dimanche 5 mars 2006

Le cent unième saut de crapaud



Grand-père fut surpris par la ronde géométrie de cette minuscule pierre encastrée dans une roche, à quelques pas à peine de la grave. Depuis combien de temps s’y trouvait-elle ? L’avait-il vue auparavant sans y porter attention ? Un quelconque fantôme marin l’aurait-il déposée là, signe minéral à décoder !

Quand les signes nous interpellent-ils ? Sans doute au moment précis où l’on est en mesure de les apercevoir, d’y accrocher son esprit puis tenter une rocambolesque explication. Autrement, ils passent sous nos yeux inexorablement distraits par le soleil, par le vent, qui parfois ne distraient personne. Ils doivent nous éclabousser afin qu’on s’y arrête.

Combien de fois, par la suite, revenons-nous à ces petits riens perdus parmi nos millions d’images enregistrées par le cerveau, revoir apparaître, incongrûment, ces coups de chapeau du destin auxquels nous n’avions pas répondu ? N’avions-nous pas su qu’ils cherchaient placidement à vouloir dire quelque chose ?

Il y a les grands signes, ceux dont il est impossible de passer à côté sans être bousculé. Il y a de ces signes, plus irréalistes que d’autres, que l’on ignore, étant trop parlants. Un oiseau s’écrasant à la fenêtre. Mauvais présage. Des oublis qui s’évertuent à faire nous rappeler. Le songe d’une mort annoncée. Craquer des allumettes dans le vent et voir surgir la flamme. Les tessons de verre d’un miroir échappé pour sept ans de malheur…

Mais ces petits signes, innocents, côtoyés quotidiennement et qui ne s’évaporent qu’une fois qu’on n’y a porté attention et cherché à en scruter le sens. Une pierre en forme d’œuf, couvé par une roche en plein cœur d’elle-même, sur ce qui aurait pu devenir une plage s’étendant de loin à plus loin encore.

Cette fois-ci, grand-père s’y arrêta. Figea son regard après avoir cherché dans les eaux du petit étang si le crapaud géant allait coasser. Rien. Que cette pierre dans le ventre de la roche. Derrière, les bruits inlassables de la mer venant s’éteindre sur le sable où le varech s’amoncelait. Et personne. Pas de pêcheurs de maquereaux ni ramasseurs d’agates. Du vert forêt accroché aux arbres. Un bleu effiloché derrière le gris des nuages. Des éternuements stridents de mouettes après un plongeon entre les vagues.

Un de ces silences comme on en souhaite parfois se répandait autour de lui. Comme lorsque l’attente étire le temps. Comme ces moments infinis ne durant que la seconde prise par un couteau sur la table pour tomber par terre. L’imparfait losange des pas perdus imprimé dans le cercle imaginaire des mémoires. Un temps sans temps.

Grand-père s’approcha de ce menhir arraché à un imaginaire cromlech. N’y pas toucher surtout, afin que la pureté du hasard déposée là ne s'entache. Il promena son regard étonné sur cette œuvre rudimentaire, laissant monter en lui les mots qu’il ne dirait pas, les images qu’il ne modifierait pas, les émotions qu’il n’analyserait pas. Que le regard, mille fois fouillant l’extrémité supérieure et son plus intime intérieur.

La sculpture sauvage, dans son immobilité symétrique, se laissait dévisager. Ne répondait rien. Ne renvoyait rien d’autre que sa statique position. Aucune couleur originale : qu’un gris délavé et noirci. Attirante toutefois. Envoûtante d’inutilité. Elle tournait le dos à la mer. Dans la position de l’enfant puni lorsqu’il colle son nez à un mur bloquant l’horizon. Hasardeuse aussi par sa force fragile. Étrange.

Notre grand-père demeura longtemps, il ne s’en souvient pas mais cela eut l’effet de raccourcir sa journée, prostré devant cet objet façonné par un sculpteur inconnu qui n’avait pas pris le temps de le signer. Faut-il toujours marquer ce que l’on crée ?

C’est à ce moment que l’idée de chercher à découvrir le « signe » que portait cette pierre envahit son esprit. Un message lui était-il adressé ? À d’autres qui s’y arrêtèrent auparavant ? Il ne pouvait le dire, mais dans un profond recueillement, laissant son esprit s’imprégner au maximum de la présence de cette pierre, il la fixa tout en faisant disparaître autour de lui les bruits et les odeurs maritimes. L’ambiance devint rapidement magique, comme si un ailleurs intemporel s’installait. La sculpture, tel un mantra visuel, emplissait ses yeux et son âme. Il lui semblait que timidement elle se mettait à bouger, les pourtours lisses de la pierre cherchant à dépasser leur périmètre fort bien ancré. Une sorte de musique,
violonneuse à souhait, en sortait, langoureusement étirée, rejoignant un grand-père au bord de la transe.

Cette voix inconnue, giratoire, de laquelle quelques mots peinaient à se faire entendre, l’exulta. Il crut entendre : « c’est à l’intérieur que se cachent les secrets de l’extérieur… ne regarde plus ce que tu cherches, cherche ce que tu regardes, … tout est devant toi… cueille ce qui est mûr avant que cela ne devienne autre chose… d’un grain de sable fait ton univers…» .

Grand-père reprit sa route sans trop avoir saisi le message mais conscient, toutefois, qu’une pierre qui parle, se doit d’être écoutée. Au bout de la grave, un caillou dans la main droite, puis dans la gauche, il se retourna vers la sculpture que doucement les couleurs de cinq heures enveloppaient.

Il sourit.


Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...