mercredi 10 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE) 40






        p1)    les didascalies

La population se mit à craindre pour la réussite des activités organisées par le Comité populaire en raison des pluies abondantes qui se mirent à tomber dès le départ de Daniel Bloch vers Sapa et le Nord du Vietnam. Pour leur part les membres des xu xí… furent surpris d’apprendre, de la part de Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé), que l’étranger au sac de cuir avait sensiblement modifié ses plans  de voyage. Son guide avait appelé celui qu’on doit maintenant surnommer l’ex-contremaître du chantier, lui annonçant que son client avait choisi de demeurer toute la semaine à Sapa. Ne pas s’inquiéter, monsieur Bloch serait de retour à Hanoï à temps pour les activités. Il lui avait demandé de le laisser seul dans ce homestay et profiter de la voiture pour se rendre vers Ha Giang où vivaient sa famille et sa fiancée. Il avait refusé mais devant l’insistance de Daniel Bloch, il accepta, le remerciant mille fois. Ceci laissa perplexe Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé); il n’en parla qu’à Đp.

Les pluies ne semblaient pas inquiéter la troupe des NAINS ainsi que son directeur, occupés à finaliser le scénario qui prit la tangente insufflée par la dame plus âgée. Elle avait insisté sur le fait que traiter de la transformation et du changement lui apparaissait une tâche à la fois difficile et périlleuse. On voit quelque chose changer, se transformer, mais chez les gens c’est une autre histoire.   Il avait chargé deux membres de la troupe pour dénicher l’endroit où on allait monter la scène : celui qui comptait ses doigts ainsi que cet être à la tête blanche, aux yeux rouges et la peau translucide. Ils revinrent trempés jusqu’aux os, confiants que le lieu découvert conviendrait parfaitement bien : la pinède.

Mp (le trapu) donnait l’impression d’avoir élu domicile au local du groupe des NAINS. La décision de cesser les cours privés de musique lui permettait de se consacrer entièrement aux préparatifs de la pièce de théâtre. Surtout, participer à la vie communautaire de ces gens hors norme. Toute sa vie, seul avec sa mère, seul avec son professeur de musique, seul en groupe que ce soit au chantier ou en compagnie des xu xí… tout cela l’avait mené à ne se centrer que sur lui-même, un lui-même qu’il abhorrait au haut point. Maintenant, le virus du théâtre l’avait entièrement envahi. Le directeur de la troupe lui demanda de bien vouloir préparer, à partir de la musique de Mendelsshon proposée par Daniel Bloch, quelques extraits qu’on allait piquer ici et là. Toutefois, il tenait absolument à ce qu’il se concentre sur ces trois notes jouées à la flûte, celles dont parlait la dame âgée.

Mp (le trapu) ne retournait à la maison que pour de furtives incursions. Sa mère, attristée par la situation, se promettait qu’à la première occasion, elle aurait un face à face, un tête-à-tête avec lui. Ce qui n’allait pas tarder puisqu’elle entendit le bruit du moteur de la motocyclette de son fils s’éteindre dans la cour.
– C’est toi?
– Qui veux-tu que ce soit d’autre? répondit Mp (le trapu).
– J’ai souvent l’impression que mon fils n’est pas celui que j’ai élevé.
– Si tu le souhaites, je peux te dire qui il est vraiment.

La mère du musicien se leva, alla faire bouillir de l’eau. Elle y infusera le thé, celui des longues conversations.


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Daniel Bloch avait réussi, non sans peine, à convaincre son chauffeur et guide de partir vers le Nord sans lui. Sa décision de rester dans ce homestay égaré dans les rizières de Sapa ne le surprit pas outre mesure. Saluant Aï :
- À ton retour, j’aurai deux questions pour toi.  
– Si je suis en mesure d’y répondre, cela me fera plaisir. D’ici là, si quoi que ce soit survenait, que vous ayez besoin de moi, n’hésitez pas à m’aviser, j’ai laissé mes coordonnées aux propriétaires. J’ai téléphoné à la personne que vous vouliez aviser de votre décision. Elle m’est apparue un peu inquiète mais je l’ai rassurée.

La voiture démarra. Daniel Bloch s’installa sous une tonnelle donnant directement vers le Fansipan. Les nuages en ceinturaient la cime de sorte qu’il lui fut impossible de le saluer, mais comptait bien se rendre à son sommet dans les jours suivants. Une toute jeune fille, avait-elle quinze ans? … difficile à dire, le rejoignit, une tasse de café à la main. avait certainement prévenu les hôtes de certaines habitudes du vieillard qui semblait mort de fatigue. Ses traits hypertrophiés le trahissaient tout comme ce léger tremblement secouant son corps en alternance avec de sévères respirations mal rythmées. La toute jeune fille qui ne disait aucun mot d’anglais, lui sourit si gentiment que l’étranger au sac de cuir, l’espace d’un court instant, sembla reprendre vie, se resituer dans l’espace-temps. Remarquant qu’il cherchait maladroitement à déballer le paquet de cigarettes que son guide lui avait procuré avant son départ, elle apaisa délicatement sa main, l’ouvrit et lui offrit une cigarette américaine. Il a toujours fumé des Marlboro. Celles-ci, dans leur emballage blanc, sont de la catégorie des « légères ». Le jeune fille craqua une allumette qui aussitôt s’éteignit en raison du vent. Daniel Bloch s’en accapara et le temps de le dire, les volutes s’envolèrent vers le ciel.

– Merci. Tu es très gentille.

Combien d’heures demeura-t-il prostré dans cette chaise ressemblant à un hamac? Comment le dire. Le soleil avait eu tout le temps de changer de position, passant de l’est vers le sud. Personne ne vint le déranger. Les vendeuses de l’ethnie H’Mong* furent invitées à ne pas le perturber. À l’heure du lunch, la patronne des lieux déposa quelques nem chua* sur la table installée à ses côtés Il se dit qu’en plus du riz, on avait semé dans le silence et la quiétude de Sapa, l’accueil le plus chaleureux qui soit. Il ne bougea plus du reste de la journée, alternant entre courtes pauses de sommeil, café et cigarettes. La catharsis était en marche. Il n’allait plus revivre une nuit comme la précédente, c’était manifeste.

nem chua*. *Le nem chua est une préparation de porc fermenté de la cuisine vietnamienne. Il est principalement composé d'un mélange de viande de porc maigre et de fines lanières de couenne cuite, agrémentés d'ail et de piment

H’Mong* ou ‘’les montagnards’’ forment une importante ethnie dans le Nord du Vietnam et au Laos.


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- Je ne suis pas tout à fait convaincu que le choix de la pinède soit le meilleur afin d’ériger la scène pour la pièce de théâtre.
- Voilà la raison pour laquelle je désirais en parler avec toi, Người Phm Ti (le délinquant), dit le directeur de la troupe des NAINS.
– Ce lieu a été le décor de bien des tragédies. Moi-même, je n’y suis plus jamais allé. Sans doute la même chose pour beaucoup de gens.
– Je comprends parfaitement ce qui peut les empêcher d’y revenir.

Parmi les qualités professionnelles caractérisant le directeur de la troupe, une des plus fortes réside dans celle de saisir rapidement l’embarras des gens et leur lancer des occasions de les affronter.

– Tu sais Người Phm Ti (le délinquant), chaque matin alors que je me réveille, je constate que ma taille n’a pas changé. La manière de la regarder, elle, a évolué.

Leur conversation bifurqua vers la construction des décors. Ça allait être fort simple. Dénudé. Il s’était rendu à la pinède et constata que ses deux éclaireurs avaient parfaitement raison : la pièce devait se jouer à cet endroit. Seule Đp pouvait prendre la décision finale; quelque chose en lui l’incitait à croire que la jeune fille souscrirait à cette idée. Il lui rendrait visite après s’être entretenu avec May au sujet des costumes.

La couturière fut surprise d’apprendre qu’elle n’aurait pas à confectionner quelques jupes ou pantalons sur mesure en raison du physique des acteurs mais plutôt de grands rideaux. Rideaux cousus dans du tissu très léger, vaporeux même. Trois couleurs : du blanc, du rouge et du noir. Elle nota les mesures, assurant le directeur de la troupe que tout serait prêt d’ici trois jours.

De retour vers le café Con rng đ, -  l’agent de sécurité l’ayant informé un peu plus tôt que Đp et Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé) y prenaient régulièrement leur petit déjeuner -  le directeur de la troupe des NAINS jonglait à la manière de s’y prendre pour vendre l’idée de la pinède à celle qui, en dernier recours, trancherait.

  
– Bonjour vous deux. Il m’est toujours agréable de vous retrouver.
– Vous prendrez bien un café? La troupe ne s’est pas présenté au petit déjeuner, ce matin? demanda Đp
– Vous savez, ce groupe vit dans le plus total désordre au niveau des horaires. La seule chose que l’on respecte ce sont les heures de travail, autrement chacun est entièrement libre et n’a aucune justification à donner à qui que ce soit.
– Vous faites revenir à mon esprit une citation de Pearl Buck : « La liberté de chacun est limitée par la liberté de tous. Un seul être humain n’a pas le droit d’utiliser sa liberté pour réduire la liberté et le bonheur d’autrui. C’est la seule restriction apportée à l’indépendance individuelle. »
- Je trouve intéressant, Đp, que vous citiez cette auteure qui a beaucoup lutté pour les droits de la femme, elle qui fut sévèrement attaquée aux USA pour ses idées progressistes par le sénateur McCarthy. Elle n’a jamais cessé de travailler à franchir les barrières et d’unir les nations. On lui a remis le Prix Nobel de Littérature en 1938.

La discussion allait bon train et le directeur de la troupe des NAINS aborda directement l’objet de sa visite. Des deux, Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé) apparut le plus surpris.

– Vous savez

La jeune fille n’eut pas le temps n’en dire davantage que le directeur ajouta :
- C’est parce que je sais que je vous propose cet endroit.
– Il me faudra en parler au Président du Comité populaire. Je vous reviens là-dessus.                  

La pluie venait de cesser.


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   La mère et le fils se toisaient. Flottait encore dans l’air comme une cacophonie de mots… un air inachevé de flûte … la vague impression d’avoir semé en terre stérile. La mère de Mp (le trapu) se rappela les mots du Bouddha : « Dans la vie, nous ne pouvons échapper au changement ou à la perte. La liberté et le bonheur sont à la mesure de la souplesse et de l’aisance avec lesquelles nous accueillons le changement. »

- Je ne pas combien de kilomètres j’ai marché pour distribuer les tracts du Parti. Combien d’heures perdues à vouloir pour toi ce que tu ne voulais pas. Combien de temps gaspillé à accuser ton père pour ses absences, ses trahisons, ses mensonges afin de t’éviter ces pièges. Je n’ai pas pris une seule seconde pour te connaître. Tu le sais, dans notre pays, les enfants sont rois jusqu’au moment où un autre arrive prendre sa place ou qu’il quitte pour l’école. Tout ce temps, il est dorloté, on l’écoute et rit de ces facéties. On le caresse, l’embrasse. Ceci est perçu comme de l’amour, mais pourrait très bien être que de l’égoïsme poussé à l’extrême. C’est mon enfant, mon fils, ma fille. Qu’à moi. Ma possession, mon objet. Jamais on ne se demande qui il est, qui elle est. On a déjà la réponse : notre usufruit. Sans trop le vouloir, cet objet devient un esclave qui n’a rien d’autre à être que ce que nous exigeons qu’il soit. Tout cela pour son bien, son bonheur. Comme semer du riz, exactement comme semer du riz. On le pose dans la rizière, on voit à ce qu’il ne se détériore pas puis on le récolte. Un point c’est tout. Un enfant n’est pas du riz. Un enfant peut préférer le violon à la flûte. Un garçon qui est ton fils, qui a habité ton corps, a le droit d’aimer qui il veut. Sa mère n’a pas à intervenir dans la recherche du bonheur de son enfant. Elle n’a qu’à se souvenir du temps où on lui a, elle aussi, imposé une manière d’être, une manière d’agir que dans le fond de son âme elle récusait, mais à laquelle elle s’est plié. On cherche le bonheur et on trouve le malheur, celui de n’être pas qui l’on est.

La mère de Mp (le trapu) se tut. Elle fixait son fils d’un regard nouveau, comme jamais auparavant elle ne le fit. Elle reprit :
- J’ai l’impression de te parler comme si je lisais un tract. Pas comme une mère. Le fond de mon âme veut te dire une seule chose : je respecterai tes choix. Si tu le souhaites, je serai à tes côtés dans les démarches que tu as entreprises. Tu seras éternellement mon enfant, que tu optes pour devenir une femme ou que tu demeures celui que tu es. Sois en convaincu.

La pluie se remit à tomber. Fortement. Quelques coups de tonnerre suivirent les éclairs foudroyant l’intérieur de la petite maison. Aucune larme aux joues du fils et de la mère.

– Je retourne vers la troupe de théâtre, dit Mp (le trapu) qui caressait doucement la main tavelée de celle qui était devant lui.
– Sois heureux. Je ne souhaite que ça.

Profitant d’un bref éclairci, le jeune musicien prit l’étui dans lequel reposait sa flûte, l’ouvrit, porta le bec de l’instrument à sa bouche, respira un moment avant d’en laisser sortir trois notes d’une profonde tristesse.

– Lors des deux représentations de la pièce théâtre, j’en jouerai pour une dernière fois. Je veux que tu les reçoives comme un cadeau. Elles te seront dédiées.
– Je vais inviter ton professeur afin qu’elle assiste à ta sortie de scène. À ton entrée sur une autre.


Le fils s’en alla. Il décida de se rendre à pied vers le local où les NAINS logeaient.

À suivre

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