dimanche 9 octobre 2005

Le dix-septième saut de crapaud



Le gâteau aux pommes, sur la table, fit se rappeller à notre grand-père combien il est sensible aux odeurs. Juste ce qu'il faut de cannelle pour chatouiller le fruit. Il se surprit à voir les oiseaux plus capricieux ce matin, rechignant devant les morceaux de pain trempés dans un peu de graisse afin de les rendre plus consistants à l'arrivée de ce vent, celui qui ne dément pas, celui de l'automne. Sans doute ne sont-ils pas encore prêts, ne veulent-ils pas que la douce vie de l'aurore, alors que le soleil déjà faisait suer, se change en vent! Car c'est le vent qui annonce les grands changements. Ne dit-on pas qu'un vent de changement souffle sur... Mais le changement pour des oiseaux, pour un grand-père ce n'est parfois que le vent. Cela lui fit souvenance de ce fort étrange personnage apparu dans leur village, en coup de vent.
Tout jeune encore, grand-père avait appris à se fier aux dires des plus vieux. Ils répétaient que la mer, le ciel et la terre prédisaient le temps qu'il ferait sur la nature et sur les gens. Et rarement se trompaient-ils. On prévoyait le beau comme le mauvais. Un nuage, selon sa forme, parlait de pluie ou de neige en orage, de soleil ou de chaleur s'installant à demeure, de moment propice pour planter les oignons. Et on en remettait. La nature, voilà l'universelle référence . Jusqu'à l'arrivée de ce grand bonhomme, plus grand que nature, de la stature des géants, des Beaupré. Il allait changer en l'espace de quelques années combien de croyances ancrées dans cette population qu'à la limite il devint un être inquiétant.
Il avait pris racine sur les restes d'une vieille maison dévastée par un incendie, il y a de cela plus de cinquante ans et qui, jamais, ne fut ni reconstruite ni même entièrement jetée par terre. On s'y était habitué, trois murs bloquant la vue sauf du côté nord. Du côté où le vent est plus fort. Ici, le suroît et le nordoît sont de sombres messagers. Ils font de la mer deux entités aussi différentes que le sont le jour et la nuit. Donc, le grand Philip arriva sans tambour ni trompette, un matin d'automne alors que les oiseaux commençaient à rechigner sur le pain trempé dans la graisse. Il ne portait avec lui que ses bras et ses jambes.
Dans le village on se surprit d'entendre revivre, oh! combien doucement au début, puis rapidement par la suite, cette délabrure aux trois murs chambranlants. Personne, du moins c'est que l'histoire raconte, ne se présenta à lui. Lui aussi d'ailleurs ne s'avança pas vers les habitants de ce coin de mer où la méfiance prend des années à se transfigurer en bonjour-bonsoir lorsque l'on se croise sur la route. Il eût donc tout l'automne pour fermer le mur absent, rafistoler le toit, découvrir le puits, colmater les fenêtres et revenir de longues promenades dans la forêt et d'excursions sur la mer. Sur la mer, il ne s'aventurait jamais très loin. Longtemps après on sut qu'il n'avait pas le pied marin. Le plus bizarre dans cette affaire, ce que tous les villageois se rappellent en ayant tellement jaser, à quel point la solitude, quasi l'isolement, ne semblait pas lui peser.
Venir du nord pour des gens de l'est, c'est un peu comme venir de nulle part. Une espèce de Survenant avant le temps. Sauf qu'il paraissait vouloir ni partir ni s'intégrer. Les gens du nord, du moins c'est que les plus memères du village colportaient, ne pouvaient pas avoir de racines, le froid les empêchant de bien prendre dans le sol qui de toute façon est perpétuellement gelé. Ici, les saisons se coupent au couteau de pêche. La mer se donne des couleurs si différentes, que cela a le mérite d'être clair et net. Pas pour les gens du nord qui de toute évidence ne manifestent aucun intérêt apparent à partager leur sens de l'orientation avec les autres.
Philip, de saison en saison, finit pas faire partie du décor, en fait on finit par l'oublier. Jusqu'au jour où une jeune fille, à la fin du printemps et aux portes de l'été, le croisa, elle s'engouffrant dans le boisée pour y cueillir du petit thé et lui, en sortant, un billot d'épinette à l'épaule. Le sourire dans les yeux du géant rassura Clémence. Ils se toisèrent l'intervalle de deux mots, peut-être moins. Le jour était bleu. Les joues de Clémence devinrent rouges. Les bras de Philip, mauves. Il la salua d'une voix d'écorce. Elle baissa les yeux, passa son chemin.
Quelle ne fût pas sa surprise, alors que revenant sur ses pas, quelques heures plus tard, son bocal (gentiment appelé ici boucot, comme la crevette grise) rempli de feuilles de thé dont l'odeur traçait un sentier devant elle, de voir le géant Philip accoudé à un pieu de clôture qu'il achevait de planter!
- Le vent est bon. L'été sera long et chaud. Tu pourras ramasser des petits fruits en grande quantité.
Elle ne savait trop que dire.
- Tu connais le temps? dit-elle.
- Je le connais par le vent. Il ne se trompe jamais. Surtout lorsqu'il nous amène par les chemins du nord tous les messages qui s'y cachent. Et c'est si loin le nord. Le vent du nord file droit. Ne change pas de direction. Ne prend pas de pauses. Il est trop pressé de dire ce qui s'en vient.
Clémence écoutait Philip et ne reconnaissait rien en lui qui ressembla à ce dont elle avait accoutumance d'entendre dans son patelin de l'est. La mer parle plus que le vent, savait-elle. Et lui, il disait que le vent jamais ne se trompe. Était-ce son regard vert, sa voix éteinte ou encore sa carrure d'homme d'ailleurs qui lui firent chavirer le coeur ainsi qu'un nordoît osant s'infiltrer dans une baie solitaire sous des caps et des falaises plus solides encore que le temps. Elle partit, oubliant son bocal de feuilles de petit thé renversé aux pieds de Philip.
D'un solide coup de masse sur le pieu d'épinette il fit éclabousser le sol.
...à suivre

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