vendredi 17 mars 2006

Le cent septième saut de crapaud

… la suite …


... quelques mois auparavant…

« Quelques » signifiant « plusieurs »…

Ce qui suivra, remonte à ce matin où Herménégilde, fils aîné de Joseph Lacasse, devant une famille alourdie par la naissance d’un douzième enfant, arriva plus à la tôt maison familiale afin de discuter avec son père. Il savait que la conversation qu’il aurait avec lui serait attentivement suivie par grand-mère Lacasse et que la décision finale à sa proposition d’emménager son clan ici viendrait d’elle. Déjà ce fils, le seul à s’être intéressé à la terre, travaillait pour son père et demeurait à quelques bornes de chez lui, là où il était évident que ça ne pouvait plus s’étirer davantage. Il y a tout de même une limite physique à ce qu’un endroit puisse accepter. On ne parlait plus d’étroitesse, c’était de l’exiguïté.

Après en avoir jasé avec sa femme Jeanne, Herménégilde allait offrir à ses parents d’installer sa troupe dans la maison à l’est du village, celle qui avait quatre grandes chambres à l’étage et un grenier facilement transformable en trois autres pièces. Au rez-de-chaussée, on pourrait réorganiser le petit salon pour eux, celui de l’entrée d’en avant qui ne servait que lors de la visite annuelle du curé. Son plan était clair, il ne manquait que l’acceptation de grand-mère et Joseph Lacasse. De toute façon, se disait-il, je suis toujours ici pour travailler aux champs, cela ne changera pas grand-chose à part l’arrivée de la ribambelle d’enfants et de ma femme.

Grand-mère Lacasse fut enchantée par l’offre. Ça se voyait dans l’enthousiasme qu’elle mettait à fixer une date pour leur arrivée. Surtout qu’elle s’entendait parfaitement bien avec Jeanne. Le mot « parfait » est sans doute celui qui convient le mieux à cette vieille dame, petite de taille, grande de cœur et d’esprit. Toujours, et cela depuis qu’elle a épousé Joseph, grand-mère Lacasse utilisait ce vocable, l’appliquant à tout et à rien.

- Ça serait parfait. Nous serions moins seuls. Ça mettra de la vie dans la maison qui de toute façon est devenue beaucoup trop grande juste pour nous deux. Parfait. Qu’en penses-tu Joseph ?

Joseph, on ne saurait dire s’il a vraiment répondu quoi que ce soit, s’il avait réagi ou s’il avait même suivi la conversation. Il savait que ce que sa femme décidait, eh ! bien c’est exactement ce qui allait se produire. Elle s’arrangerait pour que tout soit parfait.

Herménégilde travailla toute la journée avec une ardeur renouvelée, ne remarquant absolument pas que son père venait de ralentir le rythme. Ils ne se parlaient jamais. L’essentiel. Afin que la besogne se fasse. Parfaitement…

Grand-père Lacasse a toujours entretenu une sainte peur des chiens. Lorsqu’il les entendait aboyer, gronder ou simplement émettre de courts halètements étouffés, des frissons s’emparaient de lui, l’enveloppaient, l’étourdissaient. Ce fut la première chose à laquelle il pensa, lorsque la décision fut prise : Herménégilde allait-il faire suivre les chiens avec lui et sa famille ? Grand-mère Lacasse le rassura en lui promettant que tout allait être parfait.

Les chiens furent parqués derrière la maison. Il y en avait trois, dont un ressemblait à s’y méprendre à un coyote. Les deux autres connaissaient leur maître. Ils braillaient sur commande lorsque Berzingue, le nom que les enfants avaient donné au chef, les incitait à le faire. Autrement, ils s’affairaient à tourner en rond autour du pieu auquel ils étaient attachés. Avaient-ils un nom ? Personne ne s’en souvient. Mais Berzingue, lui, pouvait faire reculer qui que ce soit, tellement la férocité était inscrite dans ses yeux jaunes.

L’arrivée et l’installation de quatorze nouvelles personnes dans la maison Lacasse se firent rapidement, tout aussi vite que l’aménagement de cette pièce qui deviendrait la chambre froide, celle des aïeuls. Cela marqua aussi le temps où grand-père Lacasse diminua ses activités à la ferme et, bientôt, cessa de sortir. Il prit la route de la berceuse, l’almanach Beauchemin à la main et les yeux perdus à travers la fenêtre de cette immense cuisine où les deux femmes, parfaitement au diapason, allaient et venaient du matin au soir.

Le cérémonial de la chambre froide débuta. Sieste le matin et l’après-midi. Repas avant tout le monde et oups ! au lit. Sans que personne ne puisse vraiment établir la chronologie exacte des événements, ils devinrent le lot du vieil homme en marche vers le vieillard qu’il fut lorsqu’on le retrouva, quelques mois, plusieurs pour être plus précis, derrière l’église de la paroisse de l’Anse-au-Griffon, la jugulaire ensanglantée

Toujours ces aboiements de chiens. Ses frissons. Il les voyait dans ses rêves et lorsqu’en sursaut il s’éveillait, des yeux jaunes, des crocs noircis lui faisaient face, le menaçant. Ses nuits devinrent asthmatiques. Ses jours, un qui-vive continuel. Les enfants, malgré qu’on leur ait demandé d’éviter le bruit, chahutaient et cela le rendait nerveux et à leurs yeux, un bien bizarre de grand-père.

Joseph Lacasse ne pleurait que dans ses rêves. Des pleurs silencieux qui ne dérangeaient pas sa femme, petite et recroquevillée auprès de celui dégageant dans la chambre froide qu’une liquide tiédeur jaillissant de ses songes.

Il allait devoir continuer à vivre ainsi. Résigné comme si on venait de lui entourer la jugulaire d’un collier de chien.


… à suivre …








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