mardi 13 décembre 2005

Le cinquante-cinquième saut de crapaud

… la suite…

L’entente, secrète vous vous en doutez bien, liant le chanoine Boudreau et Arthur, contenait une clause prévoyant qu’au décès du curé, le bedeau devait faire disparaître toute trace visible et invisible de leurs occupations prohibées. Ce qui explique l’absence de l’un au départ de l’autre vers l’éternel.

L’alambic, il faut bien appeler les choses par leur nom, et ici il serait préférable que les âmes fragiles reconnaissent la faiblesse humaine en tout être, prêtre ou non, était situé… sous l’église. J’entends déjà les oh! et les ah!, les cela-ne-se-peut-pas, les voyons-donc-vous-en-mettez-pas-mal tout cela en écho aux hurlements de vos scrupules. Mais, vous venez d’entendre la vérité la plus liquide qui soit. J’éviterai de vous décrire la honte des paroissiens alors que l’on sortait tout le gréement indispensable à la fabrication d’un scotch d’une qualité hors pair, en plus des odeurs spiritueuses répandues sur tout le village, de l’incrédule je-m’en-doutais-bien circulant d’une maison à l’autre.

Les contacts d’Arthur lui avaient permis d’installer le tout sans que personne ne puisse s’en douter. Également, n’oublions pas que nous sommes à la fin des années 1960 lorsque le stratagème fut mis en branle, mais et je dirais surtout, ces relations, américaines pour plusieurs, offrirent au bedeau le plus moderne du moderne quant au procédé de distillation, la façon d’éviter que les alcools répandent leurs juteuses odeurs juste au-dessus soit en plein dans l’église.

Le chanoine Boudreau, fin connaisseur en ce qui a trait aux circonvolutions de l’âme humaine, apprit rapidement que la curiosité lorsqu’on l’adopte pour soi, évite qu’elle ne se retourne contre son auteur. De sorte qu’il avait organisé tout un système que l’on pourrait qualifier d’espionnage, si vous me passez l’expression, dont Arthur était l’exécutant numéro un. Résultat : toute l’affaire tenue sous cape ne fut mise au jour que plusieurs semaines après sa mort.

Arthur se devait de vivre à l’air nocturne afin de rentabiliser l’opération qui connut ses heures de gloire étendues sur près de dix ans. Cela lui permit des voyages à Québec, un approvisionnement illimité en scotch de première bouteille et un réseau par lequel il refilait également ses poissons et son gibier. Ça fonctionnait sur des roulettes.

Tout système finit par rouiller à un moment donné. Même la concentration d’alcool dans le liquide illicite ne réussit pas à empêcher le phénomène des cloches qui se mirent, à tout moment et trop souvent pour rien, à hurler d’elles-mêmes. Tant et si bien qu’à la longue, les paroissiens réussirent à les oublier, à ne plus les entendre tellement, et de jour et de nuit, le tintamarre à décrocher les tympans des oreilles se faisait omniprésent. L’explication, c’est le chanoine lui-même, en chair, le dimanche où il bénissait marins et bateaux à la veille de leur départ pour la pêche, qui dut la fournir. Le système électrique activant la sonnerie était défectueux. Les techniciens devant le réparer se faisait attendre. À moins d’organiser une collecte spéciale pouvant accélérer leur venue, on devrait s’habituer aux cloches folles. Point sensible que celui de l’argent, on accepta donc cette noèse, le curé sortant des grands mots pour mieux appuyer son argumentation. Certains comprirent noise, donc tout était correct. Les plus forts en imagination lancèrent à la blague, mais cela s’incrusta dans le vocabulaire de la région, que le clocher était hanté. Le fantôme de l’Anse-au-Griffon venait de naître et logerait dans l’aiguille de l’église.

Il fallait aussi un endroit sûr afin d’entreposer le précieux liquide. Le vide sanitaire sous la maison de Dieu, c’était commode pour distiller mais comme entrepôt, nul. Un hangar extérieur, beaucoup trop à la vue. La solution vint du bedeau. Elle fit frémir le chanoine. Pourquoi pas dans le cimetière? Avant d’accepter un tel lieu de dépôt, le curé envisagea bien d’autres hypothèses mais dut se résigner, ayant compris que le cimetière, géographiquement, s’avérait une excellente cache. D’autant plus qu’on s’y rendait plutôt rarement et qu’en de telles occasions, l’esprit était ailleurs qu’à la recherche de boisson… de bière peut-être, mais le curé n’avait pas songé à ce jeu de mot… Le charnier fut donc chargé, puis cadenassé.

Je vous avais prévenu, hier, dans le cinquante-quatrième saut de crapaud, que les histoires de fantôme, comme dans les trucs des magiciens, alors qu’on en dévoile les dessous, que l’on tire sur la cape blanche qui les habille et leur donne cette luminosité spécifique, une légère déception nous habite. AH! OUH!, vous entends-je hululer à la lune… Mais, ici, nous sommes dans du sérieux.

Notre grand-père, témoin de l’histoire et narrateur fantôme, fut aussi surpris que vous le serez sans doute, lorsqu’enfin, nous apprendrons ce qu’Arthur lui-même ne sut jamais, sauf à ce moment pénible de sa vie où devant retourner sous l’église afin de faire disparaître l’architecture de leur complot, ne négligeant pas les efforts à camoufler sa présence aux yeux des dames de Sainte-Anne qui, semble-t-il, héritèrent de la curiosité du chanoine.

…à suivre…

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