... quelques années auparavant…
L’enfance de Joseph Lacasse se résumerait en un grand jeu de cache-cache. Entre Suzanne, la cousine de son père, et lui. La boiteuse. Celle dont il était le souffre-douleur. Qui, le jour, l’épiait afin de le prendre en défaut sur tout ou rien. Qui, dans ses rêves la nuit, l’obnubilait en se transformant en une castratrice féroce et sanguinaire. Les vilénies qu’elle utilisait, s’écrivirent comme de profondes douleurs dans l’âme du jeune garçon de l’époque, du jeune homme qu’il devint et de l’homme qui s’ensuivit, alimentant une inépuisable source de fiel à laquelle il s’abreuvait bien malgré lui.
Elle mit un cadenas sur son âme. Des couches de culpabilité superposées à celles de la honte, de la peur et de l’inquiétude étendues avec un pinceau rudimentaire ! Sans attendre qu’elles ne sèchent, une autre y était appliquée avec encore plus de force mue par une énergie destructrice.
Cette femme allait devenir son ennemie. Sa fatalité aussi. Ne pouvant espérer du père un quelconque appui, il partait pour la guerre, vaincu à l’avance, armé d’une sensibilité que la moindre épreuve affaiblissait. Ne pouvant souhaiter de ses frères et de ses sœurs une quelconque déférence, on l’enrégimentait dans une troupe solitaire.
Cette femme lui imposait un terrain de bataille sur lequel, sans expérience, ne sachant pas d’où les coups pouvaient survenir, il errait sur des chemins minés. Il vécut pour la première fois de sa vie, l’antipersonnel. Les coups de canon sans nombre éclataient à ses oreilles, éparpillant dans son espace de plus en plus restreint des morceaux charnus de son innocence, l’assourdissant chaque jour davantage. La surdité guettait son cœur.
Cette femme devint à ses yeux le premier modèle que l’existence lui fournissait ; le premier modèle féminin. Et ça boitait… Des bruits incessamment répétés de sabots le pourchassant. Même sa retraite la plus intime, la grange, fut assiégée. La pugnacité de Suzanne allait lui être crachée au visage de manière atroce.
La belligérante, tout à fait consciente des limites que lui imposait son infirmité, devint encore plus rusée. Maniant fort habilement les artifices de la gentillesse et de la cruauté, elle lui tendait des pièges dans lesquels tombait grand-père Lacasse, croyant que l’opiniâtreté de la cousine s’adoucissait quand dans ses yeux pointait une supposée accalmie. Il paya chèrement cette ingénuité.
Suzanne insistait depuis quelques semaines auprès du père de Joseph afin qu’il se procure un chien. Les coyotes, nombreux dans la région, s’attaquaient aux poules de la ferme. Chaque matin, une nouvelle victime s’ajoutait à celle de la veille. Cela donna des munitions à la cousine au point qu’un bon jour, un clébard aux yeux jaunes, aux crocs aiguisés et à l’allure patibulaire fut attaché tout près du poulailler.
Le père de Joseph fut strict en interdisant que pour aucune raison on ne le détache. La férocité sanguinaire de la bête nécessitait que l’on s’en tienne éloigné. Les enfants eurent la tâche de le nourrir, mais en lui lançant d’une distance mesurée, deux longueurs de chaîne, les restants solides de la table. D’ailleurs, ce chien n’intéressait ni grand-père Lacasse ni ses frères et sœurs. Ses allures lycanthropes n’avaient rien de rassurant.
Ce chien, sans nom, ne jappait que la nuit. Sans doute au passage des coyotes. Puis se taisait dans un grognement sourd. Les cliquetis de sa chaîne résonnèrent longtemps dans la mémoire apeurée de Joseph.
Suzanne mit un certain temps à l’apprivoiser. En fait, se l’approprier serait plus juste. Elle cachait dans son tablier des morceaux de sucre. Sans être vue par personne, un pas claudicant après l’autre, de jour en jour, s’approchait de lui. Les monstres se reconnaissent et savent se domestiquer.
Un mois plus tard, sans pour autant pouvoir lui toucher, elle avait su se faire accepter de lui. Du moins, permettait-il qu’elle harponne la chaîne, la tienne de plus en plus longtemps dans sa main et en échange, lui jetait un carré de sucre. La bête s’y projetait puis, docilement à la fin, s’en retournait au bout de la chaîne que Suzanne lâchait.
Le manège fonctionna à l’insu de tous. Bientôt, elle pouvait exiger de lui qu’il sache attendre le moment précis de la tombée de la récompense. Pour un service à rendre. Celui qu’elle mijotait en elle avec avidité.
Ce chien allait s’ajouter à l’arsenal de la cousine. Déjà, elle s’en délectait. Son infirmité se transcendait dans la bête continuellement assujettie à une chaîne de la même couleur que le cadenas qui emprisonnait Joseph.
La stratégie militaire de la cousine était maintenant prête. Ne restait plus qu’à identifier le moment idéal pour l’exécuter. Les armes fourbies, elle allait les camoufler sous une période de tranquillité présageant l’explosion d’une indescriptible fureur.
Joseph ne vit pas que le chien aux yeux jaunes, aux crocs menaçants, terré tout le jour au bout de sa chaîne, frétillait à la vue de Suzanne.
… à suivre …