lundi 27 juin 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-SIX (86)





      J'entreprends aujourd'hui la parution du récit ILS ÉTAIENT SIX.

Ce récit que je compte vous offrir à raison d'un par semaine met en scène une jeune fille, Dep; oui, la même que celle d'un saut paru en février dernier. J'y racontais l'histoire d'une jeune fille en attente à l'aéroport de Hanoï. Elle quittait sa famille, se dirigeait sur Nha Trang rejoindre un oncle. Sa mère, amoureuse de Pearl Buck, l'incitait à quitter son village vers la ville. Elle souhaitait pour sa fille une vie meilleure, plus moderne, que celle qu'elle aurait connue en y demeurant.

Dep a depuis quitté Nha Trang pour Hanoï. Elle vit là chez un autre oncle, propriétaire d'un kiosque de ballons. Elle y travaille tous les jours et...




     (1) Ils étaient six. Trois garçons. Et trois autres aussi laids que les premiers. En haut d'une pente qu'ils venaient de gravir pour la huitième fois, toujours cette jeune fille accrochant des ballons au toit de son kiosque. Elle vendait des ballons. Multicolores.

Les garçons et la fille se voyaient en fin de journée sans jamais vraiment se regarder. Se parler, encore moins. Les garçons s'amusaient, entre eux, à la voir muette. Elle... si laids, si grégaires.

Ce soir-là, au coeur du quartier français de Hanoï, il faisait plus froid que la veille. Pour le lendemain, on prévoyait des flocons de pluie. De la neige peut-être. Personne n'y croyait vraiment. La neige, c'est pour Sapa. Non Hanoï.

Les six garçons, promeneurs infatigables, avaient travaillé ensemble toute la journée au même endroit. Ils remplissaient les trous qu'une  bineuse en provenance de Russie avait creusés. Malgré la fraîcheur du jour, ils allaient pieds nus. Des tongues jaunes aux pieds.

La fille - elle semble plus jeune que les six garçons - porte un kangourou usé. Il la réchauffe quand même. Ses doigts agiles manient une perche de bambou. Un clou à son extrémité. Ainsi, elle atteint aisément la longue tige horizontale fixée au toit. Elle y accroche des ballons. Ses ballons sont poussiéreux.

Le froid et la poussière s'entremêlent gauchement. Une sorte de cacophonie enveloppe l'espace que la rue en pente douce ne réussit pas à étouffer. Toujours le froid, la poussière, le bruit - ces obus fumigènes - toujours les mêmes personnages d'une même pente. Nous sommes en janvier. À Hanoï.


(2) Ils étaient six. Trois à la figure triste. Les autres aussi. Toujours leur a-t-on dit que les filles sont à marier. Les six veulent la même. Elle ne le sait pas. Toujours on lui a enseigné que les garçons ne désirent que leur corps. Le mariage en est la clef. L'artifice.

Dans son jardin de nuit où elle cajole ses rêves, les six garçons sont des ombres absentes. Ne le sauront pas. Elle n'est pour eux qu'un vase à remplir une fois la journée de travail achevée. Après, au café Con rồng đỏ (Au dragon rouge). Tous les six. Ne parleront pas des filles. Les garçons ne parlent pas des filles. Ils les veulent. C'est tout.

La fille, celle qui accroche des ballons au plafond de son kiosque, n'a pas d'amis. Ici, les filles n'ont pour amies que d'autres filles. Le soir, une fois la maison dépoussiérée, elle ira se promener. Son bras enroulé à celui de sa complice. Les garçons les croiseront. Souriront un peu, comme on se soulage d'une gêne.

Les garçons, les six qui arpentent quotidiennement la même rue, la même pente, à la même heure, revenus ou se rendant au Con rồng đỏ, auront la vague impression du déjà fait. Parfois, la nuit est froide. Comme ces derniers jours. Parfois, la nuit est chaude. Toujours, leurs corps tendus. Toujours la pente de la même rue.

Une sorte de silence embue l'atmosphère. Pas tout à fait le silence, plutôt une absence de paroles. Paroles rognonnant ces choses mille fois redites. Rabâchant celles de la veille. 

Et tombera la nuit. Rentreront les garçons. Les filles aussi. Les maisons humides doucement se tairont. Au loin, un sifflement d'oiseau. L'écho le projettera d'un bout à l'autre des rues. Au-delà du lac. Les garçons, les filles aussi, l'appréhenderont. Puis s'endormiront.

(3) Ils étaient six. Trois qui fumaient. Les autres aussi. Ce soir, c'est samedi. Demain dimanche, congé. Pas pour la fille qui accrochera sans relâche des ballons multicolores au toit d'un kiosque. Ce soir les six garçons veulent rire. Ils ne rient pas souvent. Un sourire parfois déchire leur fade figure. La fille est belle.

Déambulant devant la boutique aux ballons multicolores, les six garçons s'arrêteront. N'achèteront rien. S'arrêter seulement. Deux instants. Deux courts instants. La fille, surprise, regardera les garçons immobiles devant elle. Un garçon, le plus grand des six, le plus âgé aussi, dira à la fille que ce soir ils veulent rire. Elle ne répondra pas.

Dans les yeux des six garçons se lit cette irrésistible envie de rire. Ensemble. Avec la fille. Mais ses yeux, ceux de la fille, ne les réconfortent pas. Les garçons ne sont pas heureux. Ça se voit. Ils veulent tellement rire. À six plus la fille.

Les six garçons recomposent trois duos. Se rapprochent du lac. La fille s'éloigne. D'où ils sont maintenant, ils ne peuvent plus voir le kiosque. Les ballons sont trop loin. La fille aussi.

Le soleil a été ardent aujourd'hui. Ils ont sué davantage que les autres jours. La soif et la chaleur appelaient l'eau et la nicotine. Les trous ne se remplissaient pas assez rapidement malgré leurs efforts. La bine creusait si vite. Le contremaître ne semblait pas satisfait. Il le leur a dit.

À l'heure du lunch, le parasol des arbres les protégeaient de la canicule. Les six se sont dit... rire, ce soir, serait agréable. Les six, au même moment, pensaient à la fille aux ballons multicolores.


(4) Ils étaient six. Trois étaient ébréchés. Les autres aussi. La bière, c'est pour le samedi. Les autres jours, le café. Chaud ou glacé, selon l'air. Inutile de se coucher tôt. L'humidité et le froid les empêcheront de dormir. Point de rêver.

Ils reprirent le même itinéraire qu'à l'accoutumée. Trajet familier. Les lanternes rouges font des plaques de lumière devant leurs pas. Confus. Le plus âgé à la tête du groupe. Silencieux. L'obscurité ferme la marche derrière eux.

Un tacite sous-entendu les accompagne. Les escorte. D'un côté comme de l'autre, la rue lentement se vide. On ne sait trop si on rit dans les maisons. Les potentilles trémulent. La peau des six devient ansérine. Rien à voir avec le froid. Avec la pluie contenue dans ce ciel incolore.

Le kiosque de la fille, maintenant se rapproche. Il y a moins de baudruches accrochées au toit. De grands sacs se remplissent. Elle, la fille aux ballons multicolores, s'affaire à tout ranger. S'active. Expéditive. 

Les six qui ont le goût de rire, stoppent leur avancée. Ils fixent du regard le kiosque. Elle y est. Les suivra-t-elle? Rire avec eux. Ils ne la connaissent que de passage. Jamais elle ne les regarde. Mais ce soir, c'est samedi. Ils ont de la bière dans le sang.

La boisson, celle du samedi, est la même, semaine après semaine. Éclaircit le sang. Étourdit la tête. Cherche à faire rire. Ce soir, elle ne déroge pas. Les six n'ont pas calculé le nombre de canettes jetées à leurs pieds. Les cigarettes non plus.






À suivre...

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