i1) l’achondroplasie
Le directeur de la troupe de théâtre LES NAINS n’avait pas cru nécessaire de déplacer tout son groupe pour cette rencontre; elle visait à mettre en chantier le spectacle que l’on présenterait – deux séances ont été prévues – lors des activités organisées par le Comité populaire du quartier. S’entendre sur un synopsis.
- Nous avons l’habitude, c’est d’ailleurs notre spécialité, de partir d’une idée suggérée par nos clients pour enclencher l'improvisation. Ça exige une certaine précision quand même. Le responsable du comité ne m’a donné aucune piste s’en remettant à vous, mademoiselle Dep, en qui il a entière confiance.
- Accompagnée de mon ami Tùm (le trapu), je crois que nous pourrons trouver.
- Puis-je me permettre une question? Elle s’adresse à vous deux.
- Allez-y, répondit Dep.
Se trouver en présence de gens qui vivent une malformation physique provoque certains malaises. Lorsqu’il s’agit d’une personne de petite taille, on est porté à s’interroger : … est-ce un phénomène? … une maladie?... quelle attitude adopter? Il était évident que le directeur de la troupe de théâtre souhaitait clarifier cette question dès le départ. Raison pour laquelle il précisa en quelques mots ce qu’était le nanisme, la jeune fille et le musicien ne pouvant y répondre d’eux-mêmes.
- Il existe des formes multiples de nanisme; la plus fréquente est l’achondroplasie, une maladie génétique due à la mutation d’un gène qui joue un rôle majeur dans la croissance de l’os ou du cartilage. Il s’agit souvent d’un accident génétique. Vous constatez les résultats : les membres sont courts par rapport à la tête et au thorax qui ont une taille normale.
- Cela ne nous gêne pas, renchérit Dep. N’est-ce-pas Tùm (le trapu)?
- Vous peut-être, mais le spectacle s’adresse à un grand public. Tous n’ont pas eu l’occasion d’être mis en contact avec ces particularités qui font de nous des êtres atypiques. Dans notre troupe, vous rencontrerez d’autres personnes de petite taille de même qu’un bossu, un albinos, un autiste, une trisomique et un hydrocéphale. Au total, nous sommes dix.
– Ça sera un plaisir de travailler avec vous, ajouta le musicien.
Une fois la table mise, on entra dans le vif du sujet : le thème de la pièce. Une question fut lancée par le directeur de la troupe de théâtre :
- Pourriez-vous m’indiquer si, dans votre quartier, un événement plus ou moins récent serait survenu ayant eu un impact sur la population?
Un malaise obscurcit le regard de Dep. Tùm (le trapu) ainsi que l’homme de théâtre le perçurent. Le musicien crut bon raconter les grandes lignes de ce qui avait perturbé autant la jeune fille que le quartier, à quelques jours des fêtes du Têt. Le bouleversement, le dérangement allant jusqu’au trouble furent tels que le passage de l’Année de la Chèvre à celle du Singe s’en vit complètement déréglé. Sans entrer dans les détails - Tùm (le trapu) souhaitait-il ménager la jeune fille ? - le topo qu’il en fit permit au responsable de voir l’enchevêtrement d’émotions et de sentiments s’étalant devant lui.
– Tout à fait clair! Le théâtre, c’est d’abord une représentation devant public. Il possède de grandes possibilités parmi lesquelles notre troupe puise. Nous aimons particulièrement utiliser la métaphore. Elle permet d’aborder drames et tragédies sous un angle différent. Ainsi les spectateurs sont amenés à comprendre ou se réconcilier avec des situations qui frôlent ou qui ont frôlé les limites de l’admissible.
Dep, dans toute sa dignité, la tête haute lui dit :
- Vous savez, acteur ou actrice dans diverses situations nous le sommes tous. Elles permettent de vivre au plus profond de soi des épisodes d’extrême souffrance ou encore de belle clarté. Il n’y a pas toujours de spectateurs à nos représentations, chacun étant seul avec sa vie. Si, comme vous le dites, la magie du théâtre permet de remonter en nous, de sortir un tant soit peu d’un conformisme bête, d’éclaircir l’obscurité, alors, il faut user de cette magie. Pour soi, pour nous. L’expérience du viol se raconte avec des mots, mais se vit intimement. L’expérience du suicide ne se raconte plus, ne se vit plus. Pouvons-nous, je vous le demande, saisir ce moment de théâtre pour calmer nos âmes, ressaisir nos cœurs?
- Je le crois, Dep.
i2) l’achondroplasie
Daniel Bloch se rendit, en milieu d’après-midi, à cette agence de tourisme qui proposait des excursions vers le Nord du Vietnam. Il souhaitait, en plus de Sa Pa où on l’encourageait de s’y rendre, monter plus haut encore, vers la frontière de la Chine. Une semaine lui suffirait pour saluer le Fansipan, croiser des gens de différentes ethnies, voir les montagnes et se rendre jusqu’à Cao Bang, où se trouvent ces chutes dont la renommée n’est plus à faire.
Voyager seul faisait d’abord partie des conditions qu’il formula à la dame de l’agence qui s’exprimait dans un anglais exemplaire. Plusieurs Vietnamiens qui étudient cette langue n’ont pas la chance de croiser des enseignants étrangers devant s’en remettre à des compatriotes chez qui la prononciation et l’accent, souvent, font que l’on n’est pas du tout certain qu’il s’agisse de la langue de Shakespeare.
- Monsieur Bloch, notre agence offre la possibilité de partir quand bon vous semble, en groupe de plus ou moins six personnes. Mais vous désirez partir seul?
- Exactement madame.
- Nous vous dénicherons un chauffeur parlant votre langue et qui pourra vous servir de guide.
- J’apprécierais.
- Vous êtes au Vietnam depuis maintenant assez longtemps monsieur Bloch, pour savoir qu’il s’agira d’un guide masculin. La police des mœurs est stricte sur ce point.
- Qu’il converse en anglais et connaisse la région, voilà l’essentiel.
- La personne à qui je songe est originaire de Ha Giang dans le Nord. Il fait partie de l’ethnie Tày. Vous devriez fort bien vous entendre.
L’étranger au sac de cuir reçut quelques minutes à peine avant de partir vers le café Con rồng đỏ un appel du guide; il le prendrait à l’hôtel en face du Lac de l’Ouest, dans deux jours; un courriel suivrait lui indiquant l’itinéraire. Il monta dans le taxi, satisfait de cet arrangement. Il n’avait pas nécessairement besoin de quitter Hanoï et les amis du haut de la pente, mais ressentait une forme d’urgence, celle d’être seul, d’achever - si cela pouvait être possible - la clarification des questions personnelles l’ayant mené à s’arrêter en terre vietnamienne dans ce long périple autour du monde.
Daniel Bloch éprouva cette même satisfaction à la vue de Thần Kinh (le nerveux) lui ouvrant la portière de la voiture taxi. Leur échange de regards en disait plus long que tous les mots de la terre. Le nouveau gardien de sécurité respirait calmement. La haine qui l’habitait il y a si peu de temps encore semblait se commuer. Il dit :
- Vous savez, prof, il faudra qu’un jour nous reconnaissions à quel point cette fille, Dep,,a bouleversé bien des vies.
- Je crois comprendre parfaitement ce que tu dis.
L’étranger au sac de cuir, reçu par Madame Quá Khứ dont le vêtement traditionnel vietnamien noir seyait à merveille, lui adressa deux mots :
- Je vais m’absenter quelques jours : voyage au Nord du Vietnam.
- Vous devez penser à vous.
- Pourriez-vous voir à ce que les dîners ne soient pas interrompus durant mon éloignement?
- Soyez sans crainte, la merveilleuse Dep devrait accaparer beaucoup du temps de chacun avec la pièce de théâtre. Deux semaines, ça me semble bien court. Elle a rencontré le directeur de la troupe, cet après-midi. J’étais si heureuse de voir que Tùm (le trapu) assistait à la rencontre.
- Quel être extraordinaire que cette jeune fille!
Daniel Bloch alla s’asseoir tout à côté du musicien qui arborait un sourire lumineux. :
– Je l’adore, dit-il.
i3) l’achondroplasie
Lorsque le directeur de la troupe de théâtre des NAINS quitta le café Con rồng đỏ, il fut entendu qu’on se reverrait le lendemain; entre temps, sa troupe jonglerait avec le thème. Sans être parfaitement défini, sans nom et sans titre, il fit tout de même consensus auprès des trois participants à la rencontre de l’après-midi. Il avait été clair :
- Nous - je parle ici des membres de ma troupe - allons ce soir et pour une bonne partie de la nuit, non pas réfléchir mais bâtir une charpente autour des pistes d’exploration que vous nous avez données, déclencher un processus de création et mettre au monde une situation dans laquelle nous réaliserons la pièce. Unique, jouée que deux fois, ici, elle disparaîtra dans les cerveaux et les cœurs des gens qu’elle aura touchés.
Il s’arrêta. Respira un grand coup. S’adressa directement à Dep :
- D’ici notre prochaine rencontre, je vous demanderai deux choses.
- Lesquelles?
- D’abord, ne pensez plus à la pièce de théâtre. Elle est désormais entre nos mains.
- La deuxième?
- Ce jeune homme qui vous accompagne, il brûle de vous parler. Je vous laisse, car vous avez beaucoup à vous dire.
Le directeur de la troupe sauta en bas de la chaise sur laquelle on le sentait inconfortable, quitta le café, laissant pantoise derrière lui, une Dep se retournant vers le musicien.
– Pourquoi a-t-il dit que tu brûlais de me parler?
– Ce type possède un don : celui de lire dans la tête de gens.
- Tùm (le trapu), qu’as-tu à me dire?
Le musicien fixait la jeune fille directement dans les yeux. Se sachant impoli, il ne pouvait détourner son regard. Il la voyait comme pour la première fois. Malgré le fait que plusieurs matins il la croisait, la saluait, maintenant, assis face à elle, il fut envahi par une étrange impression, celle de l’avoir qu’à lui seul. Sa présence écartait tout. Elle faisait abstraction de l’ensemble du monde se concentrant corps et âme sur la personne qui lui adressait la parole. Dep possédait cette rare qualité d’être omniprésente à l’autre.
– Tu sais, je suis très intimidé devant toi.
– Pour quelle raison? demanda Dep.
– Depuis ton arrivée dans le quartier, c’est comme si tu avais apporté avec toi… le changement.
– Et beaucoup de malheurs…
- J’ai pensé cela aussi. Mais suite à cette rencontre… je ne sais pas si l’apparence physique du type m’a influencé…
- Tùm (le trapu), ne tourne pas autour du pot. Que veux-tu exactement me dire et qui te brûle.
– Je ne suis pas bien dans ma peau. Cela depuis toujours. Je souhaite changer de sexe.
– Ouf! Tu me lances cela en peu de mots. Ça exigerait une longue conversation. Je sais que nous l’aurons mais permets-moi simplement de te dire ceci : cette troupe de NAINS n’est pas là par hasard. Colle-toi à eux, ils te seront utiles. Quant à moi, ce que tu me dis me rappelle ces mots de Pearl Buck : " Il y a un lieu en moi où je vis toute seule. C’est là que se renouvellent les sources qui ne se tarissent jamais."
Dep se leva, toucha la main potelée du musicien lui adressant ce sourire qui fait fondre les glaciers.
i4) l’achondroplasie
Daniel Bloch demanda à Tùm (le trapu) de bien vouloir annoncer à tout le groupe son absence pour une semaine, qu’il serait de retour à temps pour les activités et la pièce de théâtre. Dep se rapprochant de l’étranger au sac de cuir lui fit savoir qu’elle souhaitait le mettre au courant du travail de création de la troupe de théâtre et cela avant son départ. Ils convinrent d’un rendez-vous le lendemain, en fin de journée. Elle désirait, par la même occasion, l’entretenir d’une autre chose.
Les troupes de théâtre itinérantes comme celle des NAINS voyagent à travers le pays, un peu à la gitane, sans trop de ressources. Le Comité populaire avait accepté, par contrat, de les loger et les nourrir. On s’était entendu avec la tenancière du café Con rồng đỏ pour les repas et des espaces furent libérés à l’intérieur du local qui allait bientôt, si la population entérinait le projet, devenir la bibliothèque. Selon ce qu’on en su le lendemain, toute la nuit ça discuta ferme chez les membres de la troupe avant de s’accorder un long moment de répit suivi d’une musique provenant d’un appareil nouveau genre. Le directeur de la troupe, pour faire entendre un morceau musical propice à alimenter l’imagination, déposait son portable dans un verre, de sorte que le son, glissant sur les parois, émettait presque en stéréophonie.
Dep demanda à Khuôn Mặt (le visage ravagé) de l’accompagner vers le lieu servant d’hôtel à la troupe. Elle voulait s’assurer que tout allait convenablement mais sans pour autant intervenir dans leur travail.
- Merci de vous préoccuper de nous. On avance… mais permettez-moi de vous présenter les membres du groupe.
Le directeur précisa, pour chacun et chacune, son rôle dans la troupe, son lieu d’origine ainsi que l’âge. Au Vietnam, il est important de connaître l’âge de quelqu’un car la langue vietnamienne doit s’y adapter; on utilise un vocabulaire différent s’il s’agit de quelqu’un de plus âgé ou de plus jeune que soi.
Dix membres de la troupe des NAINS, présentant tous un handicap particulier, formaient un groupe soudé comme les doigts de la main. Khuôn Mặt (le visage ravagé) s’intéressa principalement à ceux chez qui s’ajoutait, à une certaine malformation, la laideur du visage. Il se surprit de constater que l’aspect physique n’avait plus l’importance qu’il y accordait auparavant. Une jeune trisomique, elle devait avoir plus de vingt ans, se leva, se dirigea vers le couple :
- Comme vous êtes beaux tous les deux! Allez-vous vous marier?
Les deux inséparables sourirent d’un même élan.
À suivre