mardi 18 octobre 2005

Le vingt-quatrième saut de crapaud

… la suite…

La cuisine de Philip donnait sur une immense fenêtre béatement ouverte vers la mer que l’on apercevait dans toute sa majesté. Aussi rapprochée que lointaine et fuyante. L’orientation de la maison était telle que debout au centre de la pièce et regardant vers la mer, l’impression qu’elle se collait à la fenêtre la rapprochait tellement qu’une main tendue la rejoindrait. Une entière nudité caractérisait cette cuisine. Les murs, maintenant quatre, ne semblaient exister que pour soutenir les fenêtres. Le plafond se perdait à ne rien faire d’autre qu’être là, au-dessus de la cuisine, au-dessous de l’étage que l’on rejoignait sans doute par un escalier taillé dans un bois qui respirait encore. Une table, deux chaises et un petit poêle à bois. C’est tout. Mais ce tout, c’était vraiment la fenêtre qui le meublait. Clémence pensa que si quelqu’un ne prenait garde en se dirigeant vers elle, s’en approchant, il risquait de la percuter et de la fracasser tellement son aspect irréel dominait. Elle était l’intérieur et l’extérieur à la fois.

Une gêne s’empara de Clémence, prenant conscience tout à coup de la situation insolite dans laquelle elle se retrouvait : seule dans la maison d’un homme que trois seulement elle avait rencontré. Cela ne se faisait pas. Pourtant, c’était. Ça se faisait car elle le faisait. En toute impunité. Pour une rare fois dans sa vie, elle ressentait que l’on pouvait transgresser des règles établies par on ne sait trop qui et trop pourquoi. Elle savait très bien qu’il avait fallu cet inhabituel du temps pour modifier un habituel enraciné depuis des générations. Son esprit savoura, l’espace d’instant, une douce consolation.

- Le thé sera fort.
- Je l’aime fort, reprit Clémence qui hésitait sans doute à prendre place sur une des deux chaises entourant la petite table, encore sous le charme de cette impressionnante toile que la mer par la fenêtre offrait à ses yeux.

Philip sortit d’une boîte en métal quelques feuilles d’un thé noir ébène, les frotta entre ses mains puis les laissa tomber dans une vieille théière bleu à pois blancs. Alors que Clémence, silencieuse devant la fenêtre, admirait la surface infinie de la mer comme s’il s’agissait de la première fois de sa vie, le géant Philip était sorti pour rapporter de l’eau du puits qu’il mit à bouillir sur le poêle.

- Le problème des gens, Clémence, c’est de voir des problèmes partout.
- Le jour et la nuit, depuis près de trois mois, s’amusent à nous envoyer des affaires bizarres comme des nuages qui courent dans le ciel puis qui éclatent à gros bouillons pour ensuite s’en aller on ne sait où laissant la place à un soleil ardent comme on l’a jamais vu. Les étoiles qui dansent la nuit, s’éteignent et semblent se courir après en laissant des cicatrices derrière elles. Les oiseaux qui ne font pas leur nid. Un printemps tellement court que l’été est apparu pas prêt du tout. Des grands moments sans vent ou encore le nordoît qui s’emmêle dans le suroît. Les poissons qui tournent en rond sans trop savoir pourquoi. Ces tonnerres effrayants, tellement effrayants que les éclairs se cachent. Tout ça et puis bien d’autres choses que tu as vues comme moi, tout ça c’est pas un problème?
- Les gens voient des problèmes partout et cherchent des prophètes pour leur expliquer ce qui se passe. C’est pas ça que tu es venue faire ici aujourd’hui, à la demande des villageois?
- Je ne te prends pas pour un prophète.
- Sans doute, mais les autres peut-être.

Philip se leva, prit la bouilloire et tout juste avant de verser une eau si bouillante qu’elle se pressait d’en sortir l’écume au bec, regarda Clémence comme s’il avait compris que le rituel du thé en plus d’être important pour elle, lui serait porteur d’une réponse à quelque chose.

- Est-ce que tu te demandes d’où vient mon thé? Est-ce que tu t’es déjà posé la question à savoir ce qui se passe vraiment lorsque tu laisses couler l’eau sur les feuilles de thé?
- Tu m’as déjà dit que c’est une communion.
- Ce n’est ni l’eau, ni le thé l’important, c’est leur rencontre. Il faut permettre à chaque chose d’être ce qu’elle est exactement. Il y a entre les choses une espèce de mouvement que l’on ne voit pas mais qui les transforme. L’eau, à la rencontre des feuilles de thé, n’est plus de l’eau. C’est la même chose pour les feuilles de thé. Il existe, l’espace d’un court instant, une volonté silencieuse chez chacun de se donner et d’accepter l’autre pour qu’autre chose jaillisse. Ce n’est pas de la magie, c’est une communion.

Clémence fixait les gestes de Philip avec une telle attention qu’un moment, elle se crut hypnotisée. Elle savait que ce n’était pas un miracle ou un enchantement mais plutôt une découverte. Il y avait entre les éléments une reconnaissance telle que la surprise du résultat n’en faisait pas partie. Comme si une énergie s’installait entre deux réalités distinctes.

- La communion n’a rien à voir avec les miracles. Les miracles sont l’œuvre d’imaginations ayant perdu le sens de la réalité. Ils sont très utiles pour donner du sens à des signes que l’on ne comprend pas.
- Que veux-tu dire, Philip?
- Simplement que la nature, actuellement, est porteuse de signes et que tout le monde cherche à les saisir avec des réponses toutes faites. On n’arrivera à rien comme ça.

Le géant servit à Clémence une tasse d’un thé bouillant. Le breuvage goûtait nouveau. Une invitation à autre chose.

… à suivre…

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