jeudi 4 août 2016

- S P É C I A L E - Eudore Bergeron

Eudore  
et  
Coburn Gore

Première Partie 
J.Eudore BERGERON

Eudore Bergeron, mon grand-père maternel, est décédé il y a 45 ans, le 13 mai 1971. C'est 130 ans qu'il aurait eu ce 4 août 2016. Il a fait fortune, l'a perdue puis retrouvée en commercialisant la margarine, parmi les premiers au Canada.  Auparavant il était beurrier. Ses études - à l'époque une école de laiterie avait pignon sur rue à Saint-Hyacinthe, peut-être y alla-t-il? - furent payées par un curé -    Une anecdote au sujet de sa faillite: une fois qu'il eut la tête  sortie de l'eau et vaincu une dépression, il s'est empressé de rembourser tous ceux qui avaient perdu de l'argent à cause de lui.

Sachant à peine lire, il arrivait à écrire son nom, guère plus. Eudore n'avait pas le sens des affaires scolaires; pour les affaires commerciales, un génie! Il sentait là où niche le profit. C'est par lui-même que mon grand-père Eudore s'est enrichi, personne devant lui pour indiquer la route à suivre, les écueils à éviter. Il aura su éviter les embûches que certains mirent devant lui.

Eudore a été riche, très riche même mais il se plaisait à répéter que sa plus grande fortune était sa femme, Rose-Anna,
la belle Rose-Anna qu'il a vénérée, adorée  durant près de 60 ans. Une autre femme importante pour Eudore, celle que l'on surnommait amoureusement Memère Hardy, la maman de Rose-Anna. Et ses dix-sept enfants dont quinze vivants, se plaisait-il à dire à l'époque où je l'ai connu.

Le travail, de l'aurore à la nuit, aura été sa religion. Il détestait, exécrait même la paresse et le farniente. Un homme se bâtit par l'ouvrage. Une femme, par les enfants et le fait de s'occuper de la maison au sens large du terme. Sauf que pour l'adorée, Rose-Anna, il souhaitait qu'elle conserva cette noblesse, celle des Châtillon de France, qu'elle portait telle une princesse. Une reine.

Tant de fois, et je le revois encore assis au bout de la grande table dans la cuisine surchauffée sise à l'étage de la beurrerie que l'on appelait ainsi, alors que dans les faits on y fabriquait de la margarine, le ''spread''... sans doute en lien avec l'idée de ''tartiner''. Il contemplait sa Rose-Anna, assise à l'autre extrémité, ne lui faisant pas face laissant Lucienne, la plus âgée des filles Bergeron, le soin d'équilibrer la tablée. Il y avait tant d'amour dans ses yeux.

Eudore aura vécu une partie du 19e et du 20e siècle, connu deux guerres mondiales sans y participer, animé par toutes la caractéristiques qu'habituellement on attribue aux ''conservateurs'', aux valeurs conservatrices: l'ordre, le mérite, la sécurité, la tradition, la préférence pour le concret plus que pour l'abstrait, le particulier plus que le général, la famille, la puissance davantage que la connaissance. Tout Duplessis quoi!

Souvent colérique, après tout il est né sous le signe du Lion, mais sans esclandres. Son sacre, Bout de blasphème!, annonçait du très sérieux. Rose-Anna, surtout Lucienne, toutes deux réunies parvenaient à le calmer. Il allait alors s'étendre sur le sofa en cuir brun de la cuisine, les deux femmes sachant très bien qu'il s'en relèverait légèrement calmé... mais jamais complètement apaisé.

Il vouait à ses enfants une admiration sans bornes, surtout ceux qui avaient du caractère et... qui l'écoutaient. Il ne tolérait pas la résistance à son autorité dont, j'en suis certain, il croyait lui avoir été léguée par Dieu. L'autorité paternelle était synonyme, pour Eudore, d'autorité divine. N'était pas né et loin de l'être celui ou celle qui aurait pu ébranler cette croyance. Sauf que le temps, la sagesse peut-être, allait l'assouplir.

Je parle d'Eudore mais dans le tous-les-jours il répondait au nom de J. E. Bergeron: le ''J'' étant le traditionnel Joseph que tous les enfants baptisés recevaient à l'époque. Sa compagnie éponyme: J.E. Bergeron et Fils Limitée. Sise à Bromptonville à quelques petits kilomètres de Sherbrooke en Estrie, rue Saint-Jean-Baptiste.

Eudore est donc né le 4 août 1886, décédé le 13 mai 1971. Je l'ai connu l'espace d'une vingtaine d'années. À titre de filleul, j'eus droit, le privilège devrais-je plutôt dire, de voir mes études entièrement payées par lui. Il ne croyait pas tellement à la scolarisation; ses diverses expériences de ''payeur d'études'' furent plutôt désastreuses. En fait, aucun de mes cousins n'ayant pu lui présenter un diplôme de quelque école que ce fût. J'allais, en 1969, lui remettre entre les mains mon baccalauréat en pédagogie.

Avant d'aborder ce moment resté imprimé dans mon esprit de manière indélébile, une petite anecdote qui vous montrera à quel point payer pour des études le rendait hésitant mais respectueux d'honorer sa décision de le faire. 

À l'École normale des hommes (rue Jolliet à Sherbrooke), je vivais en résidence. Une sorte de ''tout inclus'': chambre, cafétéria, études. Lorsque prise la décision de déménager nos pénates à l'Université de Sherbrooke, la situation changea. Il me fallut trouver un appartement. Tante Lucienne et moi en visitèrent quelques-uns avant d'établir mes quartiers généraux sur la rue Montréal. Une chambre et une salle de bains, pas de cuisine. Eudore, en homme pragmatique, décida de rencontrer monsieur Paul Lussier qui alors exploitait la grande cafétéria de l'Université. Il s'entendit avec lui: j'allais recevoir une liasse de billets que j'échangerais à la cafétéria contre un repas. Comme de raison, la liasse comprenait la quantité exacte de tickets équivalant au nombre de repas hebdomadaires. Eudore passait toutes les semaines pour régler la facture. Vous imaginez bien que j'étais le seul à bénéficier d'un tel traitement qui me valut quelques bonnes blagues de la part de confrères et consoeurs...

 Je tairai ces quatre années universitaires (Université de Sherbrooke pour laquelle dans un élan philanthropique il avait généreusement contribué à la fondation) qui furent remplies de plusieurs tours de passe-passe orchestrés par Lucienne, mon extraordinaire tutélaire.
Tante Lucienne, fière comme pas une, avait reçu mon diplôme avec beaucoup d'émotion. Elle me suggéra d'attendre le bon moment pour le présenter à un Eudore usé par le temps et dont il fallait ménager les coups d'émotion. Le temps venu, Lucienne ayant habilement préparé le terrain, je me présentai à lui. Il venait tout juste de se réveiller, confortablement étendu sur ce divan de cuir de la cuisine. 

Le sourire d'Eudore a toujours été énigmatique. Il émergeait de sa bouche un rictus à la fois doux et narquois. Ses yeux ne laissaient rien transparaître même si parfois, remplis de larmes décolorant leur texture, s'en dégageait une formidable sensibilité.

Je lui remis le document officiel attestant la fin de mon parcours couronné de succès. Il se taisait. Le sceau doré semblait le fasciner, ça se voyait. Il me jeta un regard oblique, me tendit sa main veineuse, chétive. Il dit:   ''Avec ce papier-là, tu peux enseigner?'' J'avais en tête une requête. Tante Lucienne m'avait conseillé de ne pas la lui présenter d'entrée de jeu, voir sa réaction puis, délicatement, sortir le chat du sac.

Il aura fallu quelques jours avant que nous fussions en mesure, lui et moi, d'aller plus loin que le papier officiel de l'Université. À cette époque, les directions générales des commissions scolaires arpentaient les universités pour y recruter de nouveaux enseignant(e)s. Nous sommes en 1969, la réforme scolaire qui suivit le Rapport Parent allait bon train et on manquait d'enseignants partout sur le territoire. 

Les deux dernières années passées à l'U de S (Université de Sherbrooke), sans qu'Eudore ne soit mis au courant car, me disait Lucienne, il aurait manifesté son désaccord, j'étais président de l'association étudiante. Un mandat fort chargé en raison du fait que le Ministère de l'Éducation, mettant la clef dans la boîte des écoles normales, intégrait tous les étudiant(e)s dans les facultés universitaires. Ce fut à Sherbrooke une ère... difficile.

La manière dont était gérée l'École Normale datait du siècle dernier (XXième). La mainmise des responsables de la formation des enseignants (autant chez les hommes que chez les femmes) calquait davantage le style des communautés religieuses que celle qui prévalait dans les facultés des Sciences de l'Éducation. Les relations entre Monsieur Richard Joly (recteur de la faculté des Sciences de l'Éducation de 1968 à 1972) et Monseigneur Maurice O'Bready (principal à l'École Normale) étaient excellentes. L'illustre Monseigneur voyait dans l'arrivée des Normaliens à l'université un grand pas pour l'éducation.   Monseigneur O'Bready a été un des fondateurs de l'Université de Sherbrooke. La grande salle de spectacle de l'Université porte son nom, un hommage fort bien mérité. 

Ce ne fut pas aussi facile du côté des différents responsables pédagogiques de l'École normale qui voyaient le tout d'une autre façon. Tout ce brouhaha rejaillissait sur nous, étudiants pris entre deux feux. Heureusement, le modernisme l'emporta sur ce que je pourrais appeler l'archaïsme.

J'en discutais avec ma tante Lucienne, Elle suivait de près la situation me conseillant toujours de n'en point parler avec mon grand-père qui aurait été choqué par mon engagement auprès de l'association. Je marchais donc sur des oeufs... Il a toujours soutenu que l'on ne peut courir deux lièvres à la fois.

La diplomatie et l'influence de Mgr O'Bready firent que nous fûmes (Normaliens devenus Universitaires) intégrés de manière disons... correcte. Sans plus. Mes responsabilités à l'association devinrent, du coup, complexes. C'était comme si nous sortions d'un cocon bien ouaté pour nous joindre à un univers plus dynamique, plus engagé, plus aérien.

Je me suis beaucoup investi dans cette tâche. Pierre-Marc Johnson, alors président de l'Association des Étudiants de l'Université de Sherbrooke, facilita bien des choses.

Au cours de ces deux années (1967-1969), Eudore répétait avec fierté que son petit-fils étudiait à l'Université, qu'il allait devenir, tout comme le fut son père Gérard, professeur. Le terme avait pourtant changé. Nous serions des enseignants, le titre professeur demeurant réservé à ceux de l'Université et des CEGEP qui alors pointaient leur nez dans le décor.

Eudore, au volant de sa Cadillac, venait occasionnellement me reconduire sur la rue Montréal où j'avais ma chambre, laissant le soin à Lucienne de me déposer, sous les regards moqueurs de mes confrères et consoeurs, sur l'agora de l'Université. Après quelques mois, c'est elle qui fut chargée de régler les comptes avec la cafétéria de Paul Lussier. J'avais droit à ce traitement de faveur alors qu'une fin de semaine sur deux je me rendais à Bromptonville. Le lundi matin on me ramenait à l'Université ou je sautais dans le bus.

Je reviens donc sur la suite de la remise du diplôme à Eudore, ayant, sur les conseils de tante Lucienne, attendu quelques jours. Avant de repartir vers Saint-Hyacinthe pour un emploi d'été, je demandai à mon grand-père s'il acceptait de financer mes études vers la licence en Français. Le terme ne lui disait rien. Je lui expliquai. Je le revois encore réfléchir. Ça roulait vite dans cette tête! Il me dit:   ''Tu m'as dit que pouvais travailler avec ton papier?'' J'acquiesçai.   ''Alors mon gars, va travailler.'' Mon sort universitaire était scellé. J'avoue, par la suite, qu'il a eu raison. Les différentes conventions collectives négociées avec le gouvernement avaient instauré le régime ''scolarité/expérience'' de sorte qu'à l'usage je fus gagnant. Engagé par la Commission Scolaire Régionale de l'Yamaska, je me suis inscrit à l'Université du Québec à Trois-Rivières afin d'y poursuivre un baccalauréat d'enseignement en adaptation scolaire.

Jamais je ne lui aurai révélé que durant toutes ces années - seule tante Lucienne était au courant - les étudiants présentant un bulletin officiel de l'École normale ou de la Faculté de l'Éducation avec une note A, leurs frais d'études étaient remboursés. Donc, Eudore n'aura payé mes études qu'indirectement, en acquittant le loyer et les frais afférents. Tante Lucienne à qui je remettais le chèque du gouvernement, me le remettais illico.

Voilà donc pour ce souvenir que je conserve de mon grand-père Eudore. Avant son décès, en mai 1971, durant ma seconde année d'enseignement, je ne l'aurai que trop peu revu. On excuse si facilement nos absences par des obligations de toutes sortes. Lorsqu'on m'a appelé, j'étais en classe à ce moment, pour m'annoncer que son état s'aggravait considérablement, je pris la route vers Bromptonville. Dans ma tête remuaient une multitude d'images. Son regard, celui qui venait de loin et allait si creux en toi, je ne l'ai plus croisé. Mon frère Jacques assumait une présence auprès de lui jusqu'à la fin de son agonie.
Cousine Danielle Bergeron que je remercie pour son aide dans la rédaction de ces textes, me rappelle qu'au moment du décès d'Eudore, alors que plusieurs personnes s'y trouvaient, tante Lucienne l'a forcée à fermer les yeux de son grand-père. Jeune encore, ce fut pour elle une expérience qui l'a surprise au point qu'elle s'est enfuie, manquant renverser le Dr Caron qui montait le grand escalier de la beurrerie, l'apostrophant d'un - ''Vous arrivez trop tard!''  Danielle dira par la suite que cela lui aura permis d'accompagner son père, Philippe, jusqu'aux portes de la mort.

Nous étions donc plusieurs dans la chambre du fond; celle qui fait face de celle de tante Lucienne, auparavant celle de Philippe et Bérengère. Grand-maman Rose-Anna, agenouillée au pied du lit, tenant la main d'Eudore, ne pleurait pas encore. Au dernier souffle, celui qui s'en va avec la vie, elle éclata. Je me souviens de ce qu'elle murmurait d'abord, puis criait pas la suite:   ''Mon mari, mon mari.''

Sur le coup, je ne compris pas. Pourquoi n'a-t-elle pas utilisé le prénom de son mari? Cette question, je l'enfouis en moi-même trop occupé à voir, pour la première fois, quelqu'un passer de vie à trépas.

À suivre

Eudore lors du mariage de Monique, la plus jeune des filles Bergeron.


* Je tiens à remercier cousine Danielle pour l'apport à ce texte par ses souvenirs et anecdotes, ainsi que cousin Yves pour les photos d'archives que je continuerai d'utiliser dans les trois prochains textes à venir
 









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