mercredi 11 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*7)


Chapitre 6
La voie du samouraï



- Tu me le trouves, ça urge. Tu m'as bien compris. Ça urge.

Steve n'en revenait pas à l'autre bout du téléphone. Comment Éric avait-il bien pu décider par lui-même de faire rater un coup si facile et si important.

- Je m'en occupe, monsieur Georges.
- Tu ne t'en occupes pas, tu me le trouves. Vingt-quatre heures, pas une seconde de plus. C'est clair?
- Je l'aurai dans moins que cela. Je sais où il se cache.
- Vingt-quatre heures, sinon demain, mardi, l'affaire sera dans les mains du Dodge.

Steve laissa le téléphone; il tournait sa mèche de cheveux à une vitesse incroyable. Il ne pouvait se permettre d'avoir monsieur Georges contre lui et le Dodge dans les pattes pendant que ce Éric filait, Dieu sait où, avec une enveloppe d'une telle gravité.

- J'aurais dû m'en méfier. Pourtant, il a toujours été correct. Si jamais j'y mets la main au collet...


La camionnette blanche était garée sous le pont Jacques-Cartier à quelque cinq cents mètres du centre d'accueil. Patrice, à côté d'Éric qui fumait à s'en défoncer les poumons, ne le quittait pas des yeux.

- Les nerfs, le Jap... Patrice... tu sais bien que je ne me sauverai pas. Je t'ai déjà vu courir. En plus, tu ne fumes pas. Je suis fait au bout de cinq enjambées.
- Ce n'est pas à cela que je pense.
- T'as toujours l'air dans la lune.

Patrice sentait venir du fleuve une odeur saline qu'il aimait profondément. Les odeurs, parfois les couleurs, le ramenaient à ses pensées. Les unes et les autres se terraient loin au plus profond de lui comme si les neiges du Fuji-Yama, subitement fondues, avaient laissé couler des effluves particulières

- Écoute Éric. Je te connais assez pour savoir que tu peux me rouler le plus facilement du monde, mais ton histoire ressemble beaucoup trop à un film pour que je puisse y croire.
- As-tu fini tes concours? demanda le jeune comme pour passer à autre chose.

Éric a toujours eu la parole facile et le verbe coloré. Il venait, d'un trait, de raconter les dernières heures qu'il avait vécues et cherchait à en savoir plus long sur celui qui paraissait hésiter à retourner vers le centre.

- Examens.
- Tes affaires d'université en tout cas.

Patrice le dévisageait, tentant de trouver quelque part une note de vérité dans l'incroyable aventure déballée par le fugueur qui s'allumait une troisième cigarette.

- Pourquoi? Dans le fond, je le sais, laissa échapper Patrice.
- Qu'est-ce que tu dis?
- Rien, je pensais à ta mère, reprit Patrice.
- Pas question que je remette les pieds là. Quand on me fait une saloperie une fois, c'est pour la vie.

Patrice sentait chez Éric une telle agressivité face à sa mère qu'il en ressentit un chatouillement nerveux au fond de l'âme.

- Je veux pas tout te raconter. D'ailleurs, je suis certain que tu t'en doutes pas mal. On est tous comme ça au centre. Les pères et les mères, ça vaut pas grand-chose.
- Au moins, ils existent.
- T'appelle ça exister, toi, dit Éric sur un ton méchant.
- Oui, j'appelle cela exister.
- Ça paraît que tu ne connais rien là-dedans à part ce que tu as lu dans tes gros livres ou ton vieux cahier en cuirette.

Éric piquait comme une vipère et il venait d'atteindre Patrice à l'endroit précis. Mais ce dernier savait retenir ses émotions, parfois un peu trop bien.

- Tu cherches à gagner du temps.
- C'est toi Patrice qui en gagne. Si tu avais vraiment voulu me ramener au centre, tu ne te serais jamais arrêté ici. En tout cas pas le temps d'une quatrième cigarette.
- On y va, coupa sèchement Patrice.
- C'est pas ce que je voulais dire.

Éric fit un geste vers la rue et Patrice ne bougea pas. Il savait depuis quelques instants qu'il s'était embarqué dans le manège d'Éric mais, aussi, que ce jeune dévoyé pouvait l'aider, sans être capable, pour le moment, de mettre le doigt sur le comment et le pourquoi.

- On monte. dit Patrice. Ceinture...
- Et mains sur les genoux. O.K. colonel.
- Le métier du samouraï, c'est la mort, murmura Patrice. La mort est sa motivation suprême; celui qui craindrait la mort cesserait à l'instant même d'être un samouraï.
- Veux-tu bien me dire ce que ça veut dire ce que tu viens de dire, reprit Éric tout mêlé par les paroles de Patrice.
- Tu verras bien.

Un vieux Japonais, Jôchô Yamamoto, a écrit il y a très longtemps que "la voie du samouraï, c'est la mort". Patrice avait toujours été frappé par cette parole et souvent il s'était demandé si elle pouvait être vérédique.
Aujourd'hui, elle prenait tout son sens. Éric représentait la mort et Patrice voulait passer au travers. Suivre ce jeune délinquant, involontairement aux prises avec une grosse opération aux rouages formidables, devenait un défi, en même temps que la façon de se lancer dans la course vers sa mère. Tout cela lui paraissait encore vague, mais une lueur se pointait indiquant le chemin à suivre.
Il venait de décider qu'Éric continuerait sa fugue mais qu'elle prendrait la route tracée par Patrice.

- Hé! le Jap...
- Pardon?
- Patrice, tu te trompes de chemin. Le centre...
- Ce sera ailleurs pour quelque temps.
- Pas la police toujours!
- Il faut que nous soyons limpides comme l'eau l'un pour l'autre. À la moindre petite gaffe, tu retournes là où tu devrais être en ce moment.
- C'est quoi ton affaire de mort?

Patrice tourna sur Sainte-Catherine, fila aussi loin qu'il le pouvait, prit d'Orléans pour se retrouver sur Hochelaga, à l'endroit même où il avait récupéré Éric.

- Ramène-moi pas là, Steve va me tuer.
- Et c'est qui Steve?
- Personne.

Patrice donna un coup de volant qui fit bondir la camionnette sur le trottoir, se pencha vers Éric, le saisit de nouveau à la gorge mais cette fois avec une rage non dissimulée, ses yeux bleus et bridés lançant de foudroyants éclairs.

- Écoute le jeune. À partir de tout de suite, tu n'as plus le choix. On s'embarque dans le même bateau. Alors tu ouvres bien grandes les écluses; tu laisses passer tout ce qui t'est demandé sans réfléchir une seconde.
- O.K., O.K.
- Je ne veux pas de O.K., je veux que ton radio-cerveau se fasse aller à "retour en arrière" sans jamais se demander quoi que ce soit. Tu viens de prendre un sérum de vérité, c'est clair?

Éric étouffait, la gorge écrasée par le poing puissant de Patrice. Il n'avait jamais vu des yeux réfléchissant autant d'assurance et de détermination.

- Celui qui m'a trouvé le "squat" et qui me fournit, cracha le fugueur d'une voix étranglée.
- On le trouve où ton Steve?
- Sûrement qu'il me cherche au moment même où on se parle et certainement pas dans une camionnette blanche, la ceinture attachée, les deux mains sur les genoux, avec un éducateur qui me dit des grandes affaires que je ne comprends pas à moitié.

Patrice laissa son emprise. Éric prit une bonne respiration comme pour tout replacer.

- Je t'aide pour le moment mais je crois que tu pourras m'aider, toi aussi.

La peur n'était pas une nouvelle chose pour Éric. Toute sa vie, elle avait été à ses côtés: à la maison, lorsque son père, alcoolique notoire, le frappait et l'obligeait à se sauver; quand sa mère le menaçait de le jeter à la porte; les différentes gangs dont il avait fait partie et qui se servaient de lui pour les coups les plus risqués. La peur, Éric en avait fait une complice mais les yeux de Patrice, sa détermination venaient de le clouer sur place.

- On joue ensemble mon petit ou tu vas donner ton nom à monsieur David.
- O.K.
- On joue ensemble avec des règles précises auxquelles tu devras te plier.
- O.K.

Éric lui déballa tout ce qu'il savait de Steve, ce personnage qui ne vivait que pour les coups qui rapportent avec le minimum de risques pour lui. Celui qui avait toujours réussi à se sauver des impasses, laissant aux autres le soin de se faire prendre à sa place. Mais celui qui, à chacune de ses fugues, lui permettait de vivre l'illusion de la liberté, l'espace de quelques jours. Son protecteur comme il l'appelait.

- J'ai pas le goût de tout te raconter ce qu'il m'a fait faire. Et je te répète: le gars de la limousine, c'était la première fois que je le voyais. Une grosse légume! Aucune idée de ce que c'était l'espèce de stylo que je lui ai remis. Et l'enveloppe, tu l'as. C'est complet.

Patrice vérifia derrière lui. L'enveloppe y était toujours. Il rejoignit la rue Hochelaga au moment où le soir pointait du nez. Les rayons du soleil se faisaient moins dominants et les nuages plus menaçants.
Éric, calé dans le siège, malheureux de ne pouvoir fumer dans la camionnette, commençait à trouver que le chauffeur empruntait souvent le même parcours.

- As-tu perdu en enjoliveur de roue? Ça fait mille fois qu'on fait la Hochelaga. Ils ne vont pas laisser des traces dans la rue, tu sais.

Patrice ne disait rien et fois après fois, examinait les maisons une à une.

- Tu sais que le chauffeur de monsieur Georges a vu la camionnette?
- Et puis?
- Ils l'ont certainement filmée sur vidéo. Ce ne sont pas des amateurs. À l'intérieur de la limousine, c'est tout un bureau qui peut communiquer avec le monde entier. Des caméras qui filment au-dedans comme au-dehors. Pas mal certain qu'ils ont filmé la camionnette lorsque le chauffeur s'est senti suivi.
- Bon sens de l'observation.
- J'ai des qualités. Hourra! monsieur Patrice vient de découvrir que je possède des qualités.
- Une qualité.

C'était noir maintenant. La ville devait se fier à l'éclairage artificiel pour poursuivre sa marche dans la nuit. Patrice s'arrêta à une station d'essence pour faire le plein et en profita pour téléphoner. Il avait invité Alex pour la fin de la journée et il semblait qu'elle ne devait plus se terminer aussi tôt que prévu.

- Pas de problème. Après tout, j'ai seulement ça à faire, mon cher, que d'attendre monsieur Patrice. Ma blonde va trouver que je cherche des excuses si elle apprend qu'on n'était pas ensemble. En tout cas, je retourne à ma Shelby.

Il appela aussi Caroline qu'il négligeait depuis quelques jours.

- Je te rappelle demain, ça va?

Revenu à la camionnette, il vit qu'Éric s'engueulait fermement avec l'employé qui s'obstinait avec lui pour l'empêcher de fumer près des pompes à essence.

- Éric, tu montes.

La dernière bouffée n'était pas encore achevée que la cigarette était catapultée au bout de ses doigts, la ceinture de sécurité venait de cliquer et les mains sur les genoux.

- Au doigt et à l'oeil, dit l'employé à Patrice en lui remettant la monnaie.

Sans répondre, Patrice reprit place et décida de refaire la Hochelaga pour une dernière fois.

- Où demeure ta mère?
- Tu m'as juré de ne pas me ramener.
- Je n'a rien juré, je t'ai seulement demandé où demeurait ta mère.
- On n'y va pas?
- Lorsqu'on pose une question, tu réponds et pas par une question.
- 1576.
- Hochelaga?
- Fullum.
- C'est près de la prison?
- Et du port.

Patrice tourna brusquement et, en quelques minutes, stoppa la camionnette devant la maison de la mère d'Éric.

- Son nom?
- Tanguay.
- Pas la prison, ta mère.
- Tanguay.

Le chauffeur descendit et se dirigea vers l'adresse indiquée. Il n'y avait aucune lumière mais Patrice sonna tout de même. Pas de réponse. Il revint.

- T'es pas correct, Patrice. Tu m'avais dit qu'on jouerait ensemble un certain temps, pas que tu allais me pointer chez la bonne femme.
- On joue, c'est vrai. Les règles, c'est moi.

La camionnette redémarra. La rue Fullum et la rue Hochelaga se rejoignent rapidement. Allait-il, encore une fois, recommencer? Ce trajet, ça commençait à creuser l'appétit d'Éric et ce semi-Japonais n'avait apparemment pas l'intention de quitter ce coin de la ville avant d'y avoir trouvé ce qu'il cherchait.

- Nous allons nous rendre au "squat", dit Patrice.
- Excellente idée! Personne ne le surveillera! C'est l'endroit le plus sécuritaire à Montréal, actuellement.
- Tu as raison. Steve ne t'imagine pas assez débile pour y retourner. Donne-moi l'enveloppe qui est derrière toi.

Éric vit qu'il ne devait pas jouer au plus fin avec Patrice. Il la lui remit. Patrice ouvrit le coffre à gants et déposa l'enveloppe par-dessus son cahier à jaquette de cuir noir.

- Tiens, tiens, le fameux cahier.
- L'enveloppe, c'est plus urgent pour le moment.
- Après, ça sera le cahier?
- Tu piges vite.

Éric ne savait pas ce qu'il venait de saisir, mais tout à coup, le fameux cahier prit de la valeur à ses yeux. Cacherait-il quelque chose d'important? Le côté bizarre et secret de Patrice aurait-il un lien avec ce vieux cahier à la jaquette de cuit noir?


Le pont Jacques-Cartier. À la sortie, vers l'Île Ste-Hélène, Patrice se demanda où il pourrait ranger la camionnette sans se la faire remorquer. Il se souvint qu'une de ses amies, étudiante à l'université s'occupait du stationnement sur le Parc des Îles. Il gara la camionnette à l'endroit indiqué et à pied, suivant Éric qui fumait et tenait une boîte de pizza, fit la route qui le menait vers le pavillon du Japon d'Expo'67.

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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