vendredi 27 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*22)

Chapitre 21
Le dernier avion

Patrice avait consulté tous les documents que madame Yann Ik lui avait remis. Celui qui l'intéressa davantage mentionnait que Gansou, sa mère, à chaque fois qu'elle revenait au Canada poursuivre sa recherche sur les exilés japonais, le faisait en mai. Qu'elle s'arrêtait dans un petit appartement du centre de Vancouver, tout près d'un centre international japonais.

La vieille dame lui avait confirmé que sa dernière rencontre avec elle remontait à 1980, aux dates environnant son anniversaire. Y avait-il un présage?

Était-ce cela qui poussait Patrice à vouloir se rendre à Vancouver? Une chose était certaine, il ne se satisfaisait plus de connaître ses allées et venues en 1967 et en 1968, il irait plus loin. Et cela voulait dire jusqu'à la porte du Pacifique.

Pourquoi avait-elle décidé de cesser de revenir après 1980? Le fait que son travail universaitaire soit achevé pouvait-il être la seule raison? Pourquoi, maintenant que plus rien n'empêchait leurs retrouvailles, abandonnait-elle l'espoir de le retrouver? Madame Yann Ik lui avait-elle caché un autre mystère?

Patrice jonglait avec toutes ces questions quand le téléphone sonna.
- Oui, je descends tout de suite, confirma-t-il à Alex qui l'attendait depuis un bon moment à la salle à manger.

Éric dormait paisiblement dans un coin de la chambre de Patrice. La nuit lui avait été pénible. À plusieurs occasions, son sommeil avait été dérangé par des cauchemars qui lui arrachaient des cris où s'emmêlaient l'effroi et la confusion. Patrice crut inutile de le réveiller et alla rejoindre son ami.

- L'inspecteur Ducarm m'a invité à assister à ton grand coup.
- En Shelby, j'imagine?
- Non, c'est trop dangereux. Il m'a demandé de n'en parler à personne mais cette histoire leur permettra de démembrer un réseau de la pègre qui agissait depuis Montréal.
- Les informations étaient donc exactes, constata Patrice.
- Je ne peux pas t'en dire beaucoup plus mais je sais qu'on allait profiter d'un défilé...
- Sûrement celui de la Fête des travailleurs, nous sommes le premier mai.
- ... qui doit justement passer devant la banque en question.

Alex avait l'impression d'être dans le secret des dieux. Il n'avait quitté l'inspecteur Ducarm que tard en soirée et devait, aujourd'hui, être aux premières loges. La ville de Toronto n'était plus ce grand espace cosmopolite et anonyme. Il y avait trouvé presque un ami, amateur comme lui de voitures, qui lui fit visiter les dessous et les dessus de ce qu'on appelle maintenant la métropole canadienne.

- Ils ne savent pas ce qu'ils vont faire avec le cadavre de Steve et l'inspecteur aimerait que tu communiques avec lui au sujet d'Éric.
- J'imagine qu'ils doivent rapatrier la dépouille à Montréal.
- Et l'autre aussi, je crois.
- Ça m'apparaît évident, constata Patrice.

Il se doutait qu'Éric ne pouvait aller plus loin. De toute façon, son voyage achevait ici. Ce qu'il avait à apprendre lui était sauté en pleine figure depuis sa descente de la limousine, rue Hochelaga à Montréal.

- Il est mûr, je crois, pour passer à autre chose. La vie qu'il a menée jusqu'à maintenant, il en a possiblement assez. Pas chanceux mais il s'en tire un peu mieux que Steve.
- Un peu, en effet, approuva Alex qui terminait son quatrième café.

Alex expliqua à Patrice que la Shelby serait utilisée lors de l'après-midi mais qu'il ne serait pas le chauffeur. On s'en servirait pour bloquer l'entrée principale de la banque.

- Est-ce que tu te rends au poste de police ce matin? s'informa Patrice.
- Quand tu es prêt, on part.

Patrice remonta à la chambre. Éric fumait. Il avait placé une chaise face à la fenêtre et prit la parole tout de suite lorsqu'entra son «nouveau» nouveau protecteur:
- Ils vont me retourner au centre?
- Tu ne peux tout de même pas demeurer à Toronto.

Patrice vit qu'il avait pleuré. Son visage avait pris un coup de vieux depuis quelques heures. Ce qui le caractérisait principalement, cette volonté de ne s'accrocher à personne, cette façon de narguer les gens, cette manière de se faire détester par tout le monde, semblait s'être amenuisé un peu aux yeux de Patrice.

- Ceux qui disent qu'ils n'ont pas peur de la mort, c'est parce que jamais elle ne s'est approchée d'eux.
- J'ai connu un jeune homme quadraplégique, du même âge que Steve. Il vivait dans un centre dispensant des soins prolongés.
- Pendant un de tes stages?
- Le premier. Il s'appelait Marc. Un accident à la colonne vertébrale en motocyclette l'avait couché sur une civière, immobile et sans aucun espoir de marcher, de bouger, jamais.
- Il n'est pas mort, au moins!
- C'est la première réaction que j'ai eue en le voyant. Mais ce n'est pas cela que lui disait.
- Et il disait quoi?
- Qu'il souhaitait qu'on l'aide à mourir parce que toute façon, il ne pouvait plus rien faire de son corps. Il ne pouvait même pas manger seul. Seuls les yeux bougeaient. Au début, sa blonde venait puis ses visites se sont espacées. À la fin de mon stage, six mois plus tard, elle ne venait plus.

Un silence s'installa dans la pièce. Éric alluma une cigarette alors que Patrice, debout au centre de la chambre, le regardait comme s'il s'agissait de la dernière fois.

- Un soir, je m'en allais, Marc a demandé à me voir. Il savait que mon stage était terminé. Je me suis approché de lui. Il pleurait. Pour une des rares fois dans ma vie je compris que le drame de quelqu'un ne fait pas souffrrir que lui. Je me sentais entièrement impuissant. J'étais là, debout comme je le suis présentement, regardant en silence des larmes couler sur ses joues sèches. Et je suis parti.

Éric se tourna vers Patrice.

- Sais-tu s'il est mort aujourd'hui?
- Ce n'est pas important pour moi de le savoir, l'essentiel fut de le voir pleurer et de comprendre que je ne pouvais rien pour lui et, pire encore, qu'il ne pouvait rien pour lui. Lorsqu'on est rendu à ne plus pouvoir rien faire pour soi, j'imagine que c'est ça la souffrance totale.
- Quand vont-ils me retourner à Montréal?
- Nous allons rendre visite à l'inspecteur Ducarm, c'est lui maintenant qui a tout le dossier dans les mains.

Éric retourna vers la fenêtre.

LES DERNIERS DÉTAILS

Le Dodge souhaitait revenir à Montréal tôt lundi matin. Monsieur Georges avait insisté pour qu'il ne quitte l'hôtel York qu'une fois l'affaire de la Manhattan Bay Street Bank achevée. Il ne se douta donc de rien lorsqu'on frappa à sa porte et qu'une douzaine de policiers en civil s'emparèrent de lui.

- Le petit ..., jura-t-il en quittant sa chambre, très bien escorté.

L'inspecteur Ducarm annonça au groupe de Québécois qui emplissait son bureau que la contre-attaque était en marche et qu'ils pouvaient se rendre, Alex et lui, sur Bay Street.

- Éric Tanguay, c'est bien toi? interrogea l'inspecteur.
- Oui, répondit l'adolescent, fixant Patrice dans les yeux.
- Ta participation dans l'avortement de cette affaire aura été capitale. Je suis déçu pour ton copain. J'aimerais te dire avant que tu retournes à Montréal que dans le rapport que je vais écrire, je ferai mention qu'en aucun cas tu as nui à la justice... au contraire.
- Et Steve?
- Son corps sera remis au ministère de la Justice du Québec. D'ailleurs, on doit envoyer quelqu'un pour se charger de vous deux. Il devrait être ici dans la journée. D'ici son arrivée, je te demande de ne pas bouger du poste. Compris?
- Oui, monsieur.

Alex, de nouveau occupé au modèle réduit, reçut l'ordre de partir. Patrice ne les accompagnerait pas; il vint à la hauteur d'Éric.

- Salut Éric, j'espère qu'on se reverra un jour.
- Quand pars-tu pour Vancouver?

En entendant cela de la bouche d'Éric, Alex s'immobilisa et se fit heurter par l'inspecteur qui endossait son imperméable.

- Qu'est-ce que j'ai entendu? gronda-t-il.
- Mon voyage n'est pas encore terminé.
- Et encore une fois, je l'apprends après tout le monde. Je me demande bien ... et il s'arrêta. Tu ne changeras jamais.

Les salutations de Patrice et d'Éric furent brèves mais senties. L'adolescent et le psychologue n'étaient pas du type expressif. Une poignée de main, un regard rapide et les deux reprendraient leur route, l'une vers l'est, l'autre vers l'ouest.

- Je dois récupérer mes choses à l'hôtel, mon avion part vers quinze heures, dit Patrice.
- Et la camionnette? s'informa Alex, inquiet.
- Monsieur Dom Hi Nic a accepté de la garder, le temps que je fasse l'aller-retour jusqu'à Vancouver.
- Et après Vancouver, c'est quoi?
- Aucune idée, admit Patrice qui saluait son ami et l'inspecteur.

La Shelby était déjà partie se poster devant la banque de sorte qu'ils montèrent dans une voiture banalisée de la police de Toronto. Installés à quelques pas de la banque, ils virent le défilé se mettre en branle.

À L'AÉROPORT




- Vous êtes particulièrement chanceux, monsieur Lanctôt. Vous serez sur le même vol que les Canucks de Vancouver.
- Croyez-vous qu'ils reviendront à Toronto?
- Je l'espère, reprit la responsable de la compagnie aérienne, sinon ça voudra dire que nos Leafs seront éliminés. Mais vous savez, ça ne me dérange pas tellement; j'aime beaucoup Pavel Bure.
- Vous aussi?
- Que voulez-vous dire?
- Rien, madame, rien du tout.

Patrice prit un journal au kiosque à journaux, une bouteille d'eau et alla s'asseoir tout prêt d'un poste de télévision qui annonçait un bulletin spécial d'informations.

- Nous venons tout juste d'apprendre qu'une très importante tentative de vol vient d'être évitée à la Manhattan Bank. C'est l'inspecteur Ducarm de la police de Toronto qui dirigeait une centaine de policiers. Apparemment, des informations de dernière heure seraient parvenues à la police et selon un de nos reporters sur place, il y aurait un lien entre le jeune homme retrouvé pendu, hier, sur la rue Yonge et les manoeuvres policières qui se sont déployées sur Bay Street. L'enquêteur a dû agir rapidement parce qu'une très importante charge de dynamite aurait été installée à l'entrée arrière de l'édifice. L'explosion aurait pu faire, selon l'inspecteur Ducarm, plusieurs victimes, les malfaiteurs prévoyant profiter du défilé de la Fête des travailleurs pour détourner l'attention de la sécurité.

Pendant que l'annonceur continuait à donner des informations, Patrice vit l'inspecteur Ducarm sortir sa pipe et se préparer à répondre aux questions des journalistes qui l'assaillaient. Alex ne se tenait pas trop loin derrière lui et semblait fier de faire ses premières armes à la télévision. Sans doute se demandait-il si l'émission était retransmise à Saint-Camille.

- Le vol 031 en direction de Vancouver est prêt pour l'embarquement. Tous les passagers sont invités à se présenter à la porte C du côté ouest de l'aéroport.

Patrice prit son bagage et s'y rendit. Il eut beaucoup de difficulté à passer tellement étaient nombreux les journalistes qui couvraient le départ des joueurs de hockey.

Le voyage lui parut long. Ils firent escale à Calgary mais on invita les passagers à ne pas descendre et finalement, ce fut Vancouver.

Patrice suivait les autres voyageurs tout en se laissant mener par le tapis roulant. Il faisait presque nuit lorsqu'il déposa son sac à dos en face du comptoir de location de voitures de l'aéroport.

Il ne remarqua pas cette dame japonaise d'une quarantaine d'années qui s'en allait prendre un avion, direction de Toronto.




FIN

Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...