vendredi 20 janvier 2006

Le soixante-quinzième saut de crapaud

…la suite…


Grand-père, auquel s’accrochait tel un hameçon le jeune micmac, s’approcha du groupe qui, après s’être vaguement consulté du regard, forma autour d’Émile et de monsieur Épelgiag un cercle incomplet. Nous vivions un moment crucial dans la lutte disproportionnée entre l’incendie et des hommes fatigués, des femmes épuisées, au coeur d’une nuit interminable.

Le mur de neige qu’avait suggéré de monter Aldège, fragile bouclier devant stopper l’avance des flammes, dégoulinait tout doucement à leurs pieds. Des heures d’efforts transformés un peu plus loin, en un filet d’eau ruisselant que la danse de la fumée du brasier leur renvoyait ironiquement en plein visage comme une railleuse bravade. Un miroir de suie déformait maintenant la réalité. La créosote s’incrustait de plus en plus dans leurs espoirs.

C’est vraiment à partir de ce moment, celui qui précéda les paroles du «sauvage» que l’on entendit geindre quelques hommes, maudire la région, plaindre leur isolement, pleurer, pester. Certains blasphémaient. D’autres cherchaient des coupables. Quelques-uns plongeaient dans le désarroi. L’armée de volontaires semblait sur le point de se disséminer.

- Je vais traduire du mieux que je peux les paroles du Micmac.

Émile, l’optimiste, cet homme de groupe, de raison et de solution, celui qui venait de perdre son magasin général, point névralgique du village; celui qui, continuellement, cherchait à donner la main, secourir; celui qui, jamais, ne prenait de décision avant d’avoir compris le point de vue des premiers intéressés; cet homme aux yeux verts de l’espérance, au cœur immense comme la mer, à l’idéal élevé comme la montagne; cet homme profondément ancré à l’Anse-au-Griffon, incrusté jusqu’aux racines de sa terre et de la côte gaspésienne, n’allait pas capituler devant plus fort que lui. Il allait donner avec ses mains, ses bras tous les coups de volonté encore nécessaires pour vaincre dans l’honneur et la dignité.

Monsieur Épelgiag posait autour de lui un regard dont l’expression exprimait un sentiment d’assurance, celle qui caractérise l’homme ayant saisi l'entier d'un problème, en mesure d’avancer dans la direction dictée par la certitude.

L’affolement était généralisée. Elle frissonnait sur tous les pores obstrués de cendre des villageois.

- Le piège (voilà à peu près comment Émile traduisit les paroles du Micmac) que nous devons tendre à l’incendie m’apparaît bien simple. Il exigera toutefois que chacun d’entre vous puissiez y participer. Aussi, que l’on y croit.

Les murmures s’étant tus, au-dessus du grésillement des flammes se levait une voix, deux pour tout dire, calmes maintenant.

- Dans quelques heures, le vent virera de bord. Vous essayez actuellement de combattre le feu dans la direction que le vent a choisie. Le feu et le vent deviennent les maîtres de la situation. Le premier profite du deuxième et vice versa. À ce rythme, tout sera détruit, même ce que vous essayez de protéger. Il faut les désunir, les séparer. Prévoir ce que le vent fera puisque vous ne possédez pas les outils pour contrer l’incendie. C’est fort le vent. Voyez ce qu’il fait. Mais il n’a pas la même âme que vous. Aucun obstacle ne peut arrêter sa course. N’a peur de rien. Il alimente les éléments, que ce soit l’eau, la terre ou le feu. Il faut donc vous servir de lui afin qu’il détruise lui-même ce qu’il a enfanté.

Monsieur Épelgiag cessa de parler, sans doute voulait-il laisser tout le temps nécessaire à Émile pour traduire ses propos. Un Émile savourant la sagesse de ce qu’il venait d’entendre. Dire qu’hier, alors que le mois de janvier, en son plein milieu, coulait sans être dérangé, à la seule idée d’évoquer le nom ou la présence des «sauvages», derrière son comptoir, il aurait entendu tant et tant d’acrimonie envers ces exclus, ces pas-pareils-à-nous-autres, ces pauvres misérables parce qu’ils le veulent bien, qui ne font rien pour sortir de leur sauvagerie! Et voilà que maintenant, devant tout le village, cet homme offrait son langage. Des paroles pouvant peut-être les sauver!

- Il faut savoir perdre si vous voulez gagner. Accepter de souffrir si vous voulez guérir. Le meilleur médicament ne goûte pas le miel. L’ours et le saumon sont beaux à voir dans leurs costumes de liberté, pourtant ils sont notre nourriture. Notre survivance. C’est avec le plus grand respect pour le vent que vous devez lui demander qu’il vous accorde son appui.

Et le Micmac, de son bras tendu, pointa vers le nord.

…à suivre…

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