lundi 27 février 2006

Le quatre-vingt-dix-neuvième saut de crapaud



Et notre grand-père se mit à vieillir. Prendre de l’âge serait plus précis. À regarder la mer, constamment à la même place, toujours s’élancer sur la grave parfois avec furie, souvent dans des élans si calmes, cela permit au jeune garçon devenant progressivement plus âgé, de constater à quel point la vie dépose ses encrages au-dedans de soi.

Encore maintenant, cet homme est un silencieux solitaire, nostalgique aussi. Comme si le temps et certains moments de la vie l’avaient construit avec une telle férocité qu’il faille revenir sur ses pas afin de mieux percevoir les traces qu’ils ont imprimées en lui.

Il y a de ces instants souvent voilés par les rencontres, les événements ou ces petits riens, à prime abord, passant près de nous sans crier gare, inoffensifs, mais qui meublent notre façon de voir le monde. Parmi ceux-ci, les fenêtres. Cela peut sembler étrange à première vue que ces trous de maisons ou ces ouvertures de l’intérieur puissent influencer quelqu’un. Pourtant cela est véridique.

Grand-père a toujours cru que les humains sont comme des maisons construites par d’autres et qu’ils habitent. Ils s’y sentent quelques fois étrangers. Elles possèdent deux éléments élémentaires : un revêtement extérieur et des mystères intérieurs. Il est facile de remarquer l’architecture des maisons, surtout que pour la très grande majorité, dans quelque coin du monde que ce soit, elle se ressemble. Difficile d’imaginer une construction qui ne tienne pas compte de l’environnement ambiant, des nécessités que la nature impose. On érige selon l’endroit où l’on se situe. Face à la mer, en flanc de montagne, près de la forêt, en plein cœur des tropiques, ces exigences climatiques nous obligent à organiser les plans selon la géographie ou l’urbanisme. Les maisons gaspésiennes le sont parce qu’elles répondent aux besoins particuliers des gens qui l’habitent. Ailleurs aussi.

L’intérieur en va tout autrement. Il révèle un peu plus sur soi. Le nombre de pièces, l’installation, tout devient à notre image. À ce dont nous avons besoin. Parle aussi de comment nous voulons vivre. Et ces odeurs qui l’imprègnent.

Entre les deux, les fenêtres. Elles se voient de l’extérieur. Elles permettent aussi de voir l’extérieur à partir du dedans. Comme des espèces de tableaux accrochés à demeure dans la cuisine, les chambres, au salon. En haut et en bas. C’est magique une fenêtre! Un peu de tulle, la voilà égayée. Une toile, tout se referme. Bloquée en hiver, ouverte pour les autres saisons. Elle crée une distance temporelle et intemporelle.

Grand-père, en son jeune âge, ne fouillait pas les intérieurs des maisons en regardant les fenêtres. Il ne scrutait pas au travers elles. Grand-père les écoutait parler. Lui dire ce qui s’y passait. Lui exposer le rapport que les gens entretenaient entre dedans et dehors. Les pots de fleurs déposés devant la vitre. La lanterne que l’on allumait le soir afin qu’elle illumine cet infime espace séparant froid et chaud, ici et ailleurs, nous et eux. La distance.

Une fenêtre protège de la distance nécessaire entre les gens. Elle reflète le mélange des lueurs qui s’en vont à la recherche de l’incompréhensible.


Les humains sont des bêtes complexes. Affairés tout au long de leur vie à se protéger, à protéger les leurs, à protéger leurs mystères. Un faisceau de lumière directement orienté sur une personne ne fait que l’éclairer, lui donner du relief, mais ne dit rien de ce qu’il cache. Si l’homme possédait une fenêtre, accrochée à lui, entre ses yeux et son cerveau, entre ses mains et son cœur, verrait-on plus qui il est?

Grand-père imaginait souvent les personnes qui gravitaient près de lui comme autant d’énigmes. Longtemps il crut qu’il devait en devenir une afin de leur parvenir. Écouter parler, pleurer, rire et mentir, parfois. Explorer les autres cherchant à se retrancher sous de pesantes masses qui rendent les épaules courbes. Soucis et joies mêlés. Un vocabulaire puisé à un abécédaire à la fois local et universel. Attendre, longtemps parfois, une fois qu’on a bien saisi toute l’étendue de ses expériences, afin de s’inscrire auprès des autres comme un être de sang et d’eau en marche vers le bout de ses rêves.

L’homme ne serait-il pas finalement qu’un voyageur qui attend, valises à bout de bras, se demandant continuellement si dans ses bagages, l’essentiel pour la route s’y retrouve? Un voyageur en partance vers une destination fixe mais que de nombreux bouleversements d’horaires amènent ailleurs? Là où il ne croyait pas se rendre? Assis près d’un hublot.

Dans les fenêtres de son enfance, de son adolescence et d’après, notre grand-père y a vu tant de choses et leurs opposées, qu’il en est arrivé aujourd’hui, plus loin et à la même place, à cet endroit où la fenêtre cherche péniblement à réunir l’intérieur et l’extérieur.

Et si des fleurs annuelles servaient de rideaux?



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