- Jésa, as-tu remarqué que les livres que tu as achetés à la bouquinerie, sentent quelque chose de pas pareil ?
- Belle remarque mon garçon, sans doute parce qu’ils ont été feuilletés très souvent, traversé plusieurs saisons, certainement dormis sur des rayons d'une foule de bibliothèques et passés d’une main à une autre.
- C’est pourquoi on les nomme «seconde main»?
- Voilà. On pourrait aussi dire «seconds yeux».
Benjamin, assis sur la banquette arrière de la camionnette quittant la grande ville, feuilletait le cadeau que lui avait offert Angelle, l’oeuvre complète des poèmes d’Émile Nelligan. Parfois, s’arrêtant sur une page, il la humait, y jetait un regard intéressé puis répétait la même action avec Saint-Denys-Garneau, Anne Hébert, Gatien Lapointe et Roland Giguère. La fierté éblouissait ses yeux, il avait entre les mains plusieurs exemplaires de poètes dont il apprenait les noms.
Daniel le suivait dans le reflet du rétroviseur et dit, j’ai une surprise pour toi, mon garçon. Immédiatement la curiosité s’empara de lui. Quand tu fouillais dans les étagères de la bouquinerie, j’ai déniché un livre dans lequel on retrouve les photos de chacun des poètes dont tu possèdes maintenant un exemplaire. Le père lui glissa la copie, épiant l’expression de son visage.
- Merci Daniel. Je vais mieux les connaître. Oh! Il y a l’image d’Alain Grandbois. Je ne l’imaginais pas comme ça.
- Il faudra t’habituer à distinguer le poète de ses poèmes, enchaîna Jésabelle. Certaines personnes essaient de trouver des ressemblances entre qui ils sont ou ont été et ce qu’ils écrivent. L’important n’est pas là. L’important c’est ce que le lecteur reçoit lorsqu’il lit. Tu verras par toi-même. La poésie, il faut la lire, la lire encore et la relire. C’est comme ouvrir une immense boîte à surprises. Des choses nous sautent aux yeux maintenant, puis, plus tard, plein d’autres choses qu’on n’avait pas remarquées la première fois. Un peu comme la musique. Elle est une fidèle compagne de la poésie.
Le fils écoutait sa mère d’une oreille un peu distraite puis s’arrêta sur une page de Nelligan qu’il proposa de lire.
- Belle remarque mon garçon, sans doute parce qu’ils ont été feuilletés très souvent, traversé plusieurs saisons, certainement dormis sur des rayons d'une foule de bibliothèques et passés d’une main à une autre.
- C’est pourquoi on les nomme «seconde main»?
- Voilà. On pourrait aussi dire «seconds yeux».
Benjamin, assis sur la banquette arrière de la camionnette quittant la grande ville, feuilletait le cadeau que lui avait offert Angelle, l’oeuvre complète des poèmes d’Émile Nelligan. Parfois, s’arrêtant sur une page, il la humait, y jetait un regard intéressé puis répétait la même action avec Saint-Denys-Garneau, Anne Hébert, Gatien Lapointe et Roland Giguère. La fierté éblouissait ses yeux, il avait entre les mains plusieurs exemplaires de poètes dont il apprenait les noms.
Daniel le suivait dans le reflet du rétroviseur et dit, j’ai une surprise pour toi, mon garçon. Immédiatement la curiosité s’empara de lui. Quand tu fouillais dans les étagères de la bouquinerie, j’ai déniché un livre dans lequel on retrouve les photos de chacun des poètes dont tu possèdes maintenant un exemplaire. Le père lui glissa la copie, épiant l’expression de son visage.
- Merci Daniel. Je vais mieux les connaître. Oh! Il y a l’image d’Alain Grandbois. Je ne l’imaginais pas comme ça.
- Il faudra t’habituer à distinguer le poète de ses poèmes, enchaîna Jésabelle. Certaines personnes essaient de trouver des ressemblances entre qui ils sont ou ont été et ce qu’ils écrivent. L’important n’est pas là. L’important c’est ce que le lecteur reçoit lorsqu’il lit. Tu verras par toi-même. La poésie, il faut la lire, la lire encore et la relire. C’est comme ouvrir une immense boîte à surprises. Des choses nous sautent aux yeux maintenant, puis, plus tard, plein d’autres choses qu’on n’avait pas remarquées la première fois. Un peu comme la musique. Elle est une fidèle compagne de la poésie.
Le fils écoutait sa mère d’une oreille un peu distraite puis s’arrêta sur une page de Nelligan qu’il proposa de lire.
Je sens voler en moi les oiseaux du génie
Mais j’ai tendu si mal mon piège qu’ils ont pris
Dans l’azur cérébral leurs vols blancs, bruns et gris,
Et que mon coeur brisé râle son agonie.
**********
Il ne fait plus aucun doute dans l’esprit de Daniel que les élus au conseil municipal du village ont toujours refusé que le chemin menant chez la famille Oji-Cri soit asphalté. Maintenant, en plus d’être autochtones, ils sont classés dans la catégorie des allochtones, de ceux qui viennent troubler la paisible sérénité apparente qui se lit autant chez les gens que dans les différentes réglementations qui les régissent. Pour sûr rien ne se dit, ne transparaît ouvertement, tout cela demeure dans un non-dit collectif. Vraisemblablement, cette attitude prévaut aussi pour la famille de Daniel à qui on a bien fait comprendre que sa maison étant la seule dans un rang menant à un cul-de-sac, il apparaissait injuste aux édiles municipaux de facturer le travail à toute la population alors que lui seul en bénéficiait.
La camionnette roulait sur la terre battue laissant derrière elle s'accroître un nuage de fumée coupant complètement la vue du village. Benjamin s’adressa à sa mère:
- Jésa, qu’a voulu dire Angelle avec ses mots d’animaux et ses chiffres ? J’ai rien compris.
- Tu veux savoir le sens de «poisson», «bélier», «chien», «dragon» ?
- Oui et les chiffres aussi.
Jésabelle se retourna vers son garçon qui tenait fermement sur lui les livres qu’on venait de se procurer à la bouquinerie. Ses bras en étaient pleins et il paraissait évident que rien au monde ne pourrait les lui enlever.
- Un mot important d’abord. Il est difficile à comprendre parce qu’il est abstrait.
- Abstrait, répéta Benjamin.
- Oui, abstrait. C’est le contraire de concret. Je te donne un exemple. La lune, c’est un mot concret parce qu'en entendant ce mot, une image claire et précise se colle dans ta tête. Tout le monde qui parle la même langue que toi sait ce que cela signifie.
- C’est vrai, acquiesça-t-il.
- Si je dis le mot bonheur, tu ne vois pas dans ta tête une image mais des choses ou des événements qui t’ont donné du bonheur. Alors tous les mots qui ne t’apparaissent pas sous une forme que tu reconnais, ces mots sont abstraits.
Songeur, Benjamin lissait les bouquins de ses doigts, fixant le chemin qui tout doucement se remplissait d’arbres et de silence. C’était comme s’il passait en revue tous les mots avec lesquels il avait eu contact, les classait dans une de ces deux catégories.
- Maintenant que tu vois ce qu’est un mot abstrait, je vais t’en proposer un qui m’aidera à répondre à ta question. Il s’agit de symbole.
- Je le connais, Daniel le dit souvent quand il se fâche.
- Non, non, Daniel dit «cybole», non symbole. Un mot qui ne veut rien dire, comme lorsque je dis «Zut de Zut».
- Tu le dis quand quelque chose ne fait pas ton affaire.
Les deux parents se mirent à rire.
- Le mot «symbole» a un sens bien à lui. Ça peut être un objet, une image, un mot écrit, un son, même un être vivant, une marque qui représente quelque chose d’autre.
- Ma «perle fabuleuse» c’est le symbole de la lune, c’est ça?
- Très bel exemple Benjamin. Et Annabelle, ce qu’elle a fait en parlant de certains animaux, de certains chiffres, elle les a utilisés comme symboles qu’on peut attribuer à des personnes nées à un moment précis de l’année, une date précise de l’année.
- C’est quoi mon symbole à moi?
- Comme tu es né le 16 mars 1970, ton symbole est le Poisson et tu en as un autre, celui qui provient des Chinois, tu es Chien.
- Comme Walden?
- C’est peut-être pour cette raison que vous vous entendez si bien.
Songeur, le fils de Jésabelle, les yeux plissés, examinait la route s’enfonçant de plus en plus vers la forêt. Il se demandait si cette forêt et la sienne, celle derrière la maison du bout du rang, se rejoignaient quelque part.
- Le chiffre ?
- Angelle croit que les nombres ont aussi un sens symbolique. Pour le trouver elle doit faire des calculs. Une fois que le nombre lui est révélé, elle le consulte et en saisit le sens.
- Je suis quel nombre, demande un Benjamin captivé par cette découverte.
- Toi, c’est le 9. Ton frère qui nous arrivera le 16 avril prochain, sera Bélier et Dragon. Son nombre, le 7.
Alors que la camionnette entrait dans la cour de famille Oji-Crie, il sembla à Jésabelle que toutes ces nouvelles informations bouillonnaient dans la tête de son fils.
- Un frère. Je vais avoir un frère.