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La docteure Méghane consacra son jeudi soir, jusqu’à très tard dans la nuit, à mettre de l’ordre dans les notes relatives à son dernier voyage au Cambodge. Les êtres rigoureux, ceux pour qui respecter une méthode de travail souvent inflexible va de soi, s’astreignent à un rythme d’enfer, les incitant à dépasser les heures qu’ils y consacreraient habituellement. Chez elle, laisser un dossier sans en avoir recensé toutes les avenues, principalement les inconnues, est inadmissible.
Ses recherches sur la mémoire lui apprirent qu’il faut s’y fier, mais que fixer les informations au bon endroit dans le cerveau est primordial. Un de ses auteurs favoris, Stanislas Dehaene, a écrit “Le rôle de la mémoire n’est pas de regarder en arrière, mais au contraire d’envoyer une information dans l’avenir, parce que nous estimons qu’elle nous y sera utile. En répétant la même information plusieurs fois, à de longs intervalles, nous aidons notre cerveau à se convaincre que cette information est précieuse, qu’elle le sera pour longtemps et qu’elle mérite donc d’être préservée.”
Elle revoyait, réécoutant à partir de son appareil d’enregistrement, les deux épisodes au cours desquels elle fut en contact avec Douch. Le premier, elle le qualifia d’entrée en matière, alors que le second lui permit, non pas de le piéger, mais l’obliger à sortir de sa zone de confort, l’amenant à aborder des thèmes extrêmement précis.
Vague sur la question de l’Unité 731, cette unité japonaise campée en Mandchourie, il avoua tout de même en avoir entendu parler. Cette histoire, remontant aux années 1930-1945, ne suscita aucun intérêt pour lui. Il en profita pour se lancer dans une longue diatribe exposant son point de vue sur les fondements du travail qu’on lui avait confié et les moyens à appliquer pour le réussir.
Docteure Méghane reconnut bien son style éloquent, elle admit que les événements cambodgiens ne pouvaient aucunement leur être comparés. Elle le laissa pérorer quelques minutes avant de lui lancer la flèche du Parthe.
- Des occurrences lointaines ne semblent pas avoir influencé ni votre engagement ni vos actions, regardons alors quelque chose de plus rapproché.
- Vous pensez à quoi précisément ?
- L’unité spéciale vietnamienne qui oeuvra en terrain cambodgien durant le conflit entre ces deux pays.
Douch, fustigé par la question au point qu’il recula sur sa chaise, se lécha ses lèvres et resta de marbre un long moment.
- Cela ramène des souvenirs à votre mémoire ? Renchérit-elle.
Il demeura de glace. Son regard qui depuis le début de l’entretien ne manifestait aucun sentiment particulier, exactement la même attitude dans laquelle il s’était réfugié deux jours plus tôt à l’occasion de leur première rencontre, devint défensif ; il s’enferma dans un mutisme inquiétant. Venait-elle de lui asséner un coup difficile à encaisser ? Touchait-elle à une sensibilité dérangeante, alors qu’il l’avait habituée à ce qu’aucune forme de bienveillance ne transparaisse ? Devra-t-elle se résoudre à le quitter ne rapportant rien de pertinent ?
- Je ne saurais pas dire s’il s’agit de souvenirs ou de réminiscences, mais sachez que vous abordez là un sujet d’une extrême délicatesse.
- Je vous rassure en disant que j’en ai aucune information.
- Cela aurait été impossible de toute façon.
- Ce qui ne semble pas être votre cas.
- Madame, on m’a bien instruit sur votre travail au sein de la multinationale qui vous emploie, alors comprenez mes réticences.
Elle ne tomba pas dans cette diversion qui, à l’évidence, apparaissait comme une astuce afin d’éviter le sujet.
- Vous savez donc exactement ce dont je parle.
- Tout à fait. Je ne veux pas esquiver la question, plutôt y introduire certains éléments que malheureusement l’Histoire ne retiendra pas.
- Je vous écoute.
L’ancien directeur de la prison S-21, c’était sa force, venait de gagner quelques instants précieux et il dut en profiter pour organiser sa pensée. Il prit une gorgée d’eau.
- Cette affaire débute à 1979, en janvier pour être plus précis. Le Vietnam est réunifié depuis bientôt quatre ans. Les Khmers Rouges, même appuyés par la Chine, doivent se résoudre à la défaite et entreprendre une grimpée vers le Nord du pays pour s’installer à la frontière thaïlandaise. Pol Pot a perdu plusieurs de ses adjoints dont certains furent préalablement confiés à mes services d’interrogation. On craignait un putsch venant de l’intérieur. Il n’avait pas entièrement tort. J’ai été mis au courant que les Vietnamiens, à peine remis de leur victorieux affrontement contre les Américains, cherchant à éviter une extension de l’hégémonie chinoise dans le Sud-est asiatique et plus ou moins appuyés par la Russie, s’affaireraient à entrer au Cambodge sous l’égide de deux commandements, un d’ordre militaire, l’autre nanti d’une mission différente, le tout sous la haute direction de deux ministères différents mais complémentaires.
- Vous pouvez en dire un peu plus sur cette deuxième faction ?
- Un peu de contextualisation permet une meilleure compréhension des faits. Vous êtes une scientifique, cela ne vous est pas étranger.
- Poursuivez, je vous en prie.
Le vieil homme se démarque par son intelligence vive et sa capacité toute mathématique à démontrer des théorèmes.
- Difficile de saisir la raison pour laquelle cette unité tactique fut mise sur pied, alors que le chemin semblait béant pour balayer les Khmers Rouges de la carte géopolitique. Mais j’y reviendrai. D’abord, il me semble important de dire ce qui circulait à l’époque. Ça allait dans le sens que les Vietnamiens avaient pour objectif de régler le cas du Cambodge, le pays des frères ennemis. Ils allaient y pratiquer un génocide et installer un gouvernement pro-vietnamien. Cela ne tient pas la route. Le génocide, malgré que ce terme me répugne, mais admettons-le afin de démontrer les intentions de nos voisins, était en marche. Si telle était leur intention, pourquoi ne pas avoir laissé les choses allées alors que les Khmers Rouges les avaient, semble-t-il, bien entreprises ? Cette thèse ne cherche qu’à brouiller les faits. Vous savez tout comme moi que la politique est régie par ses propres prérogatives, multiples et complexes, mais dans ce qui nous préoccupe, libérer le Cambodge devenait une quasi urgence. D’ailleurs, peu de pays dans le monde s’y sont intéressé préférant accepter le régime de Pol Pot à l’ONU.
Douch s’arrêta comme s’il souhaitait que les dernières informations déposées sur la table le séparant de la docteure Méghane soient bien assimilées. Il revint à la question principale.
- J’apprendrai, quelques mois après, que l’objectif de ce groupe appelé la Phalange était manifeste : s’emparer de Pol Pot afin de décapiter l’Angkar. Ils sont légions les exemples asiatiques démontrant qu’une fois le chef atteint puis éliminé, les adeptes retournent vaquer à leurs anciennes occupations. On croyait sans doute, chez les Vietnamiens, qu’un scénario similaire se reproduirait avec la capture, puis la disparition de Pol Pot. Imaginez un court instant le coup fumant que cela produirait à l’échelle internationale ! Alors, ce groupe d’à peine trente mercenaires prit forme dans la plus stricte tradition des méthodes de la CIA américaine. N’ayant rien à voir avec la marche libératrice de l’armée vietnamienne sur Phnom Penh, il aura existé une quinzaine d’années, alors que les troupes vietnamiennes évacuèrent le territoire cambodgien, en 1999.
- Vos informations sont intéressantes, quoique superficielles.
- Ce mot renvoie à l’illusoire ou au frivole. Lequel préférez-vous ?
Ressortirait-elle de cet ultime tête-à-tête qu’avec quelques informations insignifiantes ? Afin de sauver la mise, lui coupant la parole, elle le ramena au coeur du sujet.
- Est-ce que le groupe représentait un danger supplémentaire outre celui pour lequel il a été constitué ?
- Le problème avec ces unités spéciales, au-delà des objectifs induisant à leur constitution, c’est le fait qu’elles sont dirigées par des hommes ; les hommes, on sait fort bien ce qui les anime : le pouvoir.
- Quel pouvoir avait cette unité spéciale vietnamienne ?
- L’Histoire ne peut tout raconter, tout savoir. Trop de témoins se sont tus ou les avons-nous fait se taire. Vous seriez surprise si je vous disais que les activités de cette unité, on m’en informait régulièrement. J’y ai donc collaboré d’une certaine manière.
- Vous ?
- Aucun ordre ne m’est parvenu afin de fermer et condamner S-21, au début de l’année 1979. Sans que ce soit un sauve-qui-peut général à l’époque, nous savions tous qu’il fallait assurer notre propre survie, la protection rapprochée de Pol Pot était le dernier des soucis. Personne ne le disait, mais c’était tacite. Voilà la raison pourquoi, la présence sur le territoire cambodgien de cette unité paramilitaire vietnamienne faisait mon affaire.
- J’arrive difficilement à suivre.
- Un régime tombe, la politique change, mais la police demeure, n’oubliez jamais cela. Ces types, membres de la Phalange, ont échoué dans leur mission, certains le savaient dès le début, mais ils ont réussi à d’autres égards.
- Quelque chose de précis ?
- L’un des trois colonels, celui qui me reliait à leurs activités, posait exactement la même question. J’ai fort peu de respect pour ceux qui interrogent sans connaître la réponse au préalable. Cela signifie qu’ils ne savent pas dans quelle direction aller. Madame, votre travail est justement de la trouver. Ne comptez pas sur ma collaboration pour y parvenir. Maintenant que vous êtes rassurée au sujet de son existence, qu’elle a bel et bien travaillé sans trop perdre d’effectifs, que l’on a magistralement renouvelé son commandement, le remettant entre les mains de trois individus différents à intervalles réguliers, il vous reste à retracer leurs faits et gestes, sans oublier leurs méfaits.
La quittant, il eut ces dernières paroles.
- Bonne chance, madame. Nous reverrons-nous lors de mon procès si jamais on réussit à en fixer la date ?
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Docteure Méghane conclut son rapport qu’elle acheminerait au bureau-chef de Berlin, dans son style habituel, c’est-à-dire compendieux :
. deux rencontres ;
. Douch admet avoir connu et collaboré avec la cellule vietnamienne (la Phalange) entre 1979 et 1993 ;
. obtenu que des éléments superficiels ;
. l’Unité 731, rien appris ;
. date de procès toujours indéterminée ;
. aucun prochain séjour au Cambodge prévu ;
. rencontrerai le contact ici à Saïgon.
À son arrivée au bureau, le lendemain matin, la première consigne qu’elle donna à sa secrétaire fut de fixer un rendez-vous avec la professeure Bao rencontrée il y a plusieurs mois déjà. À cette occasion, le dossier Cambodge n’avait pas l’ampleur qu’il prenait aujourd’hui. Elle se souvint d’échanges plutôt exploratoires, avoir discuté de mémoire et de littérature, deux intérêts qui occupèrent l’essentiel de leur temps de dîner. L’une, plus que l’autre, semblait mettre de l’importance à l’affaire cambodgienne et ce n’était pas elle.
À la suite de son appel téléphonique à l’université, la secrétaire avisa sa patronne que la professeure se présenterait au restaurant OLÉ vers 20 heures ce soir même, que si cela lui convenait, elle attendait une confirmation de sa part.
- Validez.
Les travaux de recherches de la scientifique faisaient du sur-place depuis avant son départ pour le Canada. Insatisfaite, elle explora de nouvelles avenues afin que ses travaux bougent un peu. Le libellé qu’elle publia dans la section médicale du journal Nhân Dân (l’organe officiel du Parti communiste du Vietnam) se lisait ainsi:
. Recherche des personnes (âgées de plus de 20 ans) intéressées à participer à une investigation portant sur la mémoire. Contactez par téléphone la docteure Méghane. Une rémunération sera accordée aux sujets retenus à la suite d’une entrevue.
Elle y ajouta le numéro de téléphone du bureau. Les sujets qui répondirent à son annonce s’y présentèrent en raison des émoluments offerts. Elle remercia la plupart, alors que pour ceux qui répondaient à ses exigences, se posait le problème de la langue. Recourir à un traducteur ou une traductrice la gênait particulièrement. Elle communiquait quotidiennement en anglais avec sa secrétaire dont la connaissance n’est qu’élémentaire, de sorte que celle-ci ne satisfaisait pas adéquatement aux critères d’un traducteur ou d’une traductrice.
Elle s’était donc mise en frais d’apprendre la langue vietnamienne, ce qui lui allouerait plus d’indépendance. Discutant avec son médecin, Français d’origine et fort habile dans la langue du pays à laquelle s’ajoutaient l’anglais et le japonais, celui-ci lui conseilla un groupe de soutien se réunissant tous les samedis dans les salons de l’hôtel Majestic. Elle s’y présenta deux fois, pour ensuite se mettre à la recherche d’un programme sur Internet, ce qui la libéra d’une activité sociale qui lui répugnait.
Le dîner avec Bao envahissait ses pensées. Pourrait-elle faire avancer le dossier Douch ? Qu’allait-elle apprendre de cette femme ? Pourquoi, l’an dernier, n’a-t-elle pas complètement ouvert son jeu ? Pour qui l’affaire de cette unité spéciale, outre sa multinationale, revêt-elle une quelconque importance ? Une spécialiste de la mémoire dans une affaire teintée de couleurs militaires, peut-être politiques ou quoi encore, cela la turlupinait.
- Je fais entrer votre cliente, docteure ?
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- Votre secrétaire a réservé une table pour deux. Vous arrivez plus tôt que prévu, dit Monica de chez OLÉ.
- Un rendez-vous annulé.
- Je vous installe à l’étage, plus propice à la discussion.
- Merci, mon amie.
Difficiles à définir les relations entre la docteure et la restauratrice, ces deux femmes sont l’alpha et l’omega ; l’introvertie et l’extravertie ; la silencieuse et la volubile ; la secrète et le grand livre ouvert. On pourrait y voir un anachronisme alors qu’une certaine complicité, toute féminine, s’installa rapidement entre elles.
Chez Monica, ça passe bien tout de suite ou bien ça passe son chemin. Lors de la première venue de la docteure Méghane au restaurant espagnol, elle fut reçue chaleureusement comme tout autre client ; à sa sortie, quelques mots la marquèrent au fer rouge : “On se revoit demain ?” Elle adopta le restaurant, y revenant tous les soirs de la semaine, se rapprochant graduellement de cette femme qui s’assoyait en face d’elle, entreprenant de s’en faire une amie.
Toutes deux vivent à Saïgon et proviennent de pays étrangers, le Canada et l’Espagne. Toutes les deux semblent bien s’y adapter, l’une plus aisément que l’autre. Pour Monica, le Vietnam c’est d’abord un lieu de travail, pour la docteure Méghane, ce sont les origines de sa famille et un moment précis dans sa carrière. Être femme occidentale en terre sud-asiatique, confrontée à un machisme dominant, représente tout un défi. Ce thème leur aura servi de point d’ancrage, mais la perspicace Monica n’en resta pas là.
Revenue au rez-de-chaussée, la restauratrice se dirigea vers cette autre femme attendant qu’on s’occupe d’elle.
- J’étais convaincue que nous allions nous revoir, dit Monica revêtue d’une magnifique robe fleurie bleue tendre. Suivez-moi.
La docteure Méghane reconnut immédiatement la dame avec qui elle avait discuté, un peu évasivement peut-être, il y a de cela plusieurs mois. Ce soir, pas question de butiner autour du sujet, elle plongerait sans gilet de sauvetage.
- Ma secrétaire a pris contact avec vous, car j’aimerais que vous m’entreteniez davantage du sujet que nous avons à peine effleuré lors de notre première rencontre.
- Puis-je me permettre de vous dire qu’à ce moment-là ça ne semblait pas vous intéresser.
- Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.
- Est-ce que cela indique un intérêt accru pour l’affaire des anciens colonels ?
- Je serai brève. La maison pour laquelle je travaille m’a chargé de suivre le procès de Douch.
- A-t-on finalement réussi à fixer une date ?
- Pas encore, mais j’ai pu le rencontrer la semaine dernière. Revenant du Canada, j’ai transité par Phnom Penh. Les relations qu’entretiennent mes patrons avec le Cambodge ont facilité ma visite à sa prison.
- De là provient votre intention d’en apprendre davantage. Comment pouvez-vous être certaine que les trois colonels et Douch aient un lien ?
- De retour à Saïgon, préparant mon rapport, je me suis rappelé que vous souhaitiez m’entretenir de ce que vous appeliez “l’affaire des anciens colonels”. Quelques informations fragmentaires, obtenues du tortionnaire de Phnom Penh, semblent avoir un écho avec ce que vous me préciserez ce soir.
- Lorsque je vous ai proposé un premier rendez-vous, il était dans mon intention de vous inviter à participer aux recherches qui, bien malgré moi sachez-le, me sont tombées dans les mains par l’intermédiaire d’une étudiante.
- D’emblée, il est important pour moi de savoir si vous agissez ou agirez dans un cadre officiel.
- À titre privé.
- Ma compagnie interdit tout échange avec qui que ce soit dans ce dossier. À titre professionnel, je suis donc tenue au secret le plus étanche. Je ne pourrai vous fournir aucune information, aucun détail, rien qui s’en approche, même si parfois je peux établir des rapprochements. À titre personnel, je verrai.
- Soyez rassurée, je respecterai les limites qui vous sont imposées.
- Alors.
- Je suis une universitaire qui s’intéresse, de par mes fonctions, à la littérature. Cela peut flotter dans les airs, mais lorsqu’une étudiante, un peu trop curieuse, découvre et subtilise une liasse de lettres écrites par son grand-père qu’elle n’a jamais connu, adressées à sa grand-mère avec qui elle entretient des liens étroits, puis vous les remet, sous le couvert de la confiance, ne sachant ni les interpréter ni ce qu’elle doit en faire, avouez que cela titille l’intérêt.
- Je ne saisis toujours pas en quoi cela me rejoint.
- Vous êtes la personne dont j’ai absolument besoin pour faire avancer , voire débloquer cette histoire.
- À quel titre ?
- Vous êtes une neuroscientifique spécialisée dans les questions de la mémoire. J’ai lu votre thèse de doctorat, elle m’a fascinée. Les portes, jusqu’à maintenant fermées, je dirais même invisibles pour certains de vos collègues, vous vous en approchez, souhaitant les ouvrir. Une d’elle, sans doute la plus intrigante, porte sur le transfert de la mémoire.
- Plusieurs y voient de la science-fiction.
- Pas moi.
Monica se présenta avec cette merveilleuse pièce de boeuf Kobé importée du Japon. La restauratrice garda le silence lorsque la docteure Méghane, surprise, lui demanda comment elle pouvait s’en procurer puisqu’il est interdit de l’exporter. Elle ajouta qu’un collègue ayant travaillé au Japon en avait rapporté alors qu’elle vivait à Berlin, qu’ainsi elle a pu s’en délecter.
- Mesdames, je vous conseille un vin rouge pour l’accompagner, enchaîna la restauratrice, question de ramener le centre d’intérêt vers la table, évitant de répondre à la surprise de la femme-médecin.
- Ce plat diffère de la paëlla noire que vous nous avez offerte lorsque je suis venue avec mon ami Daniel Bloch.
- Et sa magnifique bête.
- Tout à fait.
- Sachez que mon mari m’a sermonnée à la suite de ce dîner. Il ne souhaite aucunement la présence d’animaux dans le restaurant. Mais cette Fany est d’une tout autre facture. Elle a de l’envergure. J’apporte le rouge.
Le restaurant OLÉ vous mène ailleurs qu’entre ses murs. Quelque chose d’indéfinissable s’en dégage, vous fait bondir hors du temps et de l’espace, ce qui facilite les échanges entre les gens.
- Je poursuis mes recherches sur la mémoire, ici à Saïgon, mais sans vouloir zigzaguer, je dois vous dire que je rencontre certains obstacles.
- De la part des autorités locales ? De vos employeurs ?
- Ni l’un ni l’autre. Ma compagnie a les reins solides. Elle entretient des sympathies avec l’administration vietnamienne, autant à Saïgon qu’à Hanoi. Les sommes astronomiques dont elle dispose à fins d’investissement apaisent les consciences et atténuent les interventions inappropriées de la part de qui que ce soit. Mon visa diplomatique en est un exemple. Personne ne m’embête.
- Vous êtes à l’abri de tout ennui.
- Sauf un. Lors d’un dîner, auquel assistaient le consul du Canada et celui de l’Allemagne, on m’a discrètement glissé le message suivant.
- Le langage diplomatique prend parfois des allures de langue de bois.
- On souhaite, chez les autorités vietnamiennes, que je régularise mon statut. On veut faire de moi une viet kieu (Vietnamien à l’étranger et revenant s’installer au pays natal). Le dossier de mon père et celui de ma famille qui vivait à Hué repose sur le bureau du ministère de l'Intérieur.
- Quelle signification y donnez-vous ?
- Une forme de chantage. Je connais l’histoire de ma famille de fond en comble. Mes patrons n’entendent pas à rire et ont manifesté leur embarras. Les connaissant bien, les mots utilisés sous-entendent qu’ils ne veulent aucun soubresaut de ce côté.
- Je constate que ce groupe auquel vous appartenez...
- ... est plus fort que tout gouvernement. La force des dollars ne connaît aucun adversaire en mesure de l’affronter. J’ai une certaine entrée au ministère de l'Intérieur.
- Tout à fait clair. Vous souhaitez que je vous résume l’état actuel de la situation dans l’affaire des anciens colonels ?
- J’écoute.
Bao entreprit son compendium, s’en tenant à l’essentiel. Elle remarqua, en cours de récit, l’intérêt de son interlocutrice qui sut garder ses questions pour la fin, question de ne pas l’interrompre.
Le repas achevait. Est-ce qu’un embryon de complicité se tissait entre les deux femmes ? L’unique question que la docteure Méghane apporta, surprit la professeure.
- Qui est ce Daniel Bloch ? Monica semble le connaître.
- Un spécialiste des langues anciennes. Il m’a invitée ici, la semaine dernière. Je ne lui ai pas dit que je connaissais l’endroit, souhaitant ne pas dévoiler ce qui m’y avait menée, l’an dernier.
- Ce nom ne m’est pas inconnu.
- Si vous désirez le saluer, nous nous voyons demain un café Nhớ Sông.
- Voilà, ça me revient. La conférence de Tzvetan Todorov à Toronto. Je suis allée le saluer après son exposé. Il m’a demandé si j’habitais au Vietnam, ajoutant qu’un ami, parti faire le tour du monde, s’y étant arrêté, songeait s’y installer. Il s’agit bien de ce nom, Daniel Bloch.
- Le monde est petit.
- La mémoire, très vaste.
Elles se quittèrent, prévoyant se retrouver le lendemain, en fin d’après-midi au café Nhớ Sông. Monica les raccompagna vers la sortie.
- Une nouvelle amie, docteure Méghane ?
- Vous demeurez quand même ma préférée.
- Quel honneur vous me faites ! À bientôt. N’oubliez pas de revenir la prochaine fois accompagnée par ce chien magnifique et son très élégant maître, dit-elle à Bao qui lui tendait la main.
Chacune empruntant une direction différente, l’une en voiture, l’autre à motocyclette. La professeure l’utilisait strictement durant la soirée, car la circulation, moins lourde, ne l’inquiétait pas.
Le soir était doux, invitait à perdre son temps, à profiter de ce petit vent si typique à Saïgon.
Dans sa voiture, la docteure Méghane vérifia si l’enregistrement de la conversation était bien imprimé à la suite de celles avec Douch. Rassurée, confortablement installée sur l’appui-tête, les yeux scrutant l’extérieur, elle écoutait ronronner la limousine, appréciant le silence du chauffeur.
Lorsque celui-ci la vit entrer dans l’immeuble où elle habite dans le District 2, s’être assuré qu’elle n’était plus visible du lobby, il démarra. Derrière la limousine, un véhicule, phares éteints, semblait attendre la venue d’un passager qui ne se présentera pas.
Quand on se souvient
il faut lutter contre soi-même.
Si on ne résiste pas
alors pourquoi se souvenir ?
Douch
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