageur devant l'Éternel.


...


Seulement voilà, on m'a trop embêté avec ça dans ma jeunesse. Je n'étais pourtant pas d'une famille de professionnels. Mais il y a aussi des amateurs. Ce sont les secrétaires, les employés, les commerçants, ceux qui écoutent les autres au café: ils se sentent gonflés, aux approches de la quarantaine, d'une expérience qu'ils ne peuvent pas écouler au dehors. Heureusement ils ont fait des enfants et ils les obligent à la consommer sur place. Ils voudraient nous faire croire que leur passé n'est pas perdu, que leurs souvenirs se sont condensés, moelleusement convertis en Sagesse. Commode passé! Passé de poche, petit livre doré plein de belles maximes. "Croyez-moi, je vous parle d'expérience, tout ce que je sais, je le tiens de la vie." Est-ce-que la Vie se serait chargée de penser pour eux? Ils expliquent le neuf par l'ancien - et l'ancien, ils l'ont expliqué par des événements plus anciens encore...: au bout du compte, ils n'ont jamais rien compris du tout... Derrière leur importance, on devine une paresse morose: ils voient défiler des apparences, ils baîllent, ils pensent qu'il n'y a rien de nouveau sous les cieux. "Un vieux toqué" - et le docteur Rogé songeait vaguement à d'autres vieux toqués dont il ne se rappelle aucun en particulier. À présent, rien de ce que fera M. Achille ne saurait nous surprendre: puisque c'est un vieux toqué!


Ce n'est pas un vieux toqué: il a peur. De quoi a-t-il peur? Quand on veut comprendre une chose, on se place en face d'elle, tout seul, sans secours; tout le passé du monde ne pourrait servir de rien. Et puis elle disparaît et ce qu'on a compris disparaît avec elle.


Les idées générales, c'est plus flatteur. Et puis les professionnels et même lesa amateurs finissent toujours par avoir raison. Leur sagesse recommande de faire le moins de bruit possible, de vivre le moins possible, de se laisser oublier. Leurs meilleures histoires sont celles d'imprudents, d'originaux qui ont été châtiés. Eh bien oui: c'est ainsi que ça se passe et personne ne dira le contraire. Peut-être M. Achille n'a-t-il pas la conscience très tranquille. Il se dit peut-être qu'il n'en serait pas là s'il avait écouté les conseils de son père, de sa soeur aînée. Le docteur a le droit de parler: il n'a pas manqué sa vie: il a su se rendre utile. Il se dresse, calme et puissant, au-dessus de cette petite épave; c'est un roc.


Le docteur Rogé a bu son calvados. Son grand corps se tasse et ses paupières tombent lourdement. Pour la première fois, je vois son visage sans les yeux: on dirait un masque de carton, comme ceux qu'on vend aujourd'hui dans les boutiques. Ses joues ont une affreuse couleur rose... La vérité m'apparaît brusquement: cet homme va bientôt mourir. Il le sait sûrement; il suffit qu'il se soit regardé dans une glace: il ressemble chaque jour un peu plus au cadavre qu'il sera. Voilà ce que c'est que leur expérience, voilà pourquoi je me suis dit, si souvent, qu'elle sent la mort: c'est leur dernière défense. Le docteur voudrait bien y croire, il voudrait se masquer l'insoutenable réalité: qu'il est seul, sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s'empâte, un corps qui se défait. Alors il a bien construit, bien aménagé, bien capitonné son petit délire de compensation: il se dit qu'il progresse. Il a des trous de pensée, des moments où ça tourne à vide dans sa tête? C'est que son jugement n'a plus la précipitation de la jeunesse. Il ne comprend plus ce qu'il lit dans les livres? C'est qu'il est si loin des livres à présent. Il ne peut plus faire l'amour? Mais il l'a fait. Avoir fait l'amour, c'est beaucoup mieux que de le faire encore: avec le recul on juge, on compare et réfléchit. Et ce terrible visage de cadavre, pour en pouvoir supporter la vue dans les miroirs, il s'efforce de croire que les leçons de l'expérience s'y sont gravés."



À bientôt

Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...