jeudi 4 mai 2006

Un saut de crapaud... spécial!

(La revue littéraire Biscuit chinois proposait un thème sur lequel des auteurs n'ayant jamais publié pouvaient aiguiser leur imagination: le ketchup. Voici le texte que j'ai envoyé et qui n'a pas été retenu.)
Une tache de ketchup sur la robe rouge


- Monsieur prendra quoi ?
- Un verre de ketchup.

Sur le comptoir en zinc de la cantine, entre deux mains paraplégiques pianotant leur inertie, la serveuse dépose un plat de frites.

- Elles sont froides comme vous les aimez.
- Idaho ?

Le téléviseur, derrière les épaules du col bleu, projette dans le miroir les dernières images de la journaliste achevant son reportage sur l’importance et le sérieux que l’Église apporte au choix des décanteurs pour vin de messe.

- Elle n’est pas venue ce matin.
- Hein(z) ?

Il y a du bruit. Du genre qui enterre tout. Parti du fond de la place, circulant entre les pattes de chaises, s’arrête, clignote à gauche puis tourne à droite avant d’exploser dans la vitrine où des mots écrits à l’envers dans la poussière et les gras trans immobilisés depuis huit cent soixante-huit jours s’exposent en exhibitionnistes illettrés à des voyeurs analphabètes : LA REINE DU KETCHUP.com

- Le patron a acheté.
- Équitable ?

Le collectionneur de courants d’air en cache un nouveau dans sa valise ouverte. Il lui donnera un prénom après l’avoir thérapeutisé. Hésite, mais dans le fond de son vide intérieur, le reconnaît. Son abécédaire est épuisé. Le spécialiste lui a suggéré de faire des catégories. Il suivra son conseil lorsqu’il aura perdu son temps. À la retraite ou lors d’une attente urgente à sa clinique vétérinaire privée.

- Pourquoi une robe rouge ?
- Elle n’aime plus se balader nue. Les vélos l’embrochaient.

Les volutes de la fumée de cigarette font des nuages au plafond. (Ce détail important situe l’histoire : nous ne sommes donc pas en mai, le mois de la loi anti-tabac, de Virginie ou d’ailleurs, blond ou noir, en boîte ou en blague, en pipe ou autochtone.) Elles se chargeront bien de le repeindre en gris noirci. Les néons sont les seuls à lui tenir un discours cohérent. Ça vole haut. La philosophie, c’est un nuage de fumée au plafond d’une cantine. Rue Sanguinet enregistrée.

- Avez-vous voté ?
- La mine du crayon était brisée.

Sur le visage de la serveuse aux tomates, en majuscules froissées, se lisait une profonde incompréhension comme si tout le malheur des enfants afghans n’ayant pas obtenu un coffee-brake après les mille et une nuits sur la grève, leur aurait buriné de grandes auréoles qui ne se rendront pas jusqu’à la fin de la journée. Elle se moucha dans la napekin derrière laquelle se profilent, en braille, les règlements de la loi 101.

- Et puis, il y a Pâques…
- On n’y échappera pas.

(Redétail important qui situe l’histoire quelque part en avril de cette année.)

Le client entre. Derrière lui, une ombre titube sur le petit stand dans lequel dorment les copies du journal paroissial. Il jette ses clefs sous le calorifère. Le système électrique se déclenche semi-automatiquement. Les turbines du barrage Daniel-Johnson toussèrent en écho et se remirent en marche. Sa facture hydroélectrique sera ketchup, salée ou poivrée, personne ne le saura vraiment car on vient de passer la consigne de cacheter les enveloppes. À la langue dans le vinaigre. Ça créera de l’emploi. Son insouciance ressemble beaucoup à celle de ce banquier qui, sur la rue Ontario, dans un grand élan canonique, annonce en hurlant dans un porte-voix en papier mâché la parution imminente d’une version falsifiée de la Bible. Le client se choisit une moue dans le sac déposé à cet effet près de la porte.

- C’est sûr.

Comment peut-on en être certain lorsqu’on n’a que quarante-cinq minutes comme heure de dîner ? (Ce reredétail essentiel situe l’action plus précisément encore, quelque part en avril sur un quarante-minutes de dîner qui aura l’heure de vous aider à mieux sentir l’odeur de frites frites à l’huile de canola entremêlée à celle du menu du jour, le même que celui du menu d’hier. Demain est trop loin pour se prononcer.) À peine le temps de dénombrer les gens qui passent. Qui s’en vont d’où ils viennent. Il faudra qu’un sérieux comité ad hoc se penche là-dessus. On ne peut pas dans une société organisée, syndiquée et qui ne va plus à la messe le dimanche, en rester là dans un immobilisme attentif qui, selon un éminent psychologue croate invité comme professeur invité à l’UQAM (pas de U après le Q) disait : « C’est le début annoncé de la perversion. »

- Canadiens a gagné hier.
- Les prophètes ont toujours raison.

L’étudiant mexicain scrute à la loupe de ses lunettes (ça lui donne une fausse allure intellectuelle) le mode d’emploi de son podomètre. Il avait hésité entre celui vendu à La Cordée et l’autre que Future Chop donne en prime à l’achat un téléviseur 52’’ à écran cathodique. Les décisions ne sont pas toujours évidentes à prendre surtout si en traversant la frontière texane, on a frôlé de loin l’odeur de la mort de quelques coyotes roux, une espèce fondamentalement en voie d’extinction. Vaut mieux être vigilant.

- Depuis quand a-t-elle foutu le camp ?
- Son cœur emballé dans le Saran Haut de gamme.

Le dos de la cuiller souffre d’un lumbago persistant. De pierres au foie. D’une myopie chronique, déformante et creuse. À la quincaillerie, on lui a suggéré de retourner le problème ou d’attendre la grande vente d’avril (selon l’amalgame de nos détails, celle-ci approche à grand pas de bâtons de popcycle.) Elle en a eu acier depuis que les ustensiles de la cantine se sont plastifiés. Mais, on ne peut pas tout contrôler. Les sacs verts attendent toujours, adossés aux parcomètres électroniques, que l’heure de tombée leur relève le moral.

- Madame Bélisle est entrée au foyer.
- Elle dormait comme une bûche, la bouche ouverte.

La cantine se vide. La bouteille de ketchup maculée d’empreintes digitales graisseuses peut faire la sieste d’un œil, de l’autre, se mirer au dos du distributeur de papiers-mouchoirs à mains. La serveuse chiffonne le comptoir. La brûlure sous ses ongles la fait souffrir. Elle n’allait pas se plaindre. Après tout c’est elle qui a exigé de la poseuse, des ongles incarnés. Ils allaient mieux avec son métier. Elle pourboirera un dernier thé vert. Biologique. Venu du Ceylan qu’envisagent sérieusement d’envahir les USA afin de libérer les graines de pavot qu’une organisation multinationale écosserait dans les toilettes climatisées d’un aéroport vide. Un autre vol… (il vous est permis ici de jouer sur les mots à quelque degré Celcius que vous voulez, en autant que ça ne vole pas trop bas car vous pourriez croiser une volée de grippes aviaires, nom nouvellement adapté pour identifier les migrateurs clandestins…)

- Les chiens renifleurs porteront plainte auprès des autorités. Ils sentent que les chevaux de la police montée sont mieux traités qu’eux.
- On n’arrête pas le progrès.


…alors que le col bleu… la robe rouge…


Sur le trottoir d’un Montréal éternel, les interstices comitéd’accueillent le printemps. Elle déambule dans sa robe en tulle rouge comme un somnambule dans sa bulle qui bouscule tout sur son passage à niveau. S’arrête. Dévisage une main rouge qui semble la saluer. Pause. 29 secondes dans une vie, ce n’est pas trop pour qui ne veut pas mourir.

Des haut-parleurs pirates installés en-dessous des feux de circulation, Pink Martini chante Sympathique. Des glaçons givrés dans leurs voix orégonnaises.

Elle ne s’est pas arrêtée à la cantine. (Nouveau détail qui permet de coller ce qui s’en vient avec ce que s’en est allé.) Elle le sait. L’a dit à son groupe de soutien. Même pas un œil torve tordu vers la porte en stainless steel. Droite sur son chemin qu’une croix transversale en asphalte oblige à s’arrêter, la robe rouge demande l’heure à une brigadière orange.

- Une heure adolescente, madame.
- Ma robe rouge souffre d’une tache de ketchup qui ne veut pas partir.

La robe rouge est amoureuse du col bleu. Elle et lui se sont rencontrés à l’occasion d’une grève de la faim organisée par une association vouée à la protection des OGM libres. Ce ne fut pas facile mais ils réussirent à digérer tout cela. Au menu des activités, en haut de la tête de liste - c’est sûrement cela qui les a fait se récolter dans la plus pure démesure - le boycottage du ketchup. Pour le col bleu, ce fut pénible. Pour elle, moins. En fait, elle déteste les sous-produits dérivés de la tomate. Mais elle n’en parla pas. Elle fit sa fine gueule de bois. Mais comme les lèvres sirupeuses du col bleu l’attiraient ! Comme un aimant amant la nature…

- J’ai perdu mon parapluie.
- Il y a des événements dans la vie qui parlent d’eux-mêmes.

Le chauffeur de taxi chauve remonte dans sa voiture balisée. Incognito. Il fait du taxi au noir dans sa Chevrolet Malibu mauve, de la même couleur que les colères du col bleu et de la robe rouge. On peut facilement lire dans ce visage étiré longitudinalement que toute la nuit, il l’a passée à trafiquer son odomètre. Impossible de supporter les chiffres qui s’affichent devant ses yeux. Sa chirurgie au laser afin de corriger une myopie génétique l’a rendu entièrement pluvieux. Il météorise le temps avec l’exactitude écumeuse des jours. Il lit Boris Vian depuis la fin de son cours technique et depuis, il répand des crachats sur les tombes de tout un chacun. Madame Bélisle lui a demandé de servir de corbillard pour son enterrement. Il en fut ému. Comme une sécheresse appréhendée.

- Avez-vous du « change » ?
- Oui.

Il y a de ces questions auxquelles on répond de manière instantanée. Comme un coup de poing. Qui mériteraient qu’on les référendumise. De velléitaires affaires. De celles qui ne savent pas trop où mettre le point d’interrogation. Franchement dérangeantes sur l’heure du midi. (On note le détail dans toute son amplitude.) Des questions hors-temps ayant perdu leur suc unidimensionnel au beau milieu des allées d’une boutique hors-taxe. Dédouanées. Mais la robe rouge s’en est bien sortie. Par la porte de côté où elle s’est profondément engouffrée. Beaucoup trop plongée dans la lecture rapide d’une lettre qui la trouble. Celle apportée par un facteur en culottes courtes feignant ne pas remarquer que le petit drapeau canadien cousu en-dessous du sigle universel de la société des postes du même pays, montre une étiquette « made un Japan ». Honteux. Elle doit prendre une décision. Sur le champ de bataille asphalté ou bitumé, elle ne peut le dire avec une précision de bistouri cloné en scalpel. Elle remarque le nid de poule que son col bleu a refermé l’an dernier. Impossible de passer à côté. Trop trou.

- Ce n’est pas en lisant mille fois la même lettre qui fera que les voyelles qu’on sonne deviendront dyslexiques.
- Vous lisez Schopenhauer ?

Il y a des paroles qui assomment. À grands coups de paniers percés. Vides de sens et pleins d’aromates. La robe rouge tient à la main la lettre, de l’autre l’enveloppe. Elle ne sait laquelle des deux représentent le plus de danger pour sa vie urbaine. Pourquoi les services gouvernementaux ne paient-ils jamais leurs timbres, ces ancêtres dénaturés de la famille Gold Star ? Pourquoi est-il interdit de retourner l’envoi à l’expéditeur ? Pourquoi sont-elles toujours platement de la même couleur, ces enveloppes sentant la bave électronique ? L’encre, du jus de pieuvre ? Qui saura mettre à jour ces secrets d’État ? Comme le troisième message de Fatima. Une énigme digne des plus incompréhensibles jeux de société secrète qui soit ! Survivra-elle à toutes ces questions ontologiques ? On le saura lors du prochain épisode… (Ce détail est projectif. Et un peu embêtant, avouons-le.)


- C’est tout droit.
- Merci.

La robe rouge se lit à elle-même, dans un silence cacophonique, le nouveau testament qui allait, du moins le souhaite-t-elle sans vraiment se l’avouer, lui donner un nouvel élan solidaire ou lucide, elle ne peut malheureusement pas le dire avec précision, son droit de vote en dépend. Sa demande est acceptée. Oui. Un oui inconditionnel présent sans restriction. Limpide comme une bouteille de sirop Lambert après deux jours dans l’eau de vaisselle additionnée de vitamine E. Elle est acceptée. Elle et sa demande sont acceptées. Ou inversement proportionnel, qui saura le dire ? Deux féminins singuliers devenant un féminin pluriel. Ciel que la grammaire, dans sa vastitude, sait parfois se pencher sur des simplicités complexes ! Elle n’a qu’à se présenter au bureau sous-régional des pré-demandes. Pourra bénéficier d’une rencontre avec un préposé. Tout prend un sens axial dans sa vie de robe rouge tachée en mal d’amour d’un col bleu qui hésite, hoquette serait plus juste, entre un Reer individuel ou un Reer collectif moins avantageux mais plus conforme à l’anarchie utopiste de ses idées jadis révolutionnaires mais désabusées par de trop longues nuits à vendre des copies d’un journal gauchiste pas encore imprimé sur papier recyclé - ce qui lui valut des critiques néo-modernes de la génération montant par l’escalier de secours… -

- Qui chauffe le camion ?
- Article 39 de la convention.

Personne n’a jamais réellement pris le temps de vérifier. Le col bleu, les blues à l’âme, défile vers la fourrière municipale. Il va son chemin, petit bonhomme de neige fondant sous les premiers chauds rayons de bicyclette du soleil voilé par le smog que TVA, à bord de son hélicoptère pétaradant, survole avec un orgueil à faire rougir les bourgeons des pommiers devant l’Hôtel-de-Ville de Montréal. (Un printanier détail.) Le quorum de l’assemblée syndicale lui pèse sur le dos. Autant que la froideur de la robe rouge. Il a bien remarqué, ce matin, au réveille-matin, que les toasts Weston n’avaient pas le même goût que d’habitude. Il y a des choses qui ne savent pas mentir. Même si elles viennent de loin. Même saupoudrées de gelée de menthe. Le vert est l’opposé du rouge. La différence entre « avancez » et « arrêtez ». Si peu de place pour la désobéissance civile. Celle que l’on enseigne dans l’enceinte ombrageuse des écoles réformées ; le jaune est une valse hésitante. Toutes ces nuances galvaudées ! De quoi piquer une crise d’urticaire durant ses temps libres qui, si la tendance se maintient, se croc-en-jamberont toute la fin de semaine, laissant à peine le temps de profiter des spéciaux chez Métro. Le monde est ingrat dans son injustice participative. Mais c’est un autre problème qui mériterait que l’on si attarde, si le temps le permet. Le temps ne permet jamais rien. Il n’a pas le temps.
- Vous voulez signer ma pétition ?
- La mine du crayon est brisée.

Les jambes de la robe rouge partent du trottoir, remontent jusqu’au galbe des hanches. Ça ne veut rien dire mais cela va de soie. En fait, cela allait et allait toujours tout droit. Azimut bien défini. Aucune déviation ne saurait être tolérée. Une engagée centre-gauche déambule dans le Centre-Ville-Marie. On ne saurait dire combien de sous-amendements elle battit aux voix avant d’opter pour un départ sans sacoche. Le col bleu n’a pas osé le lui faire remarquer. Il y a dans les couples de deux-pas-de-danse, certaines choses qu’on ne peut se permettre oser dire : trop de non-dit dans ces paroles en l’air à l’emporte-pièce. Amèrement, s’installe le regret. Devient, à son corps défendant, un nid-de-poule tellement creux que si on s’y aventure on s’y perd tout comme les si mènent à Paris. Un voyage longtemps rêvé. Payé avec des Air Miles périmés. Mais ce matin-là, pas de place pour les vols d’oiseau. Du concret. Comme le beuglement de la sonnerie du détecteur alors que la fumée du volcan de l’incompréhension jaillit par le four à micro-ondes du cœur. Cette phrase poétique ne peut avoir de sens que pour eux seuls : le col bleu et la robe rouge. Alors, nous les laisserons déjeuner solitairement ensemble sans nous interroger sur le partage des tâches qui fut un long moment objet de discorde, une soucoupe qui s’envasa dans la platitude… ça va faire !

- T’es pas dans ton assiette.
- En-dehors de mes pompes.

Les conversations masculines sont riches en sous-entendus. Un peu comme cet écrivain qui écrit vainement. Il transcrit en langue gutturale une version copiée du Da Vinci Code pour les cancéreux de la gorge. Rien ne l’empêchera d’exiger du Vatican qui songe à démanger dans une maison blanche style bunker néo-allemand, de placer son œuvre connue à l’Index. Quand peut-on véritablement affirmer que la conversation masculine décroche des sous-entendus ? Les masculins ne conversent pas, ils sous-entendent entre les mots. Trop de responsabilités que les différents conciles depuis Adam et Ève leur ont remises entre les mains et dans les bras, comme le flambeau du Forum. Les masculins sous-entendent comme des semi-auditifs que leurs paroles incomprises au deuxième degré ne peuvent qu’être retenues contre eux. Alors ils les mesurent au fur et à mesure. Les masculins, ils ont inventé le silence, celui qui dort dans leur parole donnée.

- Vous avez rendez-vous ?
- Non, un agenda.

L’adresse inscrite en code-à-barres est la bonne. La robe rouge entre dans ce building que la démolition n’avait pas encore totalement reconstruit. Elle se met à regretter sa sacoche. Le cuir de crocodile fait toujours son effet. Elle songe d’une nuit d’été à en vouloir au col bleu. Que voulait-il dire en ne lui disant pas d’apporter sa sacoche bourgogne ? La transparence des relations humaines s’embrouille dans la bouillie pour les chats siamois que l’on n’ose pas encore chirurgicaliser. Cela sent-il la fin de quelque chose ? Les histoires d’amour, jadis en noir et blanc, aujourd’hui en cinémascope, demain deviendront satellitaires. Elle le « g p s »pérait. L’espoir est un vice qui a mal tourné en rond sur lui-même. Mais, elle décide de ne plus y penser. Cela exige trop d’énergie. Sa duracell ne peut certainement pas supporter tout cela.

- Je t’avoue honnêtement que je n’ai rien à dire.
- Ça paraissait dans ta voix.

Le col bleu descend du camion rouge. En fait le tour en quatre-vingt jours. Si longtemps que cela pousse entre elle et lui. Comme si lui et elle, elle ou lui n’ont pas su voir le train venir. Une passion selon Mel Gibson se changeant au jour le jour en quotidiennetés. Des banalités, de celles qui enlèvent la tête à l’ouvrage. Le goût du risque. Puis, et puis ces paroles à doubles-sens engagées dans un sens unique nord-sud. Des « ah ! bon » qui en disent si long que se rendre au bout ne mérite pas que l’on prenne un ticket aller-retour. Une correspondance passée date. Un autobus raté. Le col bleu prend la pioche que lui tend son collègue à l’ancienneté douteuse. Il hésite. Regarde autour de lui si l’avancement dans l’échelle sociale le regarde. Avec juste l’humilité nécessaire pour que le geste gracile ait du sens, il creuse le trou.

- Madame a une tache de ketchup sur sa robe.
- C’est le drame intrinsèque qui me remplit d’une volonté de changement.

Jamais la robe rouge ne se serait crue capable d’une telle familiarité, illustre et inconnue. Elle n’est pas du type de gens qui, de prime abord, déballent leurs problèmes au premier vu et connu. Réservée, c’est davantage elle. Ça l’avantage autant que le rouge. Comme un gant. Mais ce n’est plus la saison des gants même si cela serait plus élégant. Elle a teint en roux ses cheveux noirs. Pour mieux camoufler la tache sur la robe. Une fois entrée dans le bureau ovale, sans répondre à l’invitation, elle s’assoit. Croise les jambes. La gauche sur la droite, la meilleure façon pour qu’on puisse apercevoir ladite tache. La maudite tache. Elle s’est juré qu’elle ne sortirait pas de ce bureau sans une réponse au-delà de l’adéquat. Dans un réflexe d’auto-sécurité, elle toise tous les orifices mises à son insu si jamais elle doit disposer illico. Ce ne fut pas nécessaire. La confiance était du rendez-vous.

- C’est l’heure de la pause.
- Quelle heure est-il ?

Le col bleu eut une pensée blême qui, traversant son esprit retors, lui éclaboussa le fond du cerveau. Comme une tache. Et si elle ne revient plus ? Surtout que les provisions, eh ! bien il y en a pour deux dans le frigo. Surtout que Gaz Métropolitain a exigé pour les brancher deux signatures au bas du contrat emphytéotique. Surtout qu’il n’a aucune idée si les dracénas, il faut les arroser le matin ou le soir. Surtout que le printemps approche et que le printemps sans la robe rouge, ça ne ressemble plus à une saison qui coule dans les veines comme l’eau d’érable dans une chaudière en plastique rouillée. Surtout, il y a la robe rouge, comme une tache de ketchup collée au fond du cerveau…

- C’est votre première demande ?
- Je vous demande pardon ?

La robe rouge veut faire bonne impression. C’est tout de même impressionnant de se retrouver dans l’office du service des pré-demandes. Au sous-bureau régional ou au bureau sous-régional, déjà l’émotion l’embrouille. Le préposé, derrière une liasse de sans-papiers, se donne un air de déjà entendu. Il se racle la gorge déployée à heure fixe. Toute personne normalement constituée aurait certainement remarqué qu’il pratiquait une nouvelle paire de verres. Il est poli, sent bon le Windex bon marché. Un anneau à l’annulaire trahit un mariage récent. Il regarde la robe rouge de ce regard hagard qui en dit long, tait l’essentiel. Aucune familiarité dans son Bon Ami bon enfant. Il savait ce qu’il devait faire et allait le faire sans qu’on lui dise quoi faire. On sent, c’est à couper au couteau Tupper Ware, que le premier des deux qui allait parler prendrait la parole. On se mesure un peu comme le feront les fumeurs de juin prochain déployant leur ruban de neuf mètres que Wall Mart mettra en vente afin de s’assurer que la distance entre l’interdiction de fumer et la bâtisse est bien respectée. Dans sa tête de pioche -(sans doute une forme de télépathie entre la robe rouge et le col bleu) – la femme, sur qui l’âge n’a pas encore laissé de marques griffées, réfléchit à la réponse à une question imposée.

- On prend une bière à la fin de la journée ?
- Je n’y ai pas pensé.

La camionnette municipale vogue allègrement entre les lignes blanches de la rue Sanguinet enregistrée. Il y a de ces hasards qui défient Loto-Québec. Sans tourner en rond - un œil averti aurait remarqué par inadvertance que ça n’allait pas comme sur des roulettes – le groupe hétérogène de cols bleus fait du sur place. Une espèce d’attraction les fait se parquer devant l’édifice fort peu édifiant du bureau sous-régional. Le moteur cale. Des adolescents en mal de malbouffe s’engouffrent dans le McDonald. C’est jour du spécial deux frites pour le prix d’une. La cantine ne peut rivaliser avec cela. Tout le drame des PME est ici exposé dans sa plus entière globalité. Les adolescents sortent du « fast-lieu ». Qui, en premier, remarqua les piercings à leurs visages ravagés par une acné sévère ? Vaut mieux parfois taire sa première impression passagère ! La jeune fille se tient à la chaîne canine du plus grand qui attire vers lui la sympathie collective fort peu généralisée. Il y a dans l’expression de ses sentiments une telle absence émotive que cela affecte le col bleu. Et si la robe rouge… tralala… tralala… Il y a de ces pensées qui s’accrochent à soi avec une telle fureur, que la fureur de vivre « jamesdean » au galop.

- Vous ?
- Moi ?

Une fraternelle complicité met du temps à naître entre le préposé et la robe rouge. Les services publics recherchent des partenariats, c’est évident. Il ne faut rien mélanger. Ça dérange le train-train routinier. Les nouveaux verres du fonctionnaire fonctionnel filtrent l’atmosphère ambiante. Un quidam reconnu pour ses qualités de communicateur aurait immédiatement lu que le dossier n’était pas assez épais. Ça ne fait pas sérieux. Une demande acceptée avec si peu de feuilles, c’est louche. Ça cache-cache quelque chose. Tellement quelque chose qu’une enquête royale allait sûrement devoir être exigée. Un investissement de la sorte hypothéquera l’avenir de toute une nation. Le drame se joue dans le bureau dudit rond-de-cuir à cravate mince. La robe rouge, experte en Monopoly à l’époque pas si lointaine où les bars ne cartaient pas, adopte une pose de danse lascive. Tout son charme carmin suffira-t-il pour amadouer cet être réfugié dans une neutralité suisse ? Un jos-bras-de-fer commence. Nous nous retrouvons dans les ligues majeures. Pas dans le monde de la bande-dessiné pour abrutis. Un instant. Il y va d’une vie après tout.

- Je monte.
- Alors descends.

Le col bleu, mû par un sûr instinct, « basic » hésite entre l’ascenseur et l’escalier. Son ambivalence lui fait se gratter le creux de la main. Il opte pour la solution la plus rapide. Le bouton enfoncé, son voyage au septième ciel le fait s’arrêter au sixième. Il n’a pas le temps de lire dans toute son entièreté le résumé des règles à suivre en cas de panne sèche. Il remarque les traces de doigts sur le téléphone d’urgence. Il pense à Nikita et John qui ne se parlaient pas malgré leur téléphone rouge.

- Je pense que cela pourra aller.
- À la va-comme-je-te-pousse ?

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. La porte du bureau s’ouvre. Il y a des coïncidences qui coïncident avec une telle exactitude, exactement comme si tout était programmé par un homme et son PC.
- Merci de votre encouragement.
- C’est encourageant.

La robe rouge sort du bureau par la porte principale. Le col bleu sort par la seule porte de l’ascenseur qui donne sur l’étage sis au six. Les deux durent durant deux instants, comme des personnages de Sergio Leone, se faire face-à-face. Ce qu’ils firent avec tout le tragi-dramatique qu’un spectateur inattentif aurait sans doute apprécié s’il n’eut été trop occupé à lire les numéros de série sur chacun des pop corn de son bocal géant à prix modique.

- Oh ! C’est toi ?
- C’est toi aussi.

Le col bleu regarde la robe rouge. La reconnait. Il sait que c’est elle. Que ça ne peut qu’être elle. Son amour a poussé entre les branches du temps comme le chiendent sur la pelouse du 18 888 rue Aylmer.

La robe rouge regarde le col bleu. Le reconnaît. Elle sait que c’est lui. Que ça ne peut qu’être lui. Son amour … croyez-vous qu’il puisse être différent ? Oui il l’est. Dans ses yeux d’émeraude, qu’elle tente de cacher dans une pudeur d’horloge, il lui est impossible de camoufler tout l’enthousiasme qui s’y profile. Son amour-enthousiasme a le profil précis d’une déesse grecque retrouvant un bras perdu dans l’autobus 125 et que la Société des Transports de la ville de Montréal aurait gardé en consigne durant les trois derniers siècles inachevés.

- Tu as l’air heureuse ?
- Heureusement.

Elle fait le même nombre de pas à pas que lui. La distance les séparant peut se mesurer en microns. Leurs odeurs se mélangent, une fraise et un bleuet dans le fond d’un bol de yogourt. Comme c’est beau les histoires d’amour d’un Chanel Numéro 5 et d’un Old Spice se rejoignant. Ils se sentent comme si après cent ans d’une séparation décousue, la réunion se fait. Ne manquent que les mots au dictionnaire de leur eux-mêmes.

- J’ai l’air heureuse ?
- Heureusement.

Le léger tintement de l’ascenseur leur est retourné. Le prennent. À deux, cette fois. Même descente vers un sol mineur. Ou majeur, qui pourra véritablement le dire. N’échangent aucune parole. Déclinent le six-cinq-quatre-trois-deux-un, bingo ! les ramenant sur le plancher des vaches. Il ose lui prendre la main par la main. Les doigts se multiplient par deux. Sur le trottoir, libres à l’air libre de tout trucage, le col bleu dans un geste d’un pathétique unique visse ses yeux à ceux de la robe rouge ne pouvant le dévisager qu’outrageusement. Il sent en lui qu’elle est sur le point final et sur la pointe des pieds des stalles de lui ouvrir son cœur, son âme et si le temps le permet sa robe rouge.

- J’ai rougi durant mon entrevue.
- Il ne t’a peut-être qu’entrevue…

Il fait un soleil d’avril. Un avril sans poisson. Un avril que personne ne découvre d’un fil. Mais elle ne souhaite pas perdre le fil de ce qu’elle se prépare à dire. Lui, le col bleu, aurait voulu l’appeler Ariane, mais la culture néo-gothique fait défaut chez cet homme profondément terre-à-terre. En vertu de l’amour qu’il lui supporte, de cet amour qu’il n’est pas en mesure de perdre l’ayant trop enfoui aux confins du lac Saguay par une nuit étoilée de juillet 2002, alors que pour la première fois de sa vie il la vit avec la vitesse d’une étoile filante, en vertu de cet amour, il lui donne ses oreilles afin qu’elle, enfin, lui parle, lui dise, l’objet de sa jouissance.

- Tu ne peux imaginer.
- J’imagine.

Un incendie sur la rue Sanguinet enregistrée. Les pompiers filent à toute allure. Cela soulève la robe de la robe rouge un peu comme celle de Marylin Monroe. Le col bleu est bleu de Gênes à la vue de la petite culotte rouge de la robe rouge. Elle a toujours su agencer les couleurs même si cela le rend bleu de rage. L’autobus de la Croix-Rouge suit à la queue-leu-leu le camion qui sirène sur la mer qu’est devenue à ses yeux cette rue jadis si peu fréquentée. On saura demain combien de morts. Pour le moment, c’est tout à fait une artère secondaire.

- Je l’ai eu.

Il y a de ces phrases qui frappent avec tellement de précision qu’on en reste bouche bée.

La robe rouge, devant un col bleu courroucé, venait de lui apprendre qu’elle commence, demain, son stage chez un teinturier.

Une légère rougeur s’entacha sur les joues du col bleu.



FIN





Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...