Il sembla à Clémence que les propos qu’allait tenir Philip se situeraient dans une autre dimension que celle où elle vivait il y a à peine quelques heures, juste avant d’entrer ici et d’y prendre une tasse de thé. Un grand pan de son âme s’ouvrait alors qu’un autre s’était envolé, la libérant profondément. Permettre à la parole de venir, lui laisser toute la place afin qu’elle éveille en soi d’immenses fraîcheurs puis s’envoler là où elle seule le souhaite, voilà l’état dans lequel voyageait son esprit et son écoute prenait racine.
- Clémence, est-ce que tu as remarqué quelque chose d’autre dans le goût du thé?
- Seulement que tu le faisais comme moi mais avec plus d’attention pour l’eau et les feuilles.
- C’est tout?
- Que le thé m’a permis de parler avec plus d’assurance et d’être en mesure de mettre des mots sur les idées qui circulaient dans ma tête jadis retenues par de solides barrières.
- Es-tu prête à dire que tout est dans le thé?
- Autour, répondit Clémence saisissant mieux vers quoi le géant la conduisait.
- Voilà. Tout est dans tout et tout est autour de tout.
Avant de s’avancer davantage dans ses explications, Philip se leva et resservit la fille aux petits fruits un thé qui doucement tiédissait.
- L’essentiel de ce qui arrive dans la région se cache dans le vent. Vous avez nommé celui du sud ainsi que celui du nord. Vous les reconnaissez de cette façon. D’où je viens, on l’appelle différemment mais c’est toujours le vent. Il n’a pas de frontières et si vraiment il en existait, le vent ne les respecterait pas. Non pas par sauvagerie mais parce qu’il communie avec la nature où qu’elle soit selon sa propre loi. Et sa loi, il la respecte totalement. Le vent n’a pas de maître. Il est son propre maître. Il agit à un rythme qu’il s’insuffle lui-même. As-tu remarqué que personne ne le voit?
- Oui, mais on l’entend.
- On n’entend pas le vent, on entend le cri des obstacles qu’il touche. Ce sont les mers, les arbres, les nuages qui nous apprennent sa force, sa puissance et surtout sa présence. Lui, il est là. En contact, je dirais en communion continuelle avec les éléments de la nature qui nous semblent plus réels parce qu’on est plus sensible à eux, pouvant les voir, les sentir, les goûter, les entendre et les toucher. Et selon les fantaisies du vent, car voici certainement la plus capricieuse des existences, nous, les humains, d’abord le nommons pour ensuite le consulter, lui faire dire ce que nous voulons bien qu’il nous raconte. Nous voulons qu’il nous rassure. Tel n’est pas son rôle. Il n’a pas de fonction autre que celle d’être ce qu’il est : l’espace entre le visible et l’invisible.
- Je vois.
- Un peu comme ce pathétique instant où la rencontre de l’eau bouillante et des feuilles de thé résulte en un liquide imprégné des deux.
- Et alors, les tracasseries du temps?
- Elles vivent dans la tête des gens. On résiste à ce qui se passe, alors que c’est le vent qui se permet, dans sa si longue course venue du nord et venue du sud pour se rejoindre ici, signalant l’essentiel de la vie.
- Quel est l’essentiel de la vie?
Philip s’arrêta. Clémence perçut dans cet instant ce qu’on lui racontait depuis sa tendre enfance et qu’elle devait reconnaître en des moments extraordinaires: la grâce.
- Pour toi, c’est la parole. Pour d’autres, c’est le silence. Pour certains, le bonheur. Pour la vie, c’est le vent venu du nord et du sud, portant tel ou tel nom, n’annonçant rien d’autre que sa présence et son influence sur la nature. Lui laissant le choix par la suite d’agir à sa guise. L’essentiel de la vie, c’est le vent dans toute sa liberté.
S’installa un long moment au cours duquel, et la fille et le géant comprirent que les choses ne se cachent pas dans nos mots, mais acquièrent une force de possibles lorsque nous nous ouvrons à chacune d’elles. On les transforme afin qu’elles puissent nous rassurer alors qu'il faut les laisser éclater, jaillir en soi et autour de soi. Recevoir la nature, la laisser nous pénétrer et nous permettre de l’aimer dans sa toute entière liberté. Une fois la nature reçue, se recevoir soi-même, se laisser habiter par une liberté sans frontières.
- Le temps est ce qu’il est. Nous sommes ce que nous sommes. Et si, comme pour le thé, nous écoutons le vent sans nom, celui qui vient d’ici et d’ailleurs, nous pourrons sans doute arriver à devenir libres. À aimer entièrement.
Clémence quitta le géant. Elle ne le revit jamais plus. Le village non plus. Grand-père ne se souvient pas si son départ coïncida avec le retour des grandes marées, de la politesse du suroît envers le nordoît, de la morue et d’un automne fort tardif, mais dans le village, on fit rapidement cette équation et pendant plusieurs saisons encore, chacun se demanda ce qui arriva à Clémence, la fille Guillemette, la fille aux petits fruits. Car elle disparût. Sans autre message qu’un bocal vide sur le balcon d’une maison couleur framboise saumonée dans lequel, offrait au vent une odeur de feuilles de petit thé.
FIN