mardi 10 septembre 2024

Si Nathan avait su (6)


 

Parfois, je suis Pierre Bourgault dans le film Léolo réalisé par Jean-Claude Lauzon (1992), jouant cet étrange Dompteur de vers, vous vous en souvenez sans doute, celui qui découvre les calepins écrits par Léolo, le personnage principal du film, et inspirés de L’AVALÉE DES AVALÉS de Réjean Ducharme, roman que le jeune adolescent dévore littéralement, s’y reconnaissant. Il comprend que des personnages de roman ressemblent souvent à ce qui l'entoure : sa famille pour le moins atypique, à la limite du dysfonctionnel et lui, le jeune Léolo convaincu d’être italien, issu de l’union de sa mère (Ginette Reno) et d’une tomate avariée. À la lecture des cahiers de Nathan, tout comme le faisait Bourgault, c’est dans le même esprit que je me retrouve. Le film se développe de manière linéaire alors que je me permets de vadrouiller d’un cahier à un autre évoquant telle ou telle époque; j’avoue toutefois que ses cahiers ne possèdent pas la qualité littéraire de ceux qui soutiennent le film. Ils démarrent à l’occasion de l’entrée du jeune garçon à l’école secondaire, se prolongent durant la période cégépienne (à Montréal) en compagnie de sa compagne Isabelle, pour un certain temps… et beaucoup plus loin. Nathan est un personnage multiforme, protéiforme serait plus précis. Au départ fictif, né d’un projet commun dans le cadre des activités «Otium» en collaboration avec mon frère et ma belle-soeur, mais dès ce moment j’y voyais la possibilité d’étendre son rayonnement, de le mener plus loin. Sans être ni ombre ni fantôme, il me fournira l’occasion d’y mêler des éléments plus personnels tout comme je le fis en 2005 alors que LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON crapahutait pour la première fois sur internet, proposant l’histoire d’un grand-père gaspésien collée aux pattes. Vous pouvez les retrouver, elles se trouvent au début du blogue.
 
Nous avons laissé Nathan à la sortie du métro de Montréal, un livre - celui de Virginia Woolf - et une lettre en main - celle d’une dénommée Gabrielle. Il rentre chez lui. Je nous rappelle un petit détail important, c’est l’hiver.
 
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Sortant du métro, Nathan se dirige vers son appartement. Le blanc sale de la neige dévisage l’environnement y déposant un masque d’ombre. Le trottoir glacé l’incite à la prudence. Il tient solidement le livre qu’une certaine Gabrielle a malencontreusement oublié sur le siège du wagon alors qu’elle descendait à la station Jarry. L’a-t-elle ou non volontairement abandonné ? Voulait-elle, par ce geste, se débarrasser de l’enveloppe postale encartée au milieu des mots de Virginia Woolf ? Serait-ce un signe ? L’animatrice de son groupe de rencontre insiste souvent sur ce mot - un signe - rappelant combien nous y portons peu d’attention.  Au milieu de cet hiver, étrange et combien bizarre saison sautillant entre chaleur estivale et blizzard sibérien, dans la solitude qui s’est accaparé de Nathan depuis sa séparation d’avec Isabelle, solitude qu’il tente de meubler par des heures de travail supplémentaires effectuées au dépanneur non loin de chez lui, il a développé une routine presque électromécanique, son domaine d’étude : lever tôt, petit-déjeuner frugal, lecture rapide des informations sur Internet, puis en route soit vers le collège ou le boulot, le week-end.  Mais... mais il s’ennuie profondément, réalisant mieux ce qu’Isabelle lui avait lancé au visage quelques mois après le début de leur vie commune, quand elle déclara que leur vie était assommante. - Devant le building, pas de regard vers le rez-de-chaussé, se dit-il. Il lui sera facile de tenir parole puisque madame Farell, la concierge de son immeuble d’habitation, semble l’attendre, malgré l’heure tardive, droite et immobile comme un bonhomme de neige. - Tu as reçu une lettre mon garçon. Il faut aviser les gens de ton changement d’adresse, Isabelle ne semble pas vouloir te remettre le courrier personnellement. Vous êtes en mauvais termes? - Je m’en occupe, d’ailleurs je ne reçois pas beaucoup de correspondance. Nathan, évitant la question qui semblait tracasser la concierge, récupère l’enveloppe se disant qu’aujourd’hui passerait à l’histoire : deux missives, une lui étant directement destinée, l’autre, par personne interposée. Il salua la concierge, jeta mécaniquement un coup d’oeil rapide vers la fenêtre de la pièce qu’il a occupée quelques mois avant de se retrouver juste au-dessus, dans une chambre célibataire. Rien pour apaiser son ennui. Nathan, respectant scrupuleusement sa routine du retour à la maison, se prépara un sandwich, démarra la cafetière, mais son esprit vaguait entre les deux enveloppes qu’il avait déposées sur la table de cuisine en entrant dans ce lieu de plus en plus froid, de plus en plus impassible. Laquelle d’abord ? Il opta pour celle remise par la concierge.
Nathan,
Isabelle m’a informée de votre séparation. Un simple malentendu, du moins je l’espère.
Cette invitation te surprendra sans doute. Claude et moi projetons un voyage à l’autre bout du monde. L’Asie. En fait nous prévoyons partir pour un mois en Thaïlande et au Vietnam. En élaborant notre ébauche  d’itinéraire, nous avons pensé vous proposer, à Isabelle et toi, de vous joindre à nous.
La situation étant différente maintenant et comme Isabelle a reçu notre message, nous avons cru honnête d’également t’en faire part. La proposition tient quand même. Je te laisse y réfléchir. Notre séjour s'échelonnera entre le 1er mai et le 1er juin.
Donne-moi de tes nouvelles.
Marielle xx
 
Nathan réalisait à la lecture de cette lettre que la nouvelle de leur séparation s’était rendue jusqu’à son village. Il allait répondre à cette amie par téléphone, se doutant qu’un courrier avait été le chemin clandestin choisi par son amie afin de ne pas ébruiter son message. Elle craint les réseaux sociaux peu sûrs pour garder secrète toute communication. Il déposa le papier sur la table, se servit un café et s’approcha du livre dans lequel il allait retirer cette enveloppe postale qui ne lui était pas destinée, mais qui attisait sa curiosité. Impossible de lire le nom de la personne à qui cette correspondance était destinée, seul le prénom avait survécu à une quelconque tache : Gabrielle. Il examina le timbre estampillé afin d’y découvrir une date : juin de cette année. Plus de six mois déjà. L’enveloppe  ouverte avait été depuis refermée. Nathan en retira un ramassis de papier oignon sur lesquels, à l’encre verte, une graphie soignée se révélait. Au bas de la dernière feuille, une signature : James. Déposant sa tasse de café, il se mit à lire.
 
Gab, je sais, tu détestes souverainement que l’on coupe ton prénom en deux, mais je me le permets puisque je n’aurai été dans ta vie que la moitié du temps.
Un matin, au début du printemps, le cri lugubre d’un oiseau m’a réveillé plus tôt qu’à l’habitude. C’est signe, pour certaines personnes, qu’il y a quelque chose autour d’elles qui ne roule pas bien. L’inquiétude m’a aussitôt envahi. J’ai immédiatement pensé à toi. Il y a de cela un certain temps et cela ne me quitte pas.
Ce malaise devenu souci me poussa à me lever et à chercher autour du jardin l’oiseau criard. Un oiseau noir perché sur la plus haute branche du chêne - celui que nous avons planté lors de ta naissance - semblait fixer la véranda sur laquelle je me postais. Deux sentinelles s’observant l’un et l’autre. Un retentissant silence emplit l’espace.
Cet oiseau laissa choir à mes pieds de vieilles idées noires. Les ai reconnues : égoïsme, orgueil et culpabilité. Au fil du temps, comme des plumes d’oiseau qui oscillent dans l’air avant de se retrouver au sol, elles avaient déposé dans mon être un fatras de situations que j’associais à ceci, à cela, aux autres. Maintenant sortis de l’ombre et nommés, je le sais.
C’est par égoïsme que je vous ai quittées, ta mère et toi, pur égoïsme qui ourdissait des excuses faciles, des mensonges impardonnables afin de mieux flatter mes envies de vivre sans responsabilités. Impossible pour moi d’avoir été présent alors que tout me menait ailleurs. Tu me cherchais. Je fuyais.
C’est par orgueil que j’ai si longtemps altéré des situations, les interprétant en mon avantage. Combien de fois, je ne saurais les compter, je me suis interdit un rapprochement vers toi, ma fille, qui avait besoin de ce père que je n’aurai jamais réussi à être correctement, complètement. Je suis demeuré cet être inatteignable, ce bâtisseur de barrières, afin de protéger mes faiblesses qui devaient demeurer invisibles. Il était impossible pour moi de t’enseigner ce que je n’ai jamais appris.Tu cherchais des réponses à tes questions ; je faisais mine de ne pas les comprendre afin de les éviter.
C’est par culpabilité que trop souvent j’ai tenté de me rapprocher de toi, alors que je voulais tout simplement libérer ma conscience. Réalisant mon caractère coupable, j’ai mis un frein à ma volonté de te retrouver, te révéler ce que je découvrais en démêlant mes idées noires. Suis comme entré dans un profond tunnel, couleur oiseau criard, sans réussir à percevoir cette lumière dont on nous dit qu’elle attend au bout, on ne sait trop pourquoi d’ailleurs, peut-être seulement à éclaircir l’espace ou nous aveugler de ses chimères. Il m’a fallu un certain temps pour réaliser que c’est mon intérieur que je devais débrouiller.
Cette lettre est courte. Je sais qu’elle me permet de balayer mon intérieur, de prendre conscience que c’est là que je dois continuer à orienter mes recherches. Je souhaite que tu la reçoives comme, pour moi, le cri d’un oiseau noir... que tu sortes sur ton balcon cherchant quelque part un signe.
James
 
Nathan déposa les feuilles de papier oignon sur la table, jeta un coup d’oeil au fond de sa tasse de café, repassant sa journée en revue : le collège, le groupe de rencontre, l’enveloppe postale glissée dans le livre de Virginia Woolf et cette phrase, à nouveau lui revint : “ Car le paysage d’un écrivain est un territoire à l’intérieur de son cerveau ; nous courons le risque d’être déçus si nous voulons que ces villes fantômes soient faites de brique et de mortier. Nous y faisons notre chemin sans avoir besoin de panneaux indicateurs ou de policiers et nous pouvons saluer les passants sans avoir été présentés. Aucune ville, aucun individu, ne sont plus réels que ceux que nous inventons ; chercher à leur trouver un équivalent dans la réalité leur enlève tout leur charme. De même que les morts célèbres viennent en nous s’ils le souhaitent et quand ils le souhaitent, et que leur image est plus palpable et réelle que n’importe quel corps fait de chair et de sang.

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Avez-vous remarqué qu’il est parfois courant dans notre vie terrestre d’être aux prises sans qu’on ne le veuille vraiment, pire, sans qu’on ne puisse en déceler ni la provenance ni la direction, avec une loi non écrite, celle des séries ? On entre dans une mauvaise passe (ou son contraire) alors les événements telle une avalanche imprévue se succèdent alimentant le même domaine, s’abattant sur nous jusqu’au moment où le vase une fois vidé s’assèche ; s’ensuit une accalmie avant qu’un prochain typhon réapparaisse. Aucune logique n’explique le phénomène. C’est un peu ce que vit actuellement Nathan. Au coeur de l’hiver montréalais, seul dans un appartement situé tout juste au-dessus de celui d’Isabelle, participant à un groupe de soutien devenu routine mensuelle, achevant ses cours de mise à niveau tout en poursuivant le programme en électromécanique, dans ce ronron dodo-métro-boulot, un soir, bêtement, lui tombent dessus deux lettres, un livre ; tout ce qui en fait ne lui ressemble pas. Personnellement j’ai toujours aimé recevoir du courrier, même qu’il m’arrivait souvent de m’inscrire à des programmes radiophoniques incitant les auditeurs à voter sur tel ou tel sujet, et pour se faire on vous postait hebdomadairement une lettre à laquelle vous deviez répondre, condition inéluctable pour continuer à en recevoir. Pas du tout le style de Nathan. Autant Benjamin, son frère, est un adepte de la lecture et de l’écriture, autant lui n’en a cure. Zéro intérêt. Toutefois, le même jour - ça devait certainement être un mercredi, car on dit qu’il favorise l’arrivée des nouvelles, bonnes ou mauvaises - le voici avec en main ce qu’il décrit ainsi dans un cahier : « Je viens de lire les deux lettres, puis cette longue phrase du livre que j’ai ramassé dans le métro. Une lettre et un livre d’une certaine Gabrielle alors que l’autre, de notre amie commune Isabelle et moi, propose un voyage en Asie pour un mois à la fin de l’année scolaire. Comme j’ai du temps pour répondre à Marielle, ma curiosité va se concentrer sur cette Gabrielle. Je le répète, tous les noms féminins autour de moi s’achèvent par -elle. » Comment se concentrer, dit-il, sur la jeune fille du métro qu’il n’a vue que de dos alors qu’elle quittait la rame du métro à la station Jarry laissant derrière un peu de son existence, trop peu pour se laisser retrouver dans cette grande ville ? James, son père, lui a écrit une lettre quelques mois auparavant, lettre qu’elle conservait dans son enveloppe et glissée à l’intérieur du bouquin de Virginia Woolf qui est sa propriété, elle l’a marquée en y apposant son autographe et non pas le tampon d'une bibliothèque. Allait-il se lancer dans une investigation afin de la retrouver, si oui pourquoi ? En raison de la personne ou du contenu de la lettre de son paternel ? Cela lui rappelait-il quelque chose survenu dans un passé plus ou moins lointain ?

 

 

 

 

 

 


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