mardi 20 juin 2006

Le cent trente-neuvième saut de crapaud

… la suite …

Magella n’allait pas perdre son temps. L’automne et l’hiver lui permirent de mettre en place ce « manoir » que dorénavant elle appellera « La Maison de Retraite » afin qu’à l’ouverture des fenêtres de la véranda au printemps 1930, tout soit comme elle le souhaitait. Le personnel qu’elle engagea se composait essentiellement d’une cuisinière, de deux femmes de chambre, d’un homme à tout faire et d’une hôtesse. À part cette dernière, une certaine demoiselle De La Bruère, les employés provenaient de Gaspé, avaient un certain âge et comprirent rapidement lors de l’entrevue avec Magella Teasdale que la discrétion la plus entière était la qualité recherchée par la châtelaine. Ils se présentèrent à la maison au début du mois de mai afin de se familiariser avec les lieux et les exigences des deux patronnes.

Cette maison allait vivre au rythme de deux maîtresses : Magella, la propriétaire des lieux, que bien malgré elle les Gaspésiens surnommèrent « la châtelaine » et mademoiselle De La Bruère, la gouvernante des lieux. Les rapports unissant ces deux femmes remontaient à quelques années auparavant. Elles se connurent à Montréal où les Teasdale, très riche famille d’industriels de père en fils, habitaient l’ouest de la ville et entretenaient d’étroites relations avec la société française de l’époque. Pour leur part, les De La Bruère, famille parisienne dont la noblesse de leurs racines fut consacrée par l’ordonnance du 25 août 1817, s’établirent en Nouvelle-France au début de la colonie qu’ils ne quittèrent jamais, cultivant des liens avec certains vicomtes ou marquises de leur lignage. Magella et mademoiselle De La Bruère étudièrent chez les Ursulines à Québec. Pensionnaires durant l’année scolaire, elles se retrouvaient à Montréal lors des diverses vacances et passaient leurs étés dans une villa à Sainte-Catherine de Fossembault, dans le comté de Potneuf.

Rapidement, les employés s’habituèrent au vouvoiement, à un protocole rigide leur imposant de s’adresser d’abord à la gouvernante pour les requêtes car il leur était totalement interdit de prendre des initiatives sans l’autorisation expresse de mademoiselle De La Bruère. Cette dernière manifestait un souci rigoureux, exigeant que chaque chose fut à sa place, le service d’une qualité que les employés appelèrent « bourgeoise », la propreté surpassant les normes habituelles. Elle ne supportait pas la poussière et entreprit une guerre d’usure contre la saleté. Combien de fois souligna-t-elle à la cuisinière que les plats de service devaient être à telle ou telle température? Que l’escalier menant à l’étage, où se retrouvaient les chambres à coucher, on devait y passer quotidiennement la serpillière légèrement humidifiée d’une cire à odeur de cannelle? Régulièrement elle rappelait à l’ouvrier qu’il lui apparaissait inacceptable que le gazon dépassa la hauteur de son soulier? Tout cela, mademoiselle De La Bruère le répétait avec un sourire goguenard et un bel accent français du dix-neuvième siècle.

Rares les occasions où l’on pouvait surprendre les deux maîtresses de la maison, réunies dans une même pièce. Un peu comme si elles avaient bien organisé leurs déplacements, orchestré leurs interventions auprès de celui-ci ou celle-là, planifié le boulot afin de ne jamais se croiser et encore moins donner un ordre qui fut contredit ou modifié par l’autre. Tout roulait à merveille et le mois de mai 1930, celui de la répétition générale avant l’arrivée des pensionnaires, permit à la maison de prendre son élan. Les fenêtres furent ouvertes, après avoir été nettoyées, re-nettoyées, lavées, re-lavées tant et tant qu’on arrivait à les oublier.

Partout dans Gaspé, l’absence des deux femmes aux offices du mois de Marie fut remarquée, tout comme elles n'étaient davantage présentes à la messe du dimanche. Pâques sans elles mit le point final aux questionnements : elles ne sont pas catholiques, un point c’est tout, affaire classée. D’ailleurs, peu de gens souhaitaient entretenir des liaisons tendues avec les dames du « manoir », l’argent ne leur faisant pas défaut, elles payaient rubis sur l’ongle parfois à l’avance pour tout ce dont la maison requérait. Si cela pouvait causer un problème, l’évêque de Gaspé était proche et devrait y voir. Et il ne fit rien.

Magella fit annoncer par mademoiselle De La Bruère que le samedi suivant un photographe viendrait spécialement de Montréal afin de prendre plusieurs clichés de la maison, de la baie et des environs. Tous les employés, vêtus de l’uniforme noir et blanc, furent conviés. La propriétaire en profita pour leur adresser quelques mots. Elle n’aimait pas les discours et lorsqu’elle prenait la parole, c’était bref, concis et sans détours.

- Nous sommes à quelques jours de l’ouverture. Aujourd’hui, après la séance de photographie, nous ferons une dernière répétition un peu comme si la maison fonctionnait à plein régime. Vous prendrez congé demain et lundi, c’est le départ. Cette habitation, ce manoir, dorénavant s’appellera « La Maison de Retraite ». Je vous invite à toujours la nommer ainsi. Merci.

Magella Teasdale n’offrit pas la parole à mademoiselle De La Bruère, s’installa à côté d’elle sur une chaise en paille tressée aux pieds du grand escalier menant à la porte d’entrée de la maison, invitant les employés à se regrouper autour d’elles. Le photographe fit son travail.

Une fois la séance achevée, Magella se retira laissant à mademoiselle De La Bruère le soin de voir aux derniers petits détails.

En début de soirée, une pluie diluvienne s’écrasa dans la baie de Gaspé, un peu comme si à son tour la nature à grands coups d’éclairs s’évertuait à immortaliser la proche ouverture de la « Maison de Retraite ».

... à suivre ...




vendredi 16 juin 2006

Le cent trente-huitième saut de crapaud

Attendre l’été. Quelques jours encore avant qu’il ne s’installe. Pas pour longtemps, nous le savons tous… mais quand même, attendre l’été c’est comme espérer de la belle visite… rare... partie de loin, qu’on voit si peu souvent, si peu longtemps. Celle qui change d’une année à l’autre. Qui a pris cette douce habitude de nous revenir, apportant les dernières nouvelles de cet autre côté du monde, de cet autre côté de la vie. Comme il aura… comme elle aura changé… Le monde et la vie.

Les feuilles sont d’un vert proche parent du bleu. Elles voltigent bien arrimées aux branches des arbres s’offrant aux oiseaux qui cherchent le sud afin d’orienter leurs nids. Et au loin, la mer. Langoureuse encore. À peine bruyante. Capricieuse. Un peu comme si elle avait eu froid au cours de l’hiver et qu’elle prenait son temps. Cette mer retrouverait bien le chemin vers la baie de Gaspé pour y déposer ces odeurs qui font du bien.

- Nous ouvrirons les fenêtres.

Magella annonçait par quatre mots, en une phrase, l’arrivée de l’été. Les fenêtres, à l’arrière d’un ancien "manoir" devenu maison de retraite, c’est ainsi qu'elle souhaitait qu’on l’identifia, donnaient sur la baie de Gaspé. Une fois ouvertes, plus fiables que les hirondelles, et on sait à quel point elles sont tardives par ici, ça ne pouvait tromper, le beau temps était venu.

Cette grande maison installée au creux d’un Gaspé encore fragile, certains disent qu’elle y vit depuis Jacques Cartier. D’autres, qu’elle fut construite par des Américains l’utilisant comme camp de chasse et pêche. Elle aura porté au fil du temps, le titre de chalet, d’hôtel, de château, de refuge; aura appartenu à d’illustres familles américaines puis gaspésiennes; aura permis des rencontres historiques; aurait été le creuset de retentissantes idées; le lieu de départ de mille et une légendes…

Magella Teasdale, que le titre de « vieille fille » n’offusquait pas, avait acheté cette maison de la Caisse Populaire de Gaspé qui dut la reprendre suite à une fulgurante banqueroute en lien avec la crise financière des années 1920. Seul le notaire de la place connaissait l'identité véritable du propriétaire et ne devait en aucun cas révéler son nom. Il représentait l’inconnu, signa pour lui les documents hypothécaires puis remit les titres à Magella Teasdale, nouvellement arrivée dans la région. On sut quelques mois après qu’elle venait de Montréal où sa famille aurait fait fortune dans l’industrie de la guerre.

La nouvelle propriétaire engagea de très fortes sommes pour la réfection de ce que pour l’instant on appelait « le manoir ». L’arrière, là où elle fit installer d’immenses fenêtres donnant sur la baie, devint une magnifique véranda habitable toute l'année. Fait nouveau pour l’époque, Magella exigea que les fenêtres ne soient pas uniquement de la vitre collée aux murs, mais puissent s’ouvrir de l’intérieur vers l’extérieur.

Elle se chargea elle-même d’enquêter auprès des personnes dorées de Gaspé et ses environs, afin d’en connaître plus sur ce que fut « le manoir », qui l’habita, son architecture ainsi que l’aménagement intérieur. Magella voulait absolument que l’habitation retrouve ses allures d'antan, qu’elle respecte en tout point son histoire. Alors que chacun souhaitait un peu plus de confort et de modernisme, la nouvelle propriétaire donnait l’impression de vouloir retourner à une époque que l’on souhaitait oublier. Surtout, elle ne paraissait pas pressée à divulguer ses projets pour une aussi grande demeure, habitée par elle seule. Et son chat.

Mademoiselle Teasdale, rapidement, se lia au notaire représentant le vendeur inconnu et lui offrit la responsabilité d’administrer ses biens. Soit dit en passant - de toute façon les langues se délièrent assez vite - chacun et chacune eurent bientôt leur opinion sur cette venue de loin. Tant d’argent, d’où venait-il? Toute seule, qu’était devenue sa famille dont jamais elle ne parlait? Vieille fille ou veuve? Catholique ou anglicane? Ce n’est pas du côté du notaire qu’on allait en apprendre davantage. Une tombe que ce maître Wilbrod dont on ne savait trop s’il s’agissait là de son prénom ou de son nom de famille.

Tant et si bien que les travaux avancèrent promptement. Magella possédait cette faculté de deviner les gens au premier coup d’œil et savait utiliser leurs qualités selon ses besoins. Le responsable des travaux visant à redonner au « manoir » son état premier, un certain Chamberlain provenant de la Baie-des-Chaleurs, dirigeait le chantier avec une main de maître. Son sens de l’organisation permit qu’au bout de six mois - il fallait absolument qu’avant l’hiver tout soit achevé – il put annoncer à mademoiselle Teasdale que c’en était terminé. Dont les fameuses fenêtres auxquelles Magella tenait tellement.

La châtelaine put engager quelques femmes de la paroisse les affairant à rendre habitable l’intérieur du « manoir » et conforme à ce qu’elle avait pu recueillir comme renseignements sur les antécédents de cette habitation. Le bleu et le blanc étaient à l’honneur du côté des tentures et des accessoires. Le bois, du pin et du chêne en grande partie, de même qu’un crépi légèrement beige se retrouvaient sur les murs et aux plafonds. Les meubles retapés puis disposés à l’endroit même où, à l’époque, ils vécurent.

Magella ne vivait pas au "manoir" durant les travaux. Elle se retrouva en pension chez une connaissance du notaire Wilbrod et tous les jours, sauf les samedi et dimanche, surveillait le travail de près. Ne laissant rien au hasard, fidèle à un plan aussi précis que rigoureux, mademoiselle Teasdale voyait à ce que tout soit là à temps, que rien ne manque pouvant ralentir ou freiner le rythme. Cela l’obligea de retourner à Montréal à deux occasions. Les voyages d’une semaine chacun la ramenaient aussi en forme, ragaillardie presque et plus déterminée encore à achever son projet.

Magella Teasdale emménagea dans « le manoir » au début d’un mois d’octobre, à la fin des années 1930. Aucune cérémonie officielle, sauf qu’elle invita à un banquet tous ceux et toutes celles qui y travaillèrent. Cela se tint à l’arrière, sur la terrasse de l’habitation donnant sur la baie. Deux mots à peine furent prononcés :

- Merci à tout le monde pour cet effort spectaculaire. Je vous annonce qu’au printemps prochain, lorsque je pourrai ouvrir les fenêtres de la véranda, que l’odeur de la baie emplira la maison, ce « manoir » recevra ses premiers pensionnaires.

Magella n’en dit pas plus. Le notaire Wilbrod la remercia au nom de la population de Gaspé, souhaitant à la châtelaine que puissent se réaliser tous ses projets.

L’automne arriva… puis l’hiver suivit. Magella Teasdale attendait le printemps.


lundi 12 juin 2006

Le cent trente-septième saut de crapaud

Je vous offre trois poèmes écrits il y a de cela quelques années, alors qu’avec un groupe d’élèves je travaillais la poésie. Ils devaient leur servir de modèle. Leurs poèmes ont été publiés dans un recueil qu’ils intitulèrent

REGARDS DE GLACE... REGARDS D’ENCRE...




entre plus tard et partir


entre plus tard et partir
l’image éblouie de la lumière
dressée
se reflète
en couleurs diluées



entre partir et plus tard
la fine fleur de l’ombre
arrachée
s’attarde
à un même sol



plus tard, entre partir et revenir
les pas étouffés d’un silence retenu,
soupiré
s’esseule
à l’écho de la fleur


partir entre plus tard et jamais
les cris comme des bruissements
résonnés
s’assomment
au fond de l’infini


entre plus tard et partir
en d’éteintes sécheresses
l’eau s’écoule
sur un pays asséché






la légende du cheval blanc



cheval blanc
sur fond de montagne



fond



en équilibre
amble et trot



une eau jaillissante
puissante
l’enfourchant
s’enfonce
en perles fuyantes



un cheval blanc
vers les nuages froncés
s’accroche à la selle du vent

encore fou de sa source limpide



et que lentement verdisse la terre!




espiègle siècle espéré


le bleu dans le gris des nuages
s’engloutit
en ce matin de porcelaine

un parfum emplit l’espace
hymne imprimé sur la peau

le silence de vos cris
parle de la vie

à la porte du siècle
les jours s’éclairent d’ombre
éparpillant vos joies



la plus belle parole
la redite des paroles éteintes
le cadenas ouvert aux espoirs
afin qu’éclate le siècle espéré
qui sera ce que tu seras,
nue de ce que tu étais
vêtue de qui tu seras
espiègle absente des nuits blanches
fantôme apprivoisé,
spectre envahissant,
marchant ses pas dans les flaques d’eau
comme l’intarissable source jaillissante
coule par vos plaies refermées



un sourire
sur vos avenirs
sur vos bouts de chemin
prend par la main
de celles et de ceux
qui accueilleront l’espiègle siècle espéré

jeudi 8 juin 2006

Le cent trente-sixième saut de crapaud

Suzanne Paradis a publié en 1961 aux Éditions du Bien public, un recueil intitulé La Chasse aux autres. J’en tire ce poème :


Femme


Tu lèveras le bras, femme ininterrompue
pour protéger la fleur et l’herbe et le sourire,
pour défendre l’amour du meilleur et du pire
et son langage clair, des langues corrompues.

Tu croiseras les doigts, femme sans cesse femme,
avec des fils de soie ou de lin tisseras
leur jointure charnelle aux étoffes, aux draps
pour former du sommeil la lumineuse trame.

Tu conduiras l’enfant dans tes flancs d’urne blanche
écho doux prolongé d’homme mêlé à toi;
femme incessante toi, rituelle avalanche
que la beauté met nue une première fois.

Tes regards remués de muette musique
enchaîneront le jour de menus mouvements
et tu allaiteras l’étroite faim d’enfant
et le désir jailli, ô fontaine physique!

Tu poseras ta main comme un ruisseau d’eau fraîche
- sur l’aridité blanche des visages faits,
sur les bouches désertes, sombres sûres brèches
taillées à l’ennemi – comme un dernier souhait.

Ta fanfare de bagues et d’anneaux légers
rythmera la levée éclatante des rêves
morcellera la nuit d’étoiles du berger
serties par l’œuvre de mystérieux orfèvres.

Tu briseras les jougs, femme aux mains déliées
comme des chevelures éparses sans poids,
les colliers délicats et les colliers étroits
casseront sous tes doigts aux forces oubliées.

Puis tu reposeras, pensive sur tes hanches,
ces mains à l’ongle aigu griffe paisible encor,
pour clamer lentement aux portes de ton corps
la colère du sang qu’étouffent tes nuits blanches.


Et j’achève par ses vers magnifiques de Marie Uguay, chez Boréal.


Maintenant je marche au-dedans de moi
je suis seule inondée d’une pâle clarté légèrement fauve
tant de paysages s’attellent à mes côtés
des arbres nobles puissants se cabrent
dans la plénitude d’avril ou de juillet
des oiseaux se croisent
découpent l’air de leurs yeux aigus
de leur voix fraternelle et apaisante
il y a la mer ou la ville
la même multitude
la multiplication d’appels
de supplications de visages
de disparitions et d’apparitions
maintenant je suis seule à jamais



Je vous souhaite, chère Élisabeth, un bon repos… de cendres.

mardi 6 juin 2006

Le cent trente-cinquième saut de crapaud

Les poèmes d’aujourd’hui sont d’Anne Hébert. Le premier, parmi ses plus beaux, est tiré de Poèmes, aux Éditions du Seuil (1960).


LA CHAMBRE DE BOIS


Miel du temps
Sur les murs luisants
Plafond d’or
Fleurs des nœuds
cœurs fantasques du bois
Chambre fermée
Coffre clair où s’enroule mon enfance
Comme un collier désenfilé.

Je dors sur des feuilles apprivoisées
L’odeur des pins est une vieille servante aveugle
Le chant de l’eau frappe à ma tempe
Petite veine bleue rompue
Toute la rivière passe la mémoire.

Je me promène
Dans une armoire secrète.
La neige, une poignée à peine,
Fleurit sous un globe de verre
Comme une couronne de mariées.
Deux peines légères
S’étirent
Et rentrent leurs griffes.

Je vais coudre ma robe avec ce fil perdu.
J’ai des souliers bleus
Et des yeux d’enfant
Qui ne sont pas à moi.
Il faut bien vivre ici
En cet espace poli.
J’ai des vivres pour la nuit
Pourvu que je ne me lasse
De ce chant égal de rivière
Pourvu que cette servante tremblante
Ne laisse tomber sa charge d’odeurs
Tout d’un coup
Sans retour.
Il n’y a ni serrure ni clef ici
Je suis cernée de bois ancien.
J’aime un petit bourgeois vert.

Midi brûle aux carreaux d’argent
La place du monde flambe comme une forge
L’angoisse me fait de l’ombre
Je suis nue et toute noire sous un arbre amer.


N’est-ce pas cela que l’on entend en franchissant les portes de la Grande Bibliothèque de Montréal?

Ce deuxième publié chez Boréal date de 1997. Il rejoindrait par le cœur et l’esprit notre chère Élisabeth.


L’ORIGINE DU MONDE


La fin du monde ayant eu lieu
On l’a lâchée dans l’espace nu
Toute vive parmi les astres consumés
La terre encore fumante à l’horizon
Comme une bougie soufflée

Jamais l’air ne fut si pur et dur
Un goût de sel persistait
Tout alentour des lunes pâles

Elle la sorcière aux crins noirs
Chevelure aisselles et pubis ruisselants
L’Ève des paradis terrestres

Son odeur de musc et de sueur
S’égare dans la froideur du vide
Elle a des jupes et des jupons
Échappés des siècles révolus
Sa traîne comme celle des comètes
Flotte entre les planètes déboussolées

Ses basques sont pleines de graines et de semences
Ramenées des fiers amants et des rousses plaines
À tout hasard elle plante des herbes et des arbres
Des hommes et des femmes minuscules grains de framboises vertes

Elle fonde une autre terre dans l’espace infini
L’Origine du Monde se couche parmi l’éther bleu
Jambes ouvertes et souffle court.
Pour ceux et celles qui, comme moi, sont des inconditionnels d'Anne Hébert et de Saint-Denys-Garneau, je rappelle qu'à Sherbrooke, au Musée des beaux-arts, se tient jusqu'au 10 septembre prochain, une exposition intitulée FILIATIONS qui cherche à rapprocher les univers de ces deux illustres cousins. Je dois m'y rendre d'ici l'automne, je vous en parlerai.
"Nous habitions la même campagne. La même campagne et le même été. Nous avons mis nos royaumes en commun. J'étais la plus petite. Il m'apprenait à voir la campagne. La lumière, la couleur, la forme: il les faisait surgir devant moi... Le paysage d'eau et de feuillages avait fait un pacte avec lui. Le paysage a accepté l'offrande consommée sur cette grève de glaise près des sapins noirs..." Ainsi parlait Anne Hébert alors que Saint-Denys-Garneau disait:" Les arbres sont roses dans le soleil couchant."

vendredi 2 juin 2006

Le cent trente-quatrième saut de crapaud

J’ai cherché, parmi mes poétesses d’ici et d’ailleurs, de ce temps et d’avant, les mots pouvant illustrer l’histoire d’Élisabeth, cette femme qui eut mieux vécu maintenant qu’à l’aube du vingtième siècle. Cette Élisabeth, voyante d’une vision dont elle se sentait l’unique portante… Qui n’a pas pu dans sa solitude entourée, achever de coudre à même des étoffes inconnues cet étendard sur lequel les mots ourlés chassant l’inquiétude, l’insécurité et l’oppression des femmes de son époque se liraient. Élisabeth voulait le soulever à bout de bras cet étendard qu’elle brodait avec le fil des misères, des oppressions et des humiliations de celles à qui on ne permettait pas d’être et qui ne savaient pas encore comment être. Qu’il claque au vent, qu’il rassemble de la côte gaspésienne jusqu’à toutes les autres côtes, ces femmes esclavagées afin qu’elles se l’approprient et le lancent d’une génération aux autres!

Aujourd’hui, chez Marie Noël, celle dont je reçus les œuvres complètes d’une très vieille cousine germaine de ma grand-mère maternelle - j’ai déjà parlé d’elle dans un autre saut de crapaud – je vous offre cette

Vision

Quand j’approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,
J’userai le fond de mes courts instants;

Quand les écoutant se tarir, en vain
J’en voudrai garder pour le lendemain,
Sans que Dieu le sache, un seul dans ma main;

Quand la terre ira se rétrécissant
Et que mon chemin déjà finissant
Courra sous mes pieds au dernier versant;

Quand sans reculer pour gagner un pas,
Quand sans m’arrêter ni quand je suis las,
Ni dans mon sommeil, ni pour mes repas;

Quand le cœur saisi d’épouvantement,
J’étendrai les mains vers un être aimant
Pour me retenir à son vêtement…
…………………………………………………………………………………….

Quand mes doigts de tout se détacheront
Et quand mes pensers hagards sous mon front
Se perdront sans cesse et se chercheront;

Quand sur les chemins, quand sur le plancher,
Mes pieds n’auront plus de joie à marcher;
Quand je n’irai plus en ville, au marché,

Ni dans mon pays toujours plus lointain,
Ni jusqu’à l’église au petit matin,
Ni dans mon quartier, ni dans mon jardin;

Quand je n’irai plus même en ma maison,
Quand je n’aurai plus pour seul horizon
Qu’au fond de mon lit toujours la cloison…
…………………………………………………………………………………..

Quand les voisines sur le pas
De la porte parleront bas,
Parleront et n’entreront pas;

Quand parents, amis, tour à tour,
Laissant leur logis chaque jour
Dans le mien seront de retour;

Quand dès l’aube ils viendront me voir
Et sans rien faire que s’asseoir
Dans ma chambre attendront le soir;

Quand dans l’armoire où j’ai rangé
Mon linge blanc, un étranger
Cherchera de quoi me changer;

Quand pour le lait qu’il faut payer,
Quelqu’un prendra sans m’éveiller
Ma bourse sous mon oreiller;

Quand pour boire de loin en loin,
J’attendrai n’en ayant plus soin
Que quelqu’un songe à mon besoin…
…………………………………………………………………………..

Quand le soleil et l’horizon
S’enfuiront… quand de la maison
Sortiront l’heure et la saison;

Quand la fenêtre sur la cour
S’éteindra… quand après le jour
S’éteindra la lampe à son tour;

Quand sans pouvoir la rallumer
Tous ceux que j’avais pour m’aimer
Laisseront la nuit m’enfermer;

Quand leurs voix, murmure indistinct,
M’abandonnant à mon destin,
S’évanouiront dans le lointain;

Quand cherchant en vain mon salut
Dans un son je n’entendrai plus
Qu’au loin un silence confus;

Quand le froid entre mes draps chauds
Se glissera jusqu’à mes os
Et saisira mes pieds déchaux;

Quand mon souffle contre un poids sourd
Se débattra… restera court
Sans pouvoir soulever l’air lourd;

Quand la Mort comme un assassin
Qui précipite son dessein
S’agenouillera sur mon sein;

Quand ses doigts presseront mon cou,
Quand de mon corps mon esprit fou
Jaillira sans savoir jusqu’où…

Alors, pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme.



Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...