mardi 21 mars 2006

Le cent neuvième saut de crapaud

… la suite …


... quelques années auparavant…


Joseph Lacasse naquit en 1886, année du Chien dans l’horoscope chinois. Étrangement, on le retrouva derrière l’église en 1950, année placée sous l’influence du même signe astrologique. Il ne savait pas que la Chine existait. Ne se doutait pas que les chiens allèrent gruger sa vie…

Jamais il ne fut un être parfait, comme toute sa vie cette femme qui devint son épouse, et que l’on surnomma grand-mère Lacasse, Élisabeth Gendron, s’employa à tenter de le rendre. Il y a de ces gens qui l’on reconnaît sur le tard. Elle en était une. Dans le village de l’Anse-au-Griffon, Élisabeth passait pour être une mère, puis une grand-mère, jamais une jeune fille ou une femme. Dire pourquoi exigerait que l’on prenne le temps de raconter sa vie… bientôt, sans doute.

Il se maria à cette demoiselle qui eut une emprise sur lui du début de leurs fréquentations jusqu’à quelques heures avant sa mort tragique. Étrangement, les noces eurent lieu en plein hiver. Un samedi où sévissait un temps de chien. Pour Joseph, ça ne le changea pas beaucoup des événements qui empestèrent sa vie…

Son père fut un personnage important dans la modernisation de la paroisse. Une sorte de visionnaire pour qui la côte gaspésienne devait prendre un virage important afin de sortir de l’isolement dans lequel il s’embourbait. Anse-au-Griffon ne devait plus, selon lui, n’être qu’un lieu de passage mais un endroit où l’on pourrait faire du commerce et voir des familles s’y installer à demeure. On ne se rappelle pas s’il fut élu à des responsabilités civiles mais le père de Joseph croyait en l’expansion de son coin de pays.

Le fils Joseph reçut ce prénom en hommage à Saint-Joseph, dont la paroisse porte le nom : Saint-Joseph-de-l’Anse-au-Griffon. À sa naissance, dernier fils d’une famille qui comptera huit enfants, sa mère mourut. Toute sa vie durant, il aura été à sa recherche. Une seule photographie, celle qui s’empoussiérait sur la crédence de la cuisine, que plus personne ne remarquait. À part lui. Dans son âme, cet inconfortable sentiment d’être la cause de la mort de sa mère. L’inconnue cachée derrière ce voile de mariée, cette tulle légère qu’il aurait tant aimé lui arracher de la figure afin de la vraiment voir, face à face.

Il se souvient des heures passées devant l’image jaunissant. Du profond vide, de l’horrible ennui que l’absence de sa mère entassait dans son cœur et son âme, il se souvient ne jamais avoir soufflé un mot. De cette culpabilité refroidissant ses relations avec cet homme courant-d’air qui multipliait les allers-retours dans la maison que tenait une autre femme, une cousine boiteuse dont les qualités de cuisinière passèrent à l’histoire dans le village.
Cette femme haïssait Joseph. C’était viscéral. Elle le traquait. Le ralentissement dû à son infirmité l’empêchait de le rejoindre alors qu’elle le menaçait en hurlant des sarcasmes sordides. Joseph pouvait la devancer alors qu’elle le poursuivait, jamais éviter ses regards le fusillant.

Il avait peur de cette marâtre dont les gestes hypocrites lui permirent de croire qu’une trêve avait été signée, alors qu’ils cachaient plus de méchanceté encore. Se réfugier dans la grange derrière la maison devint son réflexe qui freinait momentanément les élans de vengeurs de la cousine Suzanne.


Il y restait caché des heures. Il se souvient de cette journée entière, en position foetale dans la paille revêche, alors que claudiquant derrière lui, la cuisinière au regard agressif tentait une autre infructueuse offensive.

- Je t’avais demandé de ne pas rester dans la maison à perdre ton temps devant ce vieux portrait. Elle est morte ta mère. Tu y es pour quelque chose, espèce de petit morveux.

Elle tenait à la main un long couteau. Joseph avait remarqué la lame grise acier bleuissant les veines des mains de Suzanne qui s’approchait de lui, plus terrifiante que jamais. Il s’échappa. La grange chaude du foin coupé par l’employé de son père, où il retraita, devint sa prison. Dans sa tête d’enfant, la punition s’installait à demeure. Il se sentit méchant, coupable d’un crime involontaire à épier éternellement.

La peur, physique et refroidissant ses os, jamais il ne put mieux l’avoir en face de lui qu’en cette occasion. Il entendait dehors qu’on l’appelait. Sortir équivaudrait à un arrêt de mort. L’arme était choisie. Le bourreau nommé. Ne restait plus que le moment. Lui ne le connaissait pas, mais dans sa conscience savait qu’il était tombé, ne restant plus que la proie se fasse intercepter pour que cela s’accomplisse.

Ce n’est qu’à la nuit tombée, sous un ciel chargé d’une tempête à venir, que subrepticement, feutrant ses pas comme l’aurait fait une boiteuse, Joseph regagna sa chambre dans le grenier où les souris couineraient jusqu’au matin. Elles se transformeraient en des monstres à tête de cousine. En des images de dentelle qu’émietterait le temps. En une porte s’ouvrant puis se refermant, laissant passer un homme que ses yeux d’enfant percevaient comme un géant, pour aussitôt ressortir. En des visages de frères et de sœurs gambadant dans les champs, ne voyant pas cette camisole de force qui l’enserrait. En des cauchemars ahurissants desquels il s'extirpait péniblement, retenant ses cris, de peur que la peur l’étouffe.

Tout cela se passait… avant les chiens…

… à suivre …








Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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