jeudi 1 mars 2018

Jean MOYEN, l'homme au sarrau blanc

Monsieur Jean Moyen, l'homme au sarrau blanc.



Lors de mes séjours au Québec, je m’accorde le plaisir de déjeuner avec monsieur Jean Moyen. J’écris monsieur car il s’agit d’un monsieur dans toute la portée du mot. L’essentiel de nos conversations gravitent, bien sûr, autour de l’époque durant laquelle j’étais étudiant à l’école secondaire Casavant de Saint-Hyacinthe et lui, enseignant de chimie avant d’en devenir le directeur. Il prenait place dans le bureau qu’occupaient avant lui les Frères du Sacré-Cœur.

Je parle d’une époque située dans les 1960, plus spécifiquement celle de l’année scolaire 1964-65. Le Québec bouge. Duplessis, premier ministre omnipuissant, vient de mourir; les Libéraux de Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie, Georges-Émile Lapalme, René Lévesque et compagnie entreprennent une modernisation de l’état québécois sous le vocable de ‘’ Révolution tranquille ‘’.

L’année 1960 s’inscrit comme une date charnière au Québec car depuis quelques mois on nous laisse entendre que le secret de Fatima (le 3e laissé par l’apparition de la Vierge) serait dévoilé, que son contenu mentionnerait l’inquiétante expression « pauvre Canada ». N’en fallait guère plus aux religieux, religieuses qui, majoritairement, prenaient en charge les écoles québécoises, pour nous faire s'agenouiller à l’entrée du matin et à la sortie de fin d’après-midi pour prier, nous devions conjurer ce que l’on croyait être un mauvais sort.

L’éducation devint le point central du programme que les Québécois allaient entériner en élisant ce nouveau gouvernement. Fut alors créer la Commission Parent mandatée pour faire le tour de la question, que ce soit en termes politique, pédagogique et organisationnel. Le chantier, immense, transformera radicalement le système d’éducation québécois, donnant naissance à la fréquentation scolaire obligatoire ainsi qu’aux polyvalentes qui poussèrent comme des champignons à la grandeur du territoire.

Voici donc pour le cadre général. Je le particularise maintenant à partir de ma propre expérience.

Mon père Gérard fit ses études chez les Frères du Sacré-Cœur, devint à 16 ans un enseignant chevronné avant de réaliser que sa vocation fondait au soleil devant les yeux de mère Fleurette. Il ''défroqua''– l’expression était à la mode – se maria et poursuivit sa carrière d’enseignant avant de devenir directeur d’école, en fait le premier directeur laïc à Sherbrooke.

On comprendra que l’école, l’éducation, l’enseignement, tous ces termes se regroupaient sous un même concept : ''aller à l’école''. Avec un certain raccourci, il sous-entend qu’avant le Rapport Parent, les Québécois fréquentaient nos écoles de rangs aux classes multiniveaux jusqu’à la septième année, celle de la communion solennelle qui, après la Confirmation, nous invitait à renouveler notre adhésion à la foi catholique.  Peu continuait leurs études puisque l’enseignement secondaire, hors des collèges classiques, n’existait pratiquement pas, sauf dans les villes à certaine densité de population. On allait alors au séminaire ou les écoles religieuses pour garçons ou pour filles si la famille pouvait défrayer les coûts ou si une âme charitable, bien souvent un curé de village, vous parrainait. Le cursus scolaire se résumait donc à ceci pour la très grande majorité des enfants québécois: école primaire jusqu’en 7e année puis le marché du travail.

Le Rapport Parent bouleversera tout, de fond en comble.

L’école secondaire Casavant servit de laboratoire, si j’ose m’exprimer ainsi, de ce que l’on prévoyait être les prochaines polyvalentes devant regrouper mille élèves et plus. Comment structurer tout cela ? Des lieux à reconvertir, des enseignants à guider, des élèves à accompagner… une société scolaire se mettait en place.

Monsieur Jean Moyen, l’homme au sarrau blanc, devint alors le capitaine de ce navire à capacité réduite (l’école secondaire Casavant n’était pas construite pour recevoir les mille cent élèves qu’elle s’apprêtait à voir déambuler dans ses corridors et sur ses trois étages) devant voguer sur des mers houleuses, ce petit grand bonhomme manœuvra de main de maître.



Je le revois encore, debout au haut de l’escalier menant aux locaux du premier étage, les yeux voyant tout, déchiffrant les humeurs, interpellant celui-ci ou celui-là ; sa mémoire phénoménale ne l’aura jamais trahi.

Je le revois aussi, derrière son bureau, menant une conversation directement au but qu’il s’était fixé avant de l’entreprendre. L’homme au sarrau blanc savait où il allait mais surtout qu’il ne pouvait y parvenir sans appuis solides, stratégiques et diversifiés. De chimiste il allait devenir alchimiste !

Je fus un des élèves privilégiés à qui il confia des responsabilités : le journal étudiant (HEBDO-CASAVANT) et la mise sur pied d’une association étudiante. Comme il lui est facile de lire l’intérieur des gens ! L’homme au sarrau blanc venait de déposer devant moi les défis qui me permirent, par la suite et pour fort longtemps, de réfléchir et d’agir dans le sens du bien commun. Dire qu’il fut le précurseur de la participation citoyenne, si à la mode aujourd’hui, serait un pléonasme.

Monsieur Jean Moyen devint créateur d’espace afin que chacun puisse se réaliser. Il n’a jamais cru en autre chose que la chimie des talents : la transformation d’une réalité quelconque sous l’effet d’un agent extérieur, par combinaison d’éléments. Mais l’espace avait ses limites. Il savait nous les préciser de manière claire et franche.

Je sais qu’il lisait notre petit journal (HEBDO-CASAVANT) que l’on publiait et vendait les 500 copies au début (5 sous) à chacune des entrées de l’école, le lundi matin. L’équipe du journal devait souvent se réunir le samedi à l’école; en aucune occasion monsieur Jean Moyen ne fit obstruction à nos efforts, au contraire, il nous stimulait à devenir meilleurs de publication en publication, mettant à notre disposition toutes les ressources nécessaires. Un bon capitaine sait prévoir... Je suis certain que notre illustre lecteur devait être fier de son abonnement et pour cela, toute l’équipe respectait le code d’honneur que nous étions donnés.

La création de l’Association des étudiants de Casavant (AGEC) représentait un défi gigantesque, allant directement au cœur d’une nouvelle pratique : la démocratie de base, ce à quoi l’homme au sarrau blanc croyait et encourageait. Je le rappelle, nous sommes en dans les ’60, et ces mots (participation citoyenne et démocratie de base) ne sont pas encore enregistrés dans le dictionnaire qui prévaut maintenant. Nous devions bousculer les anciennes structures, celles que les bons Frères du Sacré-Cœur défendaient et qui gravitaient autour de mouvements à caractère religieux. Nous avions à laïciser la participation des étudiants; ''nous avions à démocratiser une institution encore en devenir''. Au comment faire qui risquait de nous torturer l’esprit, monsieur Jean Moyen, avec ce sourire narquois qui désarmait qui ce que ce soit répondait : '' Vous ne vous attendez tout de même pas que je le fasse à votre place. Quand vous avez un dossier entre les mains c’est que je crois que vous pouvez le rendre à bon port.'' Encore ici, le capitaine fixait l’azimut nous laissant le soin de choisir les bons outils, les instruments efficaces pour y arriver. Quel homme !

Lorsque je lui présentai l’ébauche de la constitution devant régir l’Association, sa réponse fut aussi rapide que la rencontre de deux éléments chimiques complémentaires : ''Tu fais ratifier ça par tout ton monde''.

Le congrès de l’Association, tenu un samedi, réunit je ne me souviens plus combien d’élèves : une première à Saint-Hyacinthe. Le discours de monsieur Jean Moyen, à la clôture de nos délibérations, fut un appel à la confiance : il fut entendu et compris. Nous avions devant nous le Directeur de l’école mais, davantage, un éducateur qui traçait dans ses grandes lignes l’importance de l’éducation, source d’un meilleur avenir individuel et collectif, que nous étions les prochains porteurs de flambeau, que Saint-Hyacinthe devait voir GRAND et LOIN. Pas de petitesse, jamais, dans ses paroles, ses gestes qui soufflaient sur nos ambitions.

Je pourrais citer tellement d’occasions devenues des réalités quotidiennes dans cette école-laboratoire. Elles portent un visage, celui de l’homme au sarrau blanc devenu capitaine.

Je ne puis achever ce trop court texte qui se veut un hommage à celui qui fut pour moi, et pour combien d’autres, un infatigable défricheur, par deux événements tout à fait personnels.


Je devais préparer le discours de celui qui allait être élu président de l’Association (je me rappelle qu’il s’agit de Gladu -son prénom m’échappe). Afin de bien présenter notre orateur, j’ai couru à la résidence de monsieur Moyen, rue Payan, venant quérir des informations. Je fus reçu si aimablement par Victoire, sa chère épouse, qu’elle demeure toujours dans ma mémoire et mon estime. Je découvrais une femme à la fois douce, posée et combien admirative de ce que son mari accomplissait. Elle m’appela alors monsieur Turcotte. Je l’ai revue à quelques autres occasions par la suite et le plaisir s’en est toujours vu renouvelé.

Ma dernière rencontre avec lui eut lieu dans son bureau, vers la fin de l’année scolaire 1964-65. Assis, fier je crois de ce que cette année scolaire avait pu ressembler à ce qu’il concevait comme pouvant être une polyvalente, il répondit à la question qui m’oppressait : je fais quoi maintenant, où dois-je me diriger ?

Verbatim : ''Il n’y a que toi qui semble ne pas le savoir. Tu dois devenir enseignant.''

Et nous nous sommes donné la main, poignée de main solide qu’il me fait plaisir de recevoir chaque année alors que je débarque au Québec.

Merci HOMME AU SARRAU BLANC

J’ajoute, seulement pour lui s’il reçoit ce texte : Jean, je t’aime.

 

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