…la suite…
Ève Gaudreau était sidérée. Les deux petites filles micmacs ne parlaient pas. Assises en retrait du groupe, collées l’une sur l’autre, elles ne répondirent pas malgré l’insistance de l’institutrice à leur demander leurs prénoms. La plus âgée avait douze ans environ, sa sœur peut-être dix. Incorrectement vêtues pour la saison, les yeux rivés au sol, rien ne les incitait à suivre l’histoire de la maîtresse d’école, incompréhensible sans doute à cause de leur méconnaissance de la langue. S’exprimaient-elles en micmac? En anglais?
Les autres enfants s’en éloignaient, l’odeur qui se dégageait des deux sauvageonnes n’étant pas très agréable. L’absence d’eau courante laissait sur elles des signes évidents de malpropreté. Sachant que l’hygiène se situait en haut de la liste des priorités de leur enseignante, il ne fallait pas se surprendre que les enfants aient remarqué combien elle faisait défaut chez ces deux jeunes filles dont la beauté, toutefois, était manifeste. Toutefois, pour Ève Gaudreau, il n’y avait pas de pouilleux, seulement des poux. Ne pas juger, constater et par nos observations trouver un moyen de s’améliorer. Ne pas souhaiter changer les autres, seulement leur proposer d’être actifs dans le groupe. Ne pas se moquer, plutôt tenter de comprendre la situation de l’autre. Ces valeurs devinrent rapidement les principes qui régentaient la classe de la jeune fille de Saint-Maurice-de-l’Échouerie. Et ces principes, elle les appuyait d’exemples que lui offrait le quotidien.
- L’histoire que je vais vous raconter n’est pas de moi. C’est une enseignante dans la grande école où je suis allée qui, un jour, m’avait demandé de lire ainsi qu’à toutes les autres demoiselles qui espéraient se retrouver dans une classe et enseigner.
Elle prit un temps d’arrêt, celui qui précède les moments magiques. Cette fois-ci, ce fut pour prévenir ses enfants qu’ils devaient écouter encore mieux que jamais puisque dehors, le malheur s’efforçait à se rendre davantage ingrat et que parmi eux se retrouvaient deux nouvelles venues à qui on devait offrir le meilleur de soi. Comme elle le dit, «ce n’est pas quand tout va bien que tout va mieux». Insistant sur le fait que devant l’obstacle chacun agit ou réagit selon ses forces ou ses faiblesses, de sorte que personne ne peut s’abroger le droit de dire que sa façon est la bonne et l’imposer aux autres. Et elle entreprit son histoire alors qu’à l’extérieur, monsieur Epelgiag, dans un anglais traduit avec beaucoup de difficulté par Émile, exposait la nature de son piège.
Sais-tu, petit homme, ce que ressent un aigle qui a couvé des œufs de poule? Tout d’abord, il pense qu’il va faire éclore de petits aigles qu’il élèvera et dont il fera de grands aigles. Mais les petits aigles se révèlent bientôt de petits poussins. L’aigle, désespéré, veut néanmoins en faire des aigles. Mais il ne voit autour de lui que des poules qui caquettent. Alors, l’aigle a beaucoup de peine à réprimer son désir de dévorer tous ces poussins, toutes ces poules. Ce qui le retient, c’est le faible espoir que parmi tous ces poussins se trouvera peut-être un petit aigle qui, en grandissant, deviendra un grand aigle comme lui-même, explorant à partir de son aire de nouveaux mondes, de nouvelles idées, de nouvelles formes de vie. C’est ce faible espoir qui empêche l’aigle triste et solitaire de dévorer les poussins et les poules. Mais ces derniers ne se rendent même pas compte que c’est un aigle qui les élève. Ils ne remarquent même pas qu’il vit sur une aiguille de rocher, au-dessus des vallées brumeuses et sombres. Ils se contentent de manger ce que l’aigle leur apporte au nid. Ils se réchauffent et se mettent à l’abri sous ses ailes chaudes quand sévissent l’orage et la tempête qu’il brave sans la moindre protection. Quand l’ouragan souffle trop fort, ils se sauvent et lui lancent de loin des cailloux aigus pour le blesser. Quand l’aigle voit cette méchanceté, son premier réflexe est de les anéantir. Mais en réfléchissant il finit par les prendre en pitié. Il ne perd pas l’espoir que parmi les poussins caquetants, picotants et myopes, il se trouvera un petit aigle capable de devenir un jour un grand aigle comme lui. L’aigle solitaire n’a jamais abandonné cet espoir. Et il continue de couver de petits poussins. (1)
Ève s’arrêta, fixant l’un après l’autre la trentaine d’enfants devant elle. Qu’ils saisissent ou non ce que ses contes ou ses histoires cachent, importait peu. Il lui suffisait qu’ils entendent les mots, les enferment quelque part dans leur imagination et leur intelligence, et qu’un jour, lorsqu’ils en auraient besoin, ils retournent vers eux afin d’y chercher un message pouvant les rassurer, les guider ou encore, les instruire. Face aux événements que vivait la collectivité et qui risquaient de la briser, elle crut que cette histoire de l’aigle gonflé d’espoir malgré les coups que son orgueil subissait, s’avérait la mieux choisie.
Elle regarda les deux petites filles micmacs et il lui sembla qu’elles étaient moins effarouchées.
(1) Tiré de Écoute, petit homme! de Wilhelm Reich
…à suivre…
Ève Gaudreau était sidérée. Les deux petites filles micmacs ne parlaient pas. Assises en retrait du groupe, collées l’une sur l’autre, elles ne répondirent pas malgré l’insistance de l’institutrice à leur demander leurs prénoms. La plus âgée avait douze ans environ, sa sœur peut-être dix. Incorrectement vêtues pour la saison, les yeux rivés au sol, rien ne les incitait à suivre l’histoire de la maîtresse d’école, incompréhensible sans doute à cause de leur méconnaissance de la langue. S’exprimaient-elles en micmac? En anglais?
Les autres enfants s’en éloignaient, l’odeur qui se dégageait des deux sauvageonnes n’étant pas très agréable. L’absence d’eau courante laissait sur elles des signes évidents de malpropreté. Sachant que l’hygiène se situait en haut de la liste des priorités de leur enseignante, il ne fallait pas se surprendre que les enfants aient remarqué combien elle faisait défaut chez ces deux jeunes filles dont la beauté, toutefois, était manifeste. Toutefois, pour Ève Gaudreau, il n’y avait pas de pouilleux, seulement des poux. Ne pas juger, constater et par nos observations trouver un moyen de s’améliorer. Ne pas souhaiter changer les autres, seulement leur proposer d’être actifs dans le groupe. Ne pas se moquer, plutôt tenter de comprendre la situation de l’autre. Ces valeurs devinrent rapidement les principes qui régentaient la classe de la jeune fille de Saint-Maurice-de-l’Échouerie. Et ces principes, elle les appuyait d’exemples que lui offrait le quotidien.
- L’histoire que je vais vous raconter n’est pas de moi. C’est une enseignante dans la grande école où je suis allée qui, un jour, m’avait demandé de lire ainsi qu’à toutes les autres demoiselles qui espéraient se retrouver dans une classe et enseigner.
Elle prit un temps d’arrêt, celui qui précède les moments magiques. Cette fois-ci, ce fut pour prévenir ses enfants qu’ils devaient écouter encore mieux que jamais puisque dehors, le malheur s’efforçait à se rendre davantage ingrat et que parmi eux se retrouvaient deux nouvelles venues à qui on devait offrir le meilleur de soi. Comme elle le dit, «ce n’est pas quand tout va bien que tout va mieux». Insistant sur le fait que devant l’obstacle chacun agit ou réagit selon ses forces ou ses faiblesses, de sorte que personne ne peut s’abroger le droit de dire que sa façon est la bonne et l’imposer aux autres. Et elle entreprit son histoire alors qu’à l’extérieur, monsieur Epelgiag, dans un anglais traduit avec beaucoup de difficulté par Émile, exposait la nature de son piège.
Sais-tu, petit homme, ce que ressent un aigle qui a couvé des œufs de poule? Tout d’abord, il pense qu’il va faire éclore de petits aigles qu’il élèvera et dont il fera de grands aigles. Mais les petits aigles se révèlent bientôt de petits poussins. L’aigle, désespéré, veut néanmoins en faire des aigles. Mais il ne voit autour de lui que des poules qui caquettent. Alors, l’aigle a beaucoup de peine à réprimer son désir de dévorer tous ces poussins, toutes ces poules. Ce qui le retient, c’est le faible espoir que parmi tous ces poussins se trouvera peut-être un petit aigle qui, en grandissant, deviendra un grand aigle comme lui-même, explorant à partir de son aire de nouveaux mondes, de nouvelles idées, de nouvelles formes de vie. C’est ce faible espoir qui empêche l’aigle triste et solitaire de dévorer les poussins et les poules. Mais ces derniers ne se rendent même pas compte que c’est un aigle qui les élève. Ils ne remarquent même pas qu’il vit sur une aiguille de rocher, au-dessus des vallées brumeuses et sombres. Ils se contentent de manger ce que l’aigle leur apporte au nid. Ils se réchauffent et se mettent à l’abri sous ses ailes chaudes quand sévissent l’orage et la tempête qu’il brave sans la moindre protection. Quand l’ouragan souffle trop fort, ils se sauvent et lui lancent de loin des cailloux aigus pour le blesser. Quand l’aigle voit cette méchanceté, son premier réflexe est de les anéantir. Mais en réfléchissant il finit par les prendre en pitié. Il ne perd pas l’espoir que parmi les poussins caquetants, picotants et myopes, il se trouvera un petit aigle capable de devenir un jour un grand aigle comme lui. L’aigle solitaire n’a jamais abandonné cet espoir. Et il continue de couver de petits poussins. (1)
Ève s’arrêta, fixant l’un après l’autre la trentaine d’enfants devant elle. Qu’ils saisissent ou non ce que ses contes ou ses histoires cachent, importait peu. Il lui suffisait qu’ils entendent les mots, les enferment quelque part dans leur imagination et leur intelligence, et qu’un jour, lorsqu’ils en auraient besoin, ils retournent vers eux afin d’y chercher un message pouvant les rassurer, les guider ou encore, les instruire. Face aux événements que vivait la collectivité et qui risquaient de la briser, elle crut que cette histoire de l’aigle gonflé d’espoir malgré les coups que son orgueil subissait, s’avérait la mieux choisie.
Elle regarda les deux petites filles micmacs et il lui sembla qu’elles étaient moins effarouchées.
(1) Tiré de Écoute, petit homme! de Wilhelm Reich
…à suivre…