mardi 26 avril 2022

LE CHAPITRE 7C -

                                                                 7C

 

Kep-sur-Mer, Cambodge

 

    Saverous Pou proposa à ses deux invités une promenade sur la plage, en face de chez elle. Afin de ne pas être incommodés par la chaleur torride de cette fin du mois d’avril, ils s’y rendraient vers 16 heures. Par la suite, son chauffeur les récupérerait avec son tuk-tuk pour les mener au Parc national de Kep d’ ils s’embarqueront à bord d’un bateau, en route vers les mangroves. Pour dîner, elle a réservé une table dans un restaurant dont la spécialité fait sa renommée, le crabe bleu.

Le calme, la tranquillité de cette ville et son environnement cherchent à faire oublier sa destruction complète lors de l’arrivée des Khmers Rouges, en 1975. L’endroit, selon la doctrine de l’Angkar, devait être rasé puisqu’il représentait tout ce dont ils souhaitaient l’anéantissement. Une trentaine d’années plus tard, force est de constater à quel point la résilience de ce peuple aura formidablement agi.

Les trois amis se régalèrent de ces activités qui les ramenaient à la réalité du temps qui passe et la nécessité de savourer la nature en présence de personnes chères.

Daniel Bloch, passant d’une amie à l’autre, échangeait des impressions avec Bao, puis interrogeait l’hôtesse sur quelques détails attirant son attention. Il fallut moins d’une heure de marche avant qu’il se permette de prendre la main de sa compagne vietnamienne. Ses doigts, à l’occasion, s’accrochaient au bracelet de jade ; il se répétait à quel point cet objet devenait précieux, autant que celle qui le portait.

La beauté du Parc national et la fragilité toute aquatique des mangroves éloignèrent de leurs pensées l’affaire des anciens colonels. Bao avait dit à l’homme au sac de cuir qu’avant la sieste, elle avait envoyé un message sur le portable de la docteure Méghane, lui confirmant qu’elle prendrait les mesures nécessaires afin d’assister aux funérailles de son étudiante et de sa grand-mère. Elle achevait, lui proposant un dîner au restaurant OLÉ pour le lendemain alors qu’ils seraient de retour à Saïgon. Le chauffeur du tuk-tuk, une fois qu’elle lui eut manifesté son intention de rentrer sur la fin de l’après-midi, l’assura qu’il se chargerait de les conduire à Hà Tien, ville limitrophe de Kep-sur-Mer.

Le restaurant  ils s’installèrent, donnait aussi sur le Golfe. On y voyait les îles avoisinantes qui, au coucher du soleil, se couvrirent de rouge et d’orangé d’une telle douceur que l’enchantement en fut multiplié.

Saverous Pou offrit au chauffeur de dîner avec eux, mais celui-ci déclina l’invitation, prétextant qu’une de ses soeurs travaillait aux cuisines et souhaitait demeurer auprès d’elle, la croisant peu souvent.

Elle avait commandé, à partir du menu, des plats typiques, à base de crabe bleu. S’excusant pour une carte des vins plutôt sommaire, elle opta pour différents cocktails originaux.

- Le sommeil porte conseil, semble-t-il ? Alors, permettez-moi de vous lancer  de manière éclectique ce que je retiens de ma nuit.

La linguiste proposa un toast à leur trop courte rencontre.

- Quelques idées saugrenues ont virevolté dans mon esprit : toutes se rejoignent sur un point, le fameux grand-père, l’auteur des lettres. D’abord, le fait qu’il utilise plusieurs mots tirés directement du vocabulaire cambodgien m’a mis la puce à l’oreille. Nous ne savons rien de précis sur ce qu’il fait avant cette histoire de mission secrète. Il existe tout de même plus de vingt-cinq ans entre son départ du Mékong et le début des activités de la Phalange. Quelles sont ses activités ? Les lettres sont vagues ; on semble tout de même déceler que ses responsabilités relèvent de la cartographie du Mékong. Le fleuve est d’une telle immensité, que chacun des pays qu’il traverse se l’approprient, selon ses besoins. Vous savez, Daniel, il en est de même pour l’évolution des langues qui s’adaptent aux besoins des différentes époques. Il pourrait en être ainsi, mais il faut mentionner le fait que cartographier le Mékong cambodgien et celui du Vietnam s’appuie sur les mêmes assises. J’en suis arrivée à me dire que le grand-père, soldat à la solde de l’armée sud-vietnamienne se retrouve au Cambodge, dont l’équilibre politique est précaire, on n’a qu’à se rappeler la présence de plus en plus féroce des troupes américaines bombardant un peu partout en Asie du Sud-Est, ce qui changeait la donne. L’URSS et la Chine ne sont plus les frères d’avant, alors, est-ce que son rôle dépasse le strict fait de cartographier le Mékong ? A-t-il pu être affecté par l’armée vietnamienne auprès du gouvernement du Prince Sihanouk, pour l’infecter ? Cela nous ramène à 1953 et peut clarifier, un tant soit peu, le type de fonction qu’il exerce à l’époque.

Les interlocuteurs de la linguiste étaient carrément pendus à ses lèvres.

- Je dois mentionner que j’ai été conviée à faire partie d’un comité relevant du ministère de l’Éducation, afin de revoir de fond en comble les programmes d’enseignement de la langue khmère. Très jeune à l’époque, certains ont même dit... trop jeune, je devais choisir entre partir à Paris pour entreprendre des études de doctorat ou m’engager dans cette équipe, à titre de script assistante. Vous serez surpris d’apprendre qu’en 1953, Saloth Sâr, celui qui deviendra par la suite le tristement célèbre Pol Pot, rentrant de Marseille, avait accepté d’y participer. Il se présentait, à l’époque, comme spécialiste en histoire. Son expertise pouvait s’avérer pertinente aux pédagogues et aux linguistes devant mener cette réforme à bon port. Je ne possède aucune information pouvant m’assurer si, dans les faits, il a ou non travaillé pour ce gouvernement. Une chose est certaine, ce type avait besoin de se rapprocher du centre nerveux du pouvoir cambodgien et les contacts qu’il a par la suite entretenus avec Sihanouk pourraient le laisser croire. Il joindra, en 1960, le Parti ouvrier du Kampuchéa. Des amis qui l’ont côtoyé, m’ont parlé d’un personnage affable et au ton très doux.

L’histoire déballée par Saverous Pou ne pouvait pas mieux tomber.

- Ce qui m’est alors venu à l’esprit, juxtaposant les dates et les faits, soulève une question : les deux hommes se sont-ils croisés, admettant que mon hypothèse tienne la route ? Les officines du gouvernement ne sont pas étanches. Vous connaissez aussi bien que moi la haine millénaire qu’alimentent de part et d’autre, Vietnamiens et Cambodgiens. Toutefois, le fait d’entretenir des contacts quels qu’ils soient, pour qui aspire gravir les échelons de la vie publique, ne peut pas nuire. Il m’est impossible de documenter cette hypothèse, encore moins de la vérifier, puisque le silence hermétique, typiquement asiatique, ne se rompt pas facilement.

Le maître d’hôtel se présenta à leur table afin de renouveler les cocktails.

- L’autre représentation de l’esprit, toujours en lien avec le grand-père, est celle-ci. S’il oeuvre auprès du gouvernement cambodgien, c’est que ses compétences sont reconnues. Les lettres, ici également sont évasives, mais comme elles sont codées, cela est plausible ; on apprend que ses responsabilités relèvent de la cartographie, à la grandeur d’un fleuve immense. Alors, ce Vietnamien parlant français, cartographe, mandaté par l’armée de son pays qui se débat contre le colonialisme français et qu’un nouvel arrivant de plus en plus populaire, Hô Chi Minh, communiste louvoyant entre la Chine et la Russie avec une habileté hors du commun, répand l’idée de la réunification du Vietnam, quelles sont ses convictions personnelles ? Peut-il jouer sur deux tableaux, le deuxième étant le Viet Cong ? Mais il faut attendre plus de vingt ans avant que cela puisse se manifester au grand jour, si cela doit se faire. La théorie du microcoque devient ici fort intéressante à explorer.

Autant Bao que Daniel Bloch étaient renversés par les analyses de la linguiste, dont la connaissance du dossier datait de la veille.

- Saverous, ne me dites pas que vous avez eu le temps de tout lire ce que nous vous avons remis à notre arrivée ?

- En diagonale, mais vous savez qu’une structure se dégage rapidement d’un texte et qu’on ne doit pas astreindre son esprit à interpréter hâtivement. Ma tête est vierge de cette histoire, je la lis donc sans autre intention que celle de chercher des liens entre les informations. À première vue, ce type possède de très grandes qualités de synthèse. La trame qu’il articule ne se dément jamais. Il utilise, du moins là  j’en suis, des mots puisés au vocabulaire khmer, les associant à des vocables vietnamiens. Cela exige une grande habileté et peut représenter une intéressante porte d’entrée. Lorsque la clé dont Bao parlait se retrouvera entre vos mains, qui sait jusqu’ cela mènera. Une clé n’est pas un passe-partout. Ce personnage, s’il répond à l’image que je m’en fais, est fort astucieux.

Le dîner fut à la hauteur de ce qu’ils en attendaient ; le crabe bleu, un pur délice. La direction du restaurant leur offrit une liqueur pour clore en beauté. Il fut servi par le propriétaire lui-même qui s’inclina devant Saverous Pou, ne cessant de la remercier pour son indéfectible soutien. Il s’adressa aux deux autres convives.

- Cette dame, malgré sa notoriété internationale, nous a fait l’immense honneur d’adopter Kep-sur-Mer. Tous les gens de mon établissement ainsi que les habitants de la ville, l’admirent au plus haut point. Ses livres dépassent mes humbles connaissances, mais la quantité de personnes qui se déplacent pour la rencontrer, lui demander conseil, n’ont que des éloges pour elle. Ils sont parfaitement mérités.

- Allez mon ami, n’attisez pas mon orgueil.

- Je vous ai vue à la télévision le mois dernier et sachez que le seul fait d’avoir mentionné que vous vivez à Kep-sur-Mer, a ravi toute la population.

- Merci. J’avoue que le crabe bleu qu’on nous a servi ce soir, est certainement le meilleur que j’ai dégusté jusqu’à maintenant.

- La cuisine s’active à toujours vous préparer ce qu’elle a de plus frais.

Les hommages du patron envers la linguiste risquaient de s’éterniser, alors Daniel Bloch lui lança inopinément cette question.

- Vous êtes originaire de Kep-sur-Mer ?

- J’y vis depuis ma naissance. Je ne peux en dire autant de mes parents qui ont été massacrés par les Khmers Rouges. Ce sont eux qui lancèrent ce restaurant que j’ai pu récupérer au début des années 1980, alors que la reconstruction de la ville se mettait en branle.

- Vous ne m’aviez jamais parlé de ces malheurs, mon ami, continua Saverous Pou.

- Sur certaines choses, il est préférable de garder le secret.

- Vous étiez donc assez jeune lors de ces tristes événements.

- Je suis né en 1960. J’avais 15 ans lorsque les Khmers Rouges et leur machine de guerre sont débarqués ici. Ce qu’ils ont détruit est inimaginable. Mon père savait fort bien ce qui nous attendait, il m’a alors ordonné de me cacher dans les mangroves. J’y suis resté avec la jeune fille qui allait devenir mon épouse, jusqu’au moment  l’air ne sentait plus la fumée produite par les incendies.

- J’essaie de concevoir le choc ressenti lorsque vous rentrez en ville.

- Madame, aucun esprit humain n’est en mesure de le faire. La ville n’en était plus une, qu’un amas de carcasses et de cadavres amoncelés partout dans les rues. Du restaurant de mon père, seule l’infrastructure terrestre a résisté au carnage que je n’arrivais pas à comprendre. Aucun survivant, sauf quelques miraculés comme mon épouse et moi, ainsi que des amis qui, eux aussi, avaient reçu l’ordre de leurs parents de s’enfuir. Ce que j’ai vu, jamais je ne pourrai l’oublier.

- Qu’avez-vous fait durant ces années, comment avez-vous survécu ?

- Quatre ans, de 1975 à 1979, rien d’autre qu’à épier une autre intervention de leur part. Vous savez, ceux qui ont carrément anéanti Kep-sur-Mer, ils avaient notre âge, des adolescents et des adolescentes recrutés chez les agriculteurs peu ou pas scolarisés. Nous avons survécu en mangeant ce que l’on trouvait autour et du crabe bleu. Il ne m’est plus possible d’y toucher maintenant. Mais je suis tellement heureux de vous entendre dire qu’il est délicieux.

- Vous êtes jeune en 1980. Il vous a été difficile de revendiquer votre droit de propriété sur le restaurant.

- Non. On se connaît bien entre Cambodgiens. Mais avant que vous quittiez la salle à manger, j’aimerais vous relater un souvenir qui me hante encore. Lorsque les Vietnamiens sont entrés en 1979 afin de nous libérer du joug sanguinaire de Pol Pot et son régime, il y eut comme le début d’un souffle de liberté se répandant sur le pays. Mais on ne se remet pas aussi rapidement d’un voyage chez l’enfer. Les Khmers Rouges fuyaient vers la Thaïlande, nous disait-on. Nous souhaitions seulement que cette information soit véridique. Durant plus de dix ans, rien n’a transpiré de l’Angkar. En 1993, impossible d’oublier cette date, quelques vieux survivants venus finir paisiblement leurs jours ici, laissèrent circuler l’avertissement qu’un ancien dirigeant cherchait à se cacher dans le sud du pays et que Kep-sur-Mer serait son choix.

- Vous l’avez aperçu ?

- Lorsqu’il est entré dans la ville à la recherche d’une maison discrète, on m’a prévenu, précisant son grade et ses responsabilités, aussi qu’il ne fallait rien lui fournir, pas même le droit d’entrer au restaurant.

- Vous vous souvenez de son nom ?

- Kang Kek Ieu, mais on le surnommait Douch.

Un vent de stupéfaction refroidit l’assemblée, principalement du côté de Bao et Daniel Bloch qui échangèrent un regard sidéré. Décidément, cette histoire leur collait à la peau comme la gale. Ahurissant de voir subitement apparaître, sans les avoir cherchés, des personnages qui alimentèrent l’intrigue des anciens colonels.

- Je remarque que vos amis semblent connaître cet individu.

- En effet. Si vous aviez quelques mots de plus à ajouter sur son passage ici, ils apprécieront sûrement.

- Le mot passage convient tout à fait. Vous connaissez les Cambodgiens, sans doute beaucoup mieux que moi. Une fois qu’on leur ait annoncé qu’un procès était en voie de préparation, que les vengeances ou règlements de compte risquaient d’être sévèrement punis, mais que toute information pertinente à sa tenue serait bienvenue, qu’il fallait mettre la main au collet de ces criminels, le calme est revenu. Mais je sais, on me l’a confirmé à plusieurs reprises, Douch en a été informé et nous ne l’avons plus jamais revu.

- L’avez-vous croisé ?

- À deux ou trois reprises. C’est un bonhomme tout petit, à l’oeil brillant et inquisiteur, à qui il manque un doigt ou un pouce dans une main, je ne saurais être plus précis.

- Vous lui avez parlé ?

- Non, mais une fois il m’a adressé la parole.

- Des civilités seulement ?

- Pas du tout, il cherchait vraiment à s’installer ici et il avait besoin d’une maison. Il m’a demandé si je pouvais l’aider dans ses recherches. Je n’ai rien répondu. De ses yeux transparaissaient la haine mêlée à la peur, j’en étais étonné. Ne pouvant dissocier son rôle au mauvais sort survenu à mes parents, j’ai cru préférable de lui tourner le dos et disparaître dans mon restaurant. Il est demeuré là quelques instants avant de quitter d’un pas lent et incertain. Ce que j’en retiens ? L’image d’un homme écrasé...

Ceci mit fin au théâtral monologue d’un être amputé de sa famille, s’étant reconstruit sur les ruines de la maison paternelle qui, aujourd’hui, jouit d’une réputation enviable.

Le tuk-tuk fit entendre son klaxon.

 

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    Installés au balcon de la maison de Saverous Pou, une tasse de thé à la main, savourant cette odeur de citronnelle qui pique l’atmosphère, coulant doucement dans l’obscurité, alors que seul le clapotis irrégulier des vagues sur la berge en altère la tranquillité paresseuse. Aucun ne semblait d’attaque à lancer la conversation ;  assurément, elle tournerait autour du surprenant discours dont ils venaient d’être les auditeurs attentifs et ahuris. L’idée que près d’ici, à quelques pas peut-être, Douch ait tenté de s’installer, douze ans plus tôt, les chamboulait. Celui-ci, reconnu par le célèbre photographe suédois Nic Dunlop, en 1999, vivait dans un autre village, en pleine jungle et ne se serait pas opposé à son arrestation. Il est toujours en attente de son procès remis d’une année à l’autre.

- 1993, c’est bien l’année au cours de laquelle cesse la distribution des lettres vers le Mékong et peut-être ailleurs. Également celle qui annonce la disparition de son auteur. Quel lien établir ? Avança Saverous Pou, question de briser l’impassibilité du moment.

- Ce court séjour au Cambodge, combiné à ce qui se déroule actuellement dans le Mékong, donne de la substance à nos recherches, continua Bao.

- Chose certaine, il s’agit d’un gros poisson si vous me permettez l’expression.

- Demain, en compagnie de la docteure Méghane, nous analyserons la situation et verrons pour la suite des choses.

- Vous me tenez au courant ? Je n’ai rien de miss Marple, mais là vous m’avez conquise avec cette affaire dont je tiens absolument à découvrir la finale.

- Certainement, surtout qu’une fois la clé en main, nous serons une formidable équipe qui l’utilisera selon nos appréhensions.

- Je vous laisse regagner vos appartements. On se voit au petit-déjeuner. Ne soyez pas surpris s’il ressemble à celui de ce matin.

- Bonne nuit ma chère amie, dit Daniel Bloch.

Elle quitta le balcon, suivie de ses deux invités qui se retrouvèrent dans la chambre qu’elle leur avait préparée. L’homme s’abstint de poursuivre sur le même sujet. Bao s’excusa pour se diriger vers la salle de bains à laquelle on pouvait accéder par deux portes, l’une à l’intérieur de la chambre, l’autre à partir de la salle à manger. Elle ferma derrière elle, laissant perplexe un Daniel Bloch qui jonglait à cette intrigue qui prenait des allures telles qu’Agatha Christie y aurait sans doute convié Miss Marple. Le mot d’esprit de la linguiste le fit sourire.

Il entendit gratter à la porte. L’ouvrant, il se retrouva face à face avec la chienne de la maison, assise sur son postérieur, le fixant avec des yeux chagrins. Il la savait sourde, lui adresser un mot n’eut rien donné. Ils se regardaient tous les deux, retranchés dans leur quant-à-soi.

- Je sais que tu ne peux pas m’entendre. Ton gardien de nuit te lit des histoires que tu sembles apprécier. Laisse-moi, non... non... ça ne sera pas très long, le temps de vider mon coeur souffrant, le temps de te dire un conte. Tu sais, ils débutent tous de la même façon... il était une fois et finissent sur de belles paroles qui invitent au bonheur, à l’amour et l’espérance. 

Il se pencha vers elle dont le museau se mit à renifler ce nouveau conteur.

- Il était une fois un vieil homme qui croise, sur sa route, une magnifique chienne. Il craint les chiens, mais avec elle c’est différent. Devenus rapidement de bons amis, puis des êtres inséparables, où va l’un, l’autre suit. Ils se complètent à merveille. Un jour, de méchantes personnes empoisonnent la chienne. Elle meurt, sans avoir eu l’occasion de faire ses adieux à son compagnon. Le choc, aussi violent qu’imprévu, dépose dans le corps et dans l’âme du vieil homme, deux germes : celui du ressentiment et celui de la volonté. Prendre la voie des représailles lui apparut une mauvaise direction ; cela l’amènerait à plus de haine encore sans que ni son corps ni son âme soient soulagés. Le sentier de la volonté pavé d’exigences inconnues, fut son choix. Il voulait permettre à sa chienne de survivre en lui, d’ouvrir son être à ceux et celles qui partageraient ses découvertes tout au long de ses marches solitaires sur des chemins nouveaux. Tu sais, parfois nos décisions apparaissent inadéquates, elles n’arrivent pas à cicatriser les plaies qui nous ont mené à les épouser. Le vieil homme éprouve cela à l’occasion. Sais-tu ce qu’il fait maintenant afin d’éclipser ses mauvais sentiments ? Il s’en remet au temps... Oui... Celui que sa chienne n’a plus, mais qu’à son contact il aura trouvé la magnanimité qui embaume l’âme. Ayant écarté les représailles, tous les jours il ressent la clémence, la générosité et l’indulgence s’installer en lui, ce qui permet à sa chienne de vivre, de le rendre  heureux et chargé d’espérance.

Sur ces derniers mots, devant un animal immobile et attentif, Daniel Bloch reconnut, debout derrière elle, le chauffeur du tuk-tuk, gardien de nuit .

- Désolé monsieur qu’elle se soit éloignée pour venir vous embêter.

Le vieil homme, chez qui transpirait le calme, se permit une caresse à la chienne.

- Pas du tout, au contraire, elle vient de me rendre un immense service. Malheureusement, vous ne pouvez pas en saisir la teneur. C’est si personnel.

- Je la ramène avec moi. N’oubliez pas que nous quittons Kep-sur-Mer vers 10 heures demain matin, si vous voulez prendre le bus pour Saïgon. Bonne nuit.

- Merci pour tout. Bonne nuit. Puis-je vous demander si la chienne porte un nom ?

- Sunakh. Cela signifie “chien” en langue khmère.

Daniel Bloch entra dans la chambre ; Bao était étendue sur le lit. La vue de cette femme auprès de laquelle il avait dormi la veille, l’émut. Il la regardait le regarder. Un sourire si léger que la moindre brise s’envolerait avec lui, dessinait la plus belle image qu’il eut pu imaginer. La blancheur émanant de son corps le fascinait. Ses cheveux gris en broussaille emplissaient l’oreiller. Ses mains tapotaient les draps, son poignet gauche, celui du bracelet de jade, oscillait au rythme léger de petites secousses.

Il s’approcha d’elle, s’agenouilla près du lit, prit sa main droite qu’elle laissa aller comme on offrirait un cadeau fragile, la baisa longuement.

- Bao, je vous aime.

- Daniel, je t’aime.

Ils firent l’amour avec toute la sensualité de leurs corps démodés.

 

Il se laissa gagner par sa propre conviction

que les êtres humains ne naissent pas une fois pour toutes

à l’heure où leur mère leur donne le jour, mais que la vie les oblige

de nouveau et bien souvent à accoucher d’eux-mêmes.

 Gabriel Garcia Marquez

 

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