dimanche 16 décembre 2012

Les chroniques du Café Riverside






LES CHRONIQUES DU CAFÉ RIVERSIDE

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Jeune fille à la Vespa jaune et le valet de trèfle


Il y a certainement un lien entre le fait de m’être procuré un vélo et vous parler (alors que vous lirez) de la jeune fille à la Vespa jaune. Lien facile à établir comme vous le verrez bien. Mais pour se faire j’emprunterai deux chemins qui ne sont pas tout à fait des raccourcis.

Le premier. Saïgon est une ville dont la population tourne autour de 11 millions d’habitants et, semble-t-il, on y dénombrerait autant de motocyclettes (Honda et Yamaha parmi les plus répandues). Depuis que je suis l’heureux propriétaire-utilisateur d’un vélo (Martin 107 avec pas de vitesses), je cherche à savoir combien serions-nous à se balader avec ce moyen de transport: beaucoup moins que les motos, autant que les voitures peut-être.


Le deuxième. Dans cette même ville, selon vous quelles seraient les chances de croiser la même personne plus d’une fois? Pas nécessairement dans la même journée, disons dans la même vie, en tenant compte que vous ne vivez à Saïgon que 182 jours par année. Statistiquement difficile à dire surtout si les critères suivants s’ajoutent: 

la personne devrait être 

-      une jeune fille à longs cheveux noirs;
-      rouler sur une Vespa jaune portant un casque de la même couleur;
-      être habile, très habile sur motocyclette.

Les chances semblent aussi nombreuses que celle de trouver un valet de trèfle par terre. Je vous disais que les Vietnamiens croient à la chance, en fait ils se la souhaitent. Le fait qu’ils soient de grands consommateurs de billets de loterie le démontre bien. Un peu dans la même veine, celle des jeux de hasard, ils raffolent des cartes. Il n’est pas rare de trouver une carte égarée par terre sur les trottoirs ou dans une artère ombragée d’un parc. J’en ai même trouvé une sur ma route du matin, celle qui me mène en vélo vers la périphérie du District 7, petit coin de campagne quasiment en ville.

Si revoir cette jeune fille à la Vespa jaune qui manifestait une incroyable habileté dans la conduite de sa motocyclette était aussi aisé que de marcher sur une carte égarée, pas nécessairement le valet de trèfle, alors je la croiserais tous les jours tellement les cartes tapissent le sol.

Nous roulions en direction du centre-ville en cette fin d’après-midi, pas encore tout à fait l’heure de pointe mais déjà le flot des motocyclettes grossissait à chaque rue. On a doté les grandes artères de feux de circulation, pas les rues secondaires, de sorte que la priorité de tourner, de doubler sur la gauche ou sur la droite fait partie d’un code non écrit que pourtant chacun respecte. Le principe directeur me semble être : protéger sa droite ou quelque chose dans le genre. Circuler en motocyclette exige une attention constante et soutenue car tout peut survenir à tout moment. 

C’est à cet instant que la fille à la Vespa jaune se glissa tout à côté de la Yamaha. De longs cheveux noirs flottaient dans son dos comme alimentés à l’électricité statique. Délicate. Très vietnamienne dans sa tenue traditionnelle. Son azimut en tête, rien n’allait lui barrer la route. Une détermination sans équivoque la faisait de plus en plus ressortir du groupe de motocyclistes rassemblés telle une meute de loups attendant un signal à peine perceptible pour sauter dans la mêlée. A-t-elle vu que je la remarquais? Étais-je le seul? Elle se distinguait par cette assurance, celle de ceux qui possèdent quelque chose comme la beauté globale; cette beauté qui attire regard et admiration. En un mouvement brusque et assuré, elle se faufila entre deux motos. La voici tout juste devant nous. Je pouvais l’admirer de dos. Tout était gracieux. Parfait. Les klaxons des voitures, des camions et des autobus hurlaient. Cela ne la préoccupait pas. Évident qu’elle nous préparait une autre manœuvre. 

Vive comme l’éclair, frôlant un vélo-pousse, la jeune fille à la Vespa jaune bondit carrément en tête de file. Ses hanches aux mouvements de baladi synchronisées avec la moto. Le dos délicatement arqué sur sa droite la rendait plus féminine encore. La voici qui accélère à l’endroit même où les autres motos rétrogradent ou stoppent vivement. Déjà au loin, une tache jaune s’éloigne, laissant pantois, nous et nos regards subjugués qui  cherchent encore, dans le parfum du pétrole et la clarté qui baissait, une jeune fille évaporée.

Revoir, dans Saïgon, une jeune fille roulant sur Vespa jaune, vêtue du traditionnel costume vietnamien, la manœuvrant de main de maître relève autant du hasard que, une fois encore, trouver par terre un valet de trèfle sorti d’un jeu de cartes maintenant incomplet.

Nos rencontres relèvent-elles de l’aléatoire? Du résultat d’un tirage au sort? La chance ne serait-elle qu’attente ininterrompue? Un billet de loterie gagnant… Être au bon endroit au bon moment… Être né sous une bonne étoile… Un peu comme ce rapide éclair jaune dans le smog vietnamien de fin d’après-midi, comme fouler du pied un valet de trèfle, la chance n’aurait-t-elle pas la mauvaise et sinistre habitude de ne jamais se présenter lorsque nous l’exigeons? Ou de bondir au moment où on s'y attend le moins? Certains diront qu’il faut faire sa chance, qu’il faut croire en sa chance. Sans doute. Mais cela ne me ramènera pas ce fugace instant jaune.



À la prochaine

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