samedi 7 octobre 2017

5 (CINQ) (CENT CINQUANTE-ET-UN) 51

il arrive au temps de devoir mesurer la vie
combat infini
pluie et gazon mouillé
soleil affrontant un jour froid
lune décharnant la nuit



   La réception occupe un espace étroit au rez-de-chaussée. Sur un coffre en bambou servant de bibliothèque, repose le roman de Benacquista. L’homme, considérant le troc équitable, dépose le recueil de poèmes dans son sac à dos puis quitte l’hôtel sans payer.

Parcourir Saïgon le matin alors que le bruit se lève lui a toujours procuré un plaisir particulier. Ce matin, pas du tout. Il remit au chauffeur, qu’il dût réveiller, un billet sur lequel l’adresse était notée. Cinq minutes de course.

– Merci, monsieur.

Le building, ancien mais confortable, ne dispose pas d’un ascenseur. Il s’habituera. Bagage à l’épaule, sueurs dans le dos, l’homme arrive finalement à ce penthouse défraîchi niché au quatrième.

La fatigue liée au décalage horaire se fait sentir, mais il ne souhaite pas s’allonger craignant s’endormir et ainsi ralentir la nécessaire culbute des heures. Tout bon voyageur doit s’assurer de trois choses à son arrivée en terre nouvelle : logement, transport et emploi du temps. L’homme n’est pas un réglo. Il vit à Saïgon depuis assez longtemps pour la connaître sous toutes ses coutures. Il a changé de quartier. Ne veut plus mettre les pieds dans les mêmes sillons.  

L’homme défera son bagage plus tard. Pour le moment, il ira marcher, réorganisera son temps. Premier autoportrait devant le grillage de la porte d’entrée du building. Un tous les jours. Enfoui dans son portable sans qu’à aucun moment il n'y retourne. De toute façon, il y aura de moins en moins à voir.

Demain, jour sans date comme tous ceux qui suivront, l’homme ira chez le docteur Bouddha. Vieil homme - sans doute le même âge que lui – qui a survécu à la guerre; médecin au service des marionnettes de Washington, on lui a brisé les deux épaules à coups de pieds lorsque l’on eût appris qu’il flirtait avec les Viet-Congs. Sachant bien la doser, il lui fournira la morphine nécessaire pour les semaines à venir. Au début, docteur Bouddha la lui injectera, par la suite, il s’y appliquera.

Trouver un banc de parc. C’est tout.




la vie pubère et artificielle,
arrache tout sur son passage
nos veines bleuies, nos poignets raidis
suivent des routes sans azimut
qu’un éternel inconnu brouille


     Le recueil de poèmes que l’homme a glissé dans sa poche deviendra son passeport. Incognito comme cet auteur dont le nom a été caviardé. Impossible de retracer le nom de l’éditeur. Sans date aucune. On croirait lire le même poème duquel, de vers en strophes, un mot, parfois deux furent modifiés. Il a jeté son passeport dans le caniveau.

La mousson repousse son spectacle son et lumière pour la fin de l’après-midi. L’homme dormira à ce moment-là. Maintenant, le soleil crevasse le visage des gens qui plissent les yeux. On ne le reconnaît pas. Un étranger parmi les autres.  Heureux, il passera de l’éloignement à la solitude puis à l’isolement… aisément. Marcher le moins possible dans les mêmes lieux. Devenir le seul lieu, le seul espace à habiter.

À la sortie du cabinet de l’oncologue, là-bas à l’autre bout du monde, une infirmière l’attendait. Lui proposa un café. Lui offrit quelques dépliants. Un numéro de téléphone. - Non, merci. Il n’allait surtout pas participer à cette hypocrite comédie au cours de laquelle on saupoudre les confessions individuelles de formules et de clichés les incitant à demeurer positifs. Il a choisi le raccourci.

L’homme ne croit pas aux miracles, qu’ils soient spirituels ou scientifiques. La guerre qu’il n’a jamais déclarée mais à laquelle la vie l’a précipité, il n’allait pas la faire. Il s’avoue vaincu au départ. Ne veut rien savoir des dommages collatéraux. N’a rien dit à personne. Oui, il a dit quelque chose. Juste ce qu’il faut pour ne pas inquiéter sans complètement rassurer. Partir vers où il vit puis voyager quelques semaines. Donnera des nouvelles au retour. Il a utilisé le mot karma. On ne s’inquiétera donc pas.

Il achète un bánh mì et un tonic water puis retourne au quatrième du building.




le temps et la vie ne sont donnés
qu’à ceux qui acceptent la mort
pour les autres, mille angoisses
ces rongeurs infatigables
qui s’attaquent à notre immortalité

 

     Dormir. L’homme s’étend. N’a pas mangé le sandwich mais achève d’ingurgiter le breuvage à la quinine. Souvent, alors qu’on le promenait de salle d’examen en salle d’examen, des mots s’achevant par ce même son – quinine - lui parvenaient aux oreilles. C’est avec beaucoup de collaboration qu’il passa à travers cette période exténuante menant au verdict final. Dès le début, l’homme savait. N’attendait que la confirmation.

Que seront les rêves de celui qui sait ? Pour les jours, tout est clair : ne jamais marcher deux fois au même endroit; toujours revenir à ce banc de parc; remplir quotidiennement le sac vert des vêtements portés durant les dernières quarante-huit heures; pas de lessive; manger la même chose, à des heures différentes. D'une semaine à l'autre, passer du jour à la nuit. Ne parler à personne. Se rendre invisible. Ne rien conserver. Toujours se départir d’une chose avant de rentrer au penthouse.


Que seront les craintes pour celui qui sait ? Souffrir. Avoir mal. La morphine suffira-t-elle ? Ne rien vouloir apprendre de ce qui arrivera. Ne sachant rien du développement d’un cancer fulgurant, en rester là. N'être qu’un passeur dans le temps… en lutte avec la vie. 


À suivre



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