dimanche 22 janvier 2006

Le soixante-dix-septième saut de crapaud


..la suite…

Tout le village se retrouva dehors…

La disparition de la famille Lacasse prenait plus de place encore dans l’espace manquant qui aurait pu lui être réservé. Mais le temps n’était pas aux larmes et au deuil. Les maisons détruites, squelettes rongés, desquelles s’élevaient en se tortillant des volutes de fumée grise, macabrement stylisées, présentaient aux yeux de tous le message de la désolation.

Au loin, la mer. On la voyait bien dans cette fin de nuit entre les oriflammes que les nuages brutalement charriés par le vent meurtrier tenaient dans leurs bras insouciants. La nature offrait aux villageois un spectacle ahurissant, d’apocalypse.

Dire combien ils étaient, décrire l’état paniqué dans lequel ils se retrouvaient, cela relève de l’impossible. Tous les mots contenus dans l’abécédaire de l’affolement s’avèrent vides de sens devant ce déchaînement explosif. Les marins à la peau de sel, les bûcherons écorchés par les copeaux, les agriculteurs fatigués par les saisons, les mères en couches, les enfants qui brutalement sortaient de leur ingénuité et les autres, tous les autres, puisant loin dans leurs drames personnels, aucun n’arrivait à se prémunir contre cette décharge massive de malheur. Leur capacité d’adaptation se voyait fouettée par cette mécanique huilée par une main folle.

Comme il est étrange de voir surgir dans les situations désespérées, comme puisé au plus profond de notre humanité, étoile tombée de l’univers et qui s’ennuie, un regain, léger et ténu d’abord, puissant et illogique après, ce regain de la volonté de vivre. La vie, pas le contraire de la mort, pas l’antithèse du sang et du souffle, mais la vie dans toute sa couleur, celle qui sait jouer avec les nuances, qui ne se drape pas dans le noir ou le blanc.

C’est ce qui allait les sauver. La vie. Aussi éternelle que le feu, aussi durable que la mer, abrupte comme la montagne. Celle dont ils se savaient porteurs, pour eux et pour les autres. Pour eux, d’abord car la vie est égoïste. Installée en nous, elle germe. Mais elle ne veut rien dire sans celle des autres. C’est dans la multiplication des vies qu’elle prend tout son sens… Autrement, c’est inutile et désertique.

Émile exposa le plan de monsieur Épelgiag. Comme celui-ci l’avait annoncé, le piège était d’une grande simplicité. De celle des géants. De celle qui réunit et soude.

- Monsieur Épelgiag propose que nous fassions une grande chaîne afin de bloquer l’avance du vent qui devrait se mettre à changer de bord d’ici quelques heures. Il dit connaître son orientation. Nous devons le croire.

Dans une unanimité ressemblant à celle qu’observent tous les marins à bord d’un bateau en pleine tempête, réceptifs aux ordres du capitaine, on vit se déployer à l’inverse du vent une gigantesque chaîne humaine que formèrent des mains refermées les unes dans les autres.

De l’ultime manœuvre qui n’étouffa pas les élans du feu que poussait le vent, de cette colonne immobile circulait une énergie. De l’homme à la femme, à l’enfant puis à l’autre et encore un autre, telle une statue que l’on érigeait fébrilement, sur laquelle, ensemble, on écrivait en lettres de sueur les mots indélébiles de leur foi. Ils croyaient, minute après minute, que dans leurs yeux se lisait leur défiance à la mort.

Puis le vent tourna. Dans un élan formidable, comme catapulté par la vengeance, il se dirigea vers les enchaînés. Les frappant. Quelques-uns tombaient puis se relevaient. Les écorchant de coups sournois. On résistait. Devant eux, ainsi que dans un foyer que l’on cesse de nourrir, les flammes s’étouffaient. Un rebondissement ou deux. Le vent reprenait de la vigueur tel un enragé les défiant. La force de leurs mains jointes s’en trouvait décuplée.

Durant des heures, grand-père nous dira plus tard que cela s’étendit jusqu’à la fin de l’après-midi, les pieds fixés au sol, celui qui leur appartenait et que rien ne saurait leur arracher, les villageois ne bougèrent pas d’un pouce.

Le vent se calma. Et comme s’il voulait se faire pardonner son indomptable furie, se transforma en une brise qui appela la neige. Celle-ci tomba sur eux comme un baume. Leurs pieds se remirent à geler.

- Encore une heure, dit Émile après s’en être enquis auprès du Micmac.

Et cette heure fut de la couleur des fins d’après-midis de janvier, alors que les jours rallongent et que les nuits redeviennent... la nuit.

…à suivre…


l'oiseau

  L'OISEAU Un oiseau de proie patrouille sous les nuages effilochés plane aux abords du vent  oscille parfois puis se reprend agitant so...