Chapitre 20
Le souvenir d'Éric
- Cessez vos recherches monsieur Ducarm, il est ici avec moi, et Patrice raccrocha.
Éric était assis devant la fenêtre. Malgré trois couvertures de laine sur les épaules, il grelottait. L'annonce de la mort de Steve ou la nuit à l'extérieur, on ne pouvait dire ce qui le faisait frisonner.
- Les policiers de Toronto ont maintenant les choses en main. Je crois bien qu'il serait plus prudent pour nous de ne pas bouger d'ici demain.
- Ils vont me retourner au centre?
- Ce n'est pas tout à fait leur premier souci, rassura Patrice qui se plaça devant Éric, véritable loque humaine.
- Tu aurais besoin d'une douche bouillante et de dormir un peu. De toute façon, j'ai du travail pour toute la journée. Je vais descendre te chercher à dîner.
Éric ne répondit pas. Son regard figé sur la rue Oiran ne pouvait plus bouger. Il vivait la peur de sa vie. Jamais il n'aurait cru que tout puisse aller si loin. Son aveuglement l'avait souvent poussé vers des actions dont il ne mesurait pas la portée et chaque fois, les conséquences furent moins fatales qu'au aujourd'hui. Il se demandait jusqu'où pouvait se rendre l'erreur une fois qu'on en avait pris conscience.
- J'ai pas faim, murmura Éric.
- C'est une farce ou quoi?
Patrice comprit la détresse dans laquelle Éric mijotait et n'avait pas le goût de l'inviter à en discuter. Au centre d'accueil, la stratégie différait: les bénéficiaires en état de choc étaient placés dans un climat tel qu'il ne leur restait, pour solution, que la confidence parfois même la délation, avec en prime, le traditionnel sermon rééducatif de l'éducateur. Patrice préférait laisser les gens vivre leurs événements et finalement en dégager les conclusions qui s'imposaient. Cela lui ressemblait davantage.
- Je remonte dans cinq minutes, reprit Patrice qui jeta un coup d'oeil vers son fugueur en fermant la porte derrière lui.
Éric se mit à pleurer comme un enfant, comme celui qu'il n'était plus depuis longtemps. Pour une des rares fois dans sa vie, il laisser monter ce sentiment étouffant de la peur et de l'angoisse mêlées.
Pourquoi en était-il rendu là? La mort de Steve était-elle pour lui un message venu d'il ne savait où? Arrivait-il à une croisée de chemins? Que devait-il faire?
Il était satisfait de l'attitude de Patrice. Sans vouloir le crier, le fait que son «nouveau» nouveau protecteur soit près de lui le réconfortait. Mais pourquoi la vie lui mettait-elle chaque fois un protecteur entre les pattes? Était-ce pour suppléer à l'absence de son père ou la faiblesse de sa mère? La vie pouvait-elle être aussi bien organisée? Il ne le croyait pas, mais maintenant qu'il goûtait de si près à ce qui aurait pu être le même sort que Steve, il savait que ce monde de la fugue, celui des chemins parallèles, celui de la route sans fin et sans but, des nuits à la belle étoile, des repas incertains, il savait que tout cela commençait à lui laisser un goût amer dans la bouche.
Éric fixait toujours la rue. Le soleil, sans être tout à fait de cette chaleur printanière qui redonne le goût de vivre dehors, de cette espèce de liberté que la saison blanche nous enlève, donnait des clins d'oeil au pavé. Cette image fit mieux respirer Éric qui se dégagea d'une des trois couvertures.
Ses pieds étaient gelés tout comme ses mains. Le goût de fumer lui revint. La cigarette, sa meilleure compagne, ne l'avait jamais abandonné depuis l'âge de sept ans.
Il revoyait défiler devant ses yeux toutes ces années: son père dont il ne réussissait plus à se rappeler le visage, dont il ne voulait même plus se souvenir; sa mère, cette femme trop faible pour le caractère qu'il manifestait et qui avait toujours eu peur de lui; son quartier qu'il connaissait comme le fond de sa poche; les voisins qui appelaient la police à toutes les fois qu'il n'était pas entré à neuf heures du soir; l'école qu'il ne fréquentait que de manière sporadique - il n'avait mémoire d'aucune année scolaire qu'il n'avait fréquentée que quelques mois - ; ses nombreuses batailles, ses mises à la porte régulières le basculèrent dans la rue.
Et le centre d'accueil. Étape ultime, celle qui l'acheva. Ses fugues furent nombreuses, innombrables. On le plaça finalement à Jacques-Cartier, centre ultra-sécuritaire, ce qui ne l'empêcha pas de s'enfuir quatre fois la première année.
Sa rencontre avec Steve, à l'âge de dix ans, une connaissance qui lui permit de survivre à chacune de ses sorties sans autorisation. Steve l'obligeait à faire des tâches répugnantes mais il s'exécutait, question de survie. Ce qu'il n'a jamais su, c'est que son protecteur s'organisait pour le faire reprendre lorsqu'il n'en avait plus besoin.
Éric avait touché à tout et vécu dans toutes sortes de mondes. La rue était son élément, son oxygène. Il y avait découvert tous les travers de la société et surtout le fait que l'on ne peut se fier à personne et parfois, même pas à soi-même.
L'alcool et la drogue lui avaient fait oublier plusieurs pans de mur de sa vie mais il lui restait quand même un souvenir qu'il se racontait le soir avant de s'endormir, ce souvenir, le seul véritable moment d'amour qu'il crut posséder. Aujourd'hui, il en était plus que certain.
Éric était assis devant la fenêtre. Malgré trois couvertures de laine sur les épaules, il grelottait. L'annonce de la mort de Steve ou la nuit à l'extérieur, on ne pouvait dire ce qui le faisait frisonner.
- Les policiers de Toronto ont maintenant les choses en main. Je crois bien qu'il serait plus prudent pour nous de ne pas bouger d'ici demain.
- Ils vont me retourner au centre?
- Ce n'est pas tout à fait leur premier souci, rassura Patrice qui se plaça devant Éric, véritable loque humaine.
- Tu aurais besoin d'une douche bouillante et de dormir un peu. De toute façon, j'ai du travail pour toute la journée. Je vais descendre te chercher à dîner.
Éric ne répondit pas. Son regard figé sur la rue Oiran ne pouvait plus bouger. Il vivait la peur de sa vie. Jamais il n'aurait cru que tout puisse aller si loin. Son aveuglement l'avait souvent poussé vers des actions dont il ne mesurait pas la portée et chaque fois, les conséquences furent moins fatales qu'au aujourd'hui. Il se demandait jusqu'où pouvait se rendre l'erreur une fois qu'on en avait pris conscience.
- J'ai pas faim, murmura Éric.
- C'est une farce ou quoi?
Patrice comprit la détresse dans laquelle Éric mijotait et n'avait pas le goût de l'inviter à en discuter. Au centre d'accueil, la stratégie différait: les bénéficiaires en état de choc étaient placés dans un climat tel qu'il ne leur restait, pour solution, que la confidence parfois même la délation, avec en prime, le traditionnel sermon rééducatif de l'éducateur. Patrice préférait laisser les gens vivre leurs événements et finalement en dégager les conclusions qui s'imposaient. Cela lui ressemblait davantage.
- Je remonte dans cinq minutes, reprit Patrice qui jeta un coup d'oeil vers son fugueur en fermant la porte derrière lui.
Éric se mit à pleurer comme un enfant, comme celui qu'il n'était plus depuis longtemps. Pour une des rares fois dans sa vie, il laisser monter ce sentiment étouffant de la peur et de l'angoisse mêlées.
Pourquoi en était-il rendu là? La mort de Steve était-elle pour lui un message venu d'il ne savait où? Arrivait-il à une croisée de chemins? Que devait-il faire?
Il était satisfait de l'attitude de Patrice. Sans vouloir le crier, le fait que son «nouveau» nouveau protecteur soit près de lui le réconfortait. Mais pourquoi la vie lui mettait-elle chaque fois un protecteur entre les pattes? Était-ce pour suppléer à l'absence de son père ou la faiblesse de sa mère? La vie pouvait-elle être aussi bien organisée? Il ne le croyait pas, mais maintenant qu'il goûtait de si près à ce qui aurait pu être le même sort que Steve, il savait que ce monde de la fugue, celui des chemins parallèles, celui de la route sans fin et sans but, des nuits à la belle étoile, des repas incertains, il savait que tout cela commençait à lui laisser un goût amer dans la bouche.
Éric fixait toujours la rue. Le soleil, sans être tout à fait de cette chaleur printanière qui redonne le goût de vivre dehors, de cette espèce de liberté que la saison blanche nous enlève, donnait des clins d'oeil au pavé. Cette image fit mieux respirer Éric qui se dégagea d'une des trois couvertures.
Ses pieds étaient gelés tout comme ses mains. Le goût de fumer lui revint. La cigarette, sa meilleure compagne, ne l'avait jamais abandonné depuis l'âge de sept ans.
Il revoyait défiler devant ses yeux toutes ces années: son père dont il ne réussissait plus à se rappeler le visage, dont il ne voulait même plus se souvenir; sa mère, cette femme trop faible pour le caractère qu'il manifestait et qui avait toujours eu peur de lui; son quartier qu'il connaissait comme le fond de sa poche; les voisins qui appelaient la police à toutes les fois qu'il n'était pas entré à neuf heures du soir; l'école qu'il ne fréquentait que de manière sporadique - il n'avait mémoire d'aucune année scolaire qu'il n'avait fréquentée que quelques mois - ; ses nombreuses batailles, ses mises à la porte régulières le basculèrent dans la rue.
Et le centre d'accueil. Étape ultime, celle qui l'acheva. Ses fugues furent nombreuses, innombrables. On le plaça finalement à Jacques-Cartier, centre ultra-sécuritaire, ce qui ne l'empêcha pas de s'enfuir quatre fois la première année.
Sa rencontre avec Steve, à l'âge de dix ans, une connaissance qui lui permit de survivre à chacune de ses sorties sans autorisation. Steve l'obligeait à faire des tâches répugnantes mais il s'exécutait, question de survie. Ce qu'il n'a jamais su, c'est que son protecteur s'organisait pour le faire reprendre lorsqu'il n'en avait plus besoin.
Éric avait touché à tout et vécu dans toutes sortes de mondes. La rue était son élément, son oxygène. Il y avait découvert tous les travers de la société et surtout le fait que l'on ne peut se fier à personne et parfois, même pas à soi-même.
L'alcool et la drogue lui avaient fait oublier plusieurs pans de mur de sa vie mais il lui restait quand même un souvenir qu'il se racontait le soir avant de s'endormir, ce souvenir, le seul véritable moment d'amour qu'il crut posséder. Aujourd'hui, il en était plus que certain.
Un soir, marchant dans la rue en direction d'un «squat», il fut éclaboussé par une voiture roulant dans la même direction que lui. Il était mouillé de la tête aux pieds. Il se mit à hurler contre le chauffeur. L'automobile s'arrêta; Éric fit de même. En quelques secondes, une jeune dame en sortit et s'approcha.
- Excuse-moi. Je suis tout à fait désolée. Les yeux sur les panneaux, je ne t'ai pas vu. Je cherche la rue Sanguinet.
- Mais tu y es. C'est ici la rue Sanguinet, dit Éric qui se secouait les mains et les pieds.
- Je suis tout à fait désolée, reprit celle qui ne pouvait s'empêcher de cacher un sourire de la main.
- Tu trouves ça drôle. Pas pire! Ça paraît que c'est pas toi qui es mouillée comme une poule.
- Pardonne-moi, mais c'est plus fort que moi. Est-ce que je peux te demander un renseignement. Demeures-tu sur la rue?
- Non, je demeure dans la rue.
- Et ça veut dire quoi? Que tu n'as pas de maison?
- J'ai plusieurs maisons mais jamais la même.
La jeune dame l'examinait et ne semblait pas très bien saisir ce qu'il voulait dire. Elle avait beaucoup de difficulté à retenir son fou rire devant ce noyé gigotant devant elle.
- Si tu m'aides à retrouver cette fichue d'adresse, je t'offre à te sécher.
- C'est quoi l'adresse? Avez-vous des cigarettes?
- 8765 Sanguinet.
- C'est beaucoup plus dans le nord, pas du tout dans ce trou.
Éric monta, et en quelques minutes la voiture s'immobilisa devant une superbe maison toute garnie de fleurs. C'était la fin du mois de juin. Il était en fugue depuis moins d'une semaine. Cette jeune dame ne demeurait pas là mais devait y passer la nuit avant de continuer sa route sur Québec où l'attendait un groupe de jeunes Français devant passer l'été à découvrir la Belle Province. Elle travaillait pour l'Office franco-québécois pour la jeunesse durant ses vacances mais le reste de l'année étudiait à l'École des beaux-arts de l'Université de Montréal.
- Il doit bien y avoir une douche et un séchoir dans cet appartement, se demanda-t-elle.
- Et des cigarettes, ajouta Éric qui inspectait les lieux avec un oeil d'expert.
- C'est l'appartement de mon directeur. Il est parti en France pour l'été et tous les employés de l'Office l'utilisent comme pied-à-terre lorsqu'ils passent à Montréal. Ça y est. Tu sais, c'est la première fois que je m'y arrête. Voilà pour le séchoir. Allez, donne-moi tes vêtements.
- Et je me promène tout nu dans l'appartement?
La jeune dame lui lança un drap de douche, se dirigea vers la cuisinette et fouilla dans le réfrigérateur. Éric sortit de la salle de bain emmaillotté comme un bébé naissant et se présenta dans la cuisinette. La jeune dame se mit à rire, ce qui l'insulta.
- Tu as faim? lança-t-elle. Non, ne te choque pas. Tu me fais rire, c'est tout.
- Et les cigarettes?
- Va voir dans mon sac, il y a un paquet. Je ne sais pas si tu aimes le tabac noir. Ce sont des Gitanes.
Éric ouvrit le sac, remarqua un porte-monnaie rempli de dollars de toutes les couleurs, hésita et revint avec les cigarettes.
- Combien as-tu pris? s'informa-t-elle, revenant de la salle de bain où elle avait mis le séchoir en marche.
- J'ai tout pris, répondit Éric en s'asseyant dans un salon aux couleurs bigarrées.
- Laisse-m'en un peu, je dois me rendre à Québec.
- Pour qui me prends-tu?
- Pour ce que tu es, jeune homme. D'abord, quel est ton nom? Moi, c'est Suzanne.
- Éric. Et c'est mon vrai nom.
- C'est juste pour éviter de s'appeler chose machin.
La belle étudiante qui devait avoir vingt ans, venait de fabriquer une espèce de breuvage composé de bière, de jus de tomate, de jus de citron et de deux ou trois coups de salière et poivrière. Elle offrit un grand verre à Éric et s'assit devant lui. Elle éclata de rire.
- Si je te disais que je suis un clown, tu me croirais, risqua Éric qui avait un peu de difficulté à s'habituer aux rires de Suzanne.
- Non. J'imagine que tu es en fugue de quelque part et que tu cherches un endroit où t'abriter pour la nuit. Tu te demandes ce qu'une femme de vingt ans peut bien te vouloir, si elle n'a pas des idées derrière la tête et comment se terminera ta soirée.
- Tu es aussi vite qu'un éducateur à mon centre.
- J'aimerais bien faire un dessin de toi, si tu me le permets. C'est ce que je fais actuellement comme études.
- Je n'ai pas une tête à dessin.
Suzanne, ne l'écoutant déjà plus, sortit de l'appartement pour y revenir quelques instants après, une grande sacoche à la main qu'elle ouvrit et plaça droit devant un garçon pas à l'aise du tout.
Ses mains, avec des gestes amples, traçaient de grandes lignes. Éric s'alluma une cigarette de tabac noir, s'étouffa pendant que l'artiste se remit à rire plus fort qu'avant.
Il dut rester immobile environ une heure. Le travail de la dessinatrice ne fut dérangé qu'une seule fois alors que le séchoir se mit à beugler. Suzanne revint avec les vêtements aussi secs qu'avant l'incident.
- Tu as bientôt fini?
- J'achève. Tes yeux sont difficiles à cerner.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Ils changent. Au début, ils étaient inquiets, éloignés mais au fur et à mesure, les voici plus doux, moins obscurs.
- J'ai toujours les mêmes yeux.
- Oui, mais ce qu'on y voit change. C'est ce que je veux dire.
Éric regardait cette femme qu'il trouva très belle. Concentrée sur son travail, elle ne remarqua pas à quel point Éric la dévisageait, la scrutait de la tête aux pieds. Parfois, son rire réapparaissait pour disparaître aussi vite.
Elle s'étira pour prendre une cigarette, l'alluma et la glissa entre les lèvres d'Éric. Même stratagème pour elle.
Éric demanda s'il pouvait se rhabiller. Elle en profita pour refaire des liqueurs et prépara deux sandwiches avec des restants qui dormaient dans le frigo.
Il revint, fit une boule du drap de bain et s'écrasa dans le coin du divan. Suzanne lui fit remarquer qu'il était tard et qu'elle devait se coucher devant reprendre la route tôt le lendemain matin.
- Tu ne finis pas le portrait?
- Je ne les finis jamais.
- Pourquoi?
- La vie s'en charge.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Ce que je vois de toi n'est que passager. Déjà, demain, tu seras un autre. Notre rencontre aura changé tes yeux. Je ne sais pas ce qui arrivera de ce qu'il y a derrière tes yeux.
Éric était bien avec elle. Sa voix, si douce, coulait vers lui comme une brise dans le soir et lui faisait du bien. Jamais de sa vie il n'aurait cru être au chaud comme il l'était maintenant. En lui, jaillissaient des parfums de soleil et des nourritures légères.
- Comment on fait pour changer ce qu'il y a derrière les yeux?
- Ça, je ne le sais pas. Moi, comme artiste, je regarde, j'observe. Jamais je ne juge. La lumière du matin accrochée à un arbre n'est pas du tout la même que celle qui se faufile le soir entre les branches. Il y a tellement de gens qui s'imaginent posséder les réponses aux questions que l'on se pose; moi, je ne perds pas mon temps avec cela. J'aime mieux regarder ce qui s'arrête devant moi, que ce soit des gens ou des choses. Tenter de les immortaliser sur une feuille, laisser le temps les modifier, les changer selon le vent, la lumière, l'odeur.
- C'est...
- Il n'y a que ce qui se pose devant nous et qui essaie tant bien que mal d'avoir du sens. Prends tes yeux. Si je les dessinais une autre fois, sans doute seraient-ils autre chose que ce soir.
- Est-ce que je peux voir?
- Peut-être que tu ne te reconnaîtras pas.
- Si c'est moi, je vais bien me reconnaître.
- Pas certaine. Ce que j'ai dessiné c'est ce que moi je vois. Je ne sais pas ce que tu vois de toi.
Éric l'écoutait. L'émotion montait en lui. Dans son cerveau habitué à des ramassis de couleurs artificielles, à des images irréelles et des odeurs bizarres, dans ce cerveau d'habitude pressé de passer à autre chose, s'installait le calme comme jamais il n'en avait connu auparavant. Cette femme lui offrait un spectacle comme il n'avait jamais imaginé en voir un.
- Mais ce n'est pas moi de tout! s'écria Éric décontenancé.
Il tenait au bout des ses bras un carton rigide sur lequel des lignes tracées au plomb se rejoignaient laissant voir un visage, le sien, qu'il ne reconnaissait pas.
- C'est ce que moi je vois de toi, poursuivit Suzanne en s'allumant une cigarette. On peut regarder les gens de bien des façons: d'une manière statique comme sur une photographie; comme l'avenir nous les montrera ou finalement, on peut poser sur eux une interrogation et laisser glisser une réponse par notre crayon.
- Je peux le garder?
- Non. Tu viens d'en prendre une image qui se logera dans ton esprit et y restera. Tu n'as pas besoin de conserver ce carton pour savoir qui tu seras.
Éric ne pouvait cesser de scruter son regard. Il n'arrivait pas non plus à comprendre ce qu'il y voyait. Il comprit par les paroles de Suzanne que cela n'avait aucune importance, l'essentiel étant de savoir que nos yeux nous leurrent et que notre imagination devrait nous guider.
Ce souvenir, le plus beau de sa vie, aujourd'hui lui revenait. Il aimait ramener à son esprit ce dessin, la douce voix de Suzanne qu'il ne reverrait jamais plus. Il comprit ce qu'elle lui avait dit ce soir-là.
Patrice entra dans la pièce avec du café chaud qui l'emplit d'une odeur de cuisine familiale. Il lança dans la direction d'Éric un paquet de cigarettes, les plus fortes et sans bout-filtre. Celui-ci laisssa tomber ses deux autres couvertures, se leva et s'alluma.
- Merci, dit doucement le fugitif en direction de Patrice qui s'étendait sur le lit. Celui-ci récupéra le cahier en cuir noir que madame Yann Ik lui avait remis et lentement, tourna les pages sans se préoccuper d'Éric qui s'installait au pied du lit.
Éric examinait le cahier noir et crut le reconnaître. Allait-il un jour en savoir plus long sur son contenu?
- Encore le nez dans ton cahier?
- Ce n'est pas le même.
- Ça lui ressemble.
Patrice sortit l'ancien. Les deux étaient similaires sauf que le dernier arrivé apparaissait plus épais.
- Tu t'assois, Éric, et je te raconte toute l'histoire.
Patrice enroula son oreiller derrière la tête et dévoila à son compagnon de fortune ce qui l'avait amené à Toronto. Parfois, il se soulevait pour ouvrir l'un ou l'autre des deux cahiers afin d'illustrer ce qu'il disait par un document quelconque.
Ce qu'Éric aimait de Patrice ressemblait à ce qu'il avait trouvé chez Suzanne, c'est-à-dire la façon qu'ils avaient tous les deux de ne pas faire de drame et d'expliquer les choses en regardant vers l'avenir. Ils en avaient tous les deux le sens. Le passé était un guide, le présent, un moyen d'accélérer notre connaissance de soi et des événements. Ils avaient confiance tous les deux dans l'intelligence des gens et présentaient la réalité en couleurs sobres, sans l'exagérer ni la diminuer.
- Un jour, Patrice, je vais te raconter moi aussi une histoire.
- Peut-être que ce jour-là, tu n'auras plus besoin de la raconter.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Un maître de Zen japonais a déjà dit un jour: «De toutes choses, il ne faut ni courir après ni s'en échapper.»
Un profond silence emplit la chambre. Patrice fixait le plafond. Éric reprit son fauteuil près de la fenêtre, cigarette aux doigts.
- Crois-tu que le Dodge cherche à me retrouver?
- Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des gens, expliqua Patrice.
- S'il me retrouvait, j'aurais le même sort que Steve?
- Possible!
Éric se disait qu'une bonne partie de sa vie se résumait entre la fugue et les barreaux. Jamais il n'avait envisagé la vie autrement. Les deux le sécurisaient mais le ramenaient au même point, si loin de son imagination, si loin de ce qu'il pouvait être.
- J'ai faim.
Patrice repoussa les deux cahiers de cuir noir vers la table de nuit.
- Ton voyage à Vancouver, c'est en camionnette?
- Non, pas cette fois-ci.