mardi 5 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-HUIT (88)



Voici le deuxième épisode du récit Ils étaient six...


     


     (1a)  Ils sont six. Ivres. Statiques devant un kiosque où l'on vend des ballons multicolores. La vendeuse s'apprête à fermer boutique. Sent des regards dans son dos. Des oeillades entre six garçons immobiles sous la toile de son kiosque, sans doute. Ne sait pas encore qu'on lui parlera de rire. Mais elle flaire qu'on la lorgne. Ils la veulent.

La fille aux ballons multicolores n'a pas peur. Elle se sent seule. La fille aux ballons multicolores scrute autour d'elle. Tous les bazars sont fermés. Les employés, revenus à la maison. Son amie doit venir la rejoindre. Elle tarde à arriver. Les six garçons se taisent.

Ce n'est pas encore la nuit. Le soleil dort depuis quelques heures, caché derrière les montagnes. On peine à les imaginer. Le FanSiPan* est si loin. Fier, sa tête de brume doit percer les nuages. Son âme, aussi secrète que celle des six garçons. De la fille, peut-être.

Le plus âgé, alors que reculent les autres, s'approche de la fille au kangourou usé. -Tu viens rire avec nous? Son haleine pue la bière mêlée de nicotine. -J'attends mon amie. Elle ne sait pas comment le regarder. -Nous, on t'attend.

Il y a dans l'air, comme suspendu, un moment de silence. Sans couleurs. Sans odeurs. Sauf celles de la bière, de la nicotine. Des coeurs liés à ce silence comme un animal blessé. Rien ne brise le mystère. Celui du non-dit. Du répit des mots.

La fille baisse les yeux. Sent le piège se refermer autour d'elle.  Le plus âgé des six garçons la dévisage. L'examine. Se rassure de l'appui tacite des autres. Mesure le possible à venir. Insiste. Dans l'air, comme une augure. Elle suivra.



     (2a)  Ils sont six. Et une fille. Comme les premières notes de La lettre à Elise de Beethowen, tout  piétine. Fait du surplace alors que l'on marche vers  la pente. Six garçons, une fille. En route vers le lac.

Le groupe boite. Sans direction précise. Monteront-ils la pente pour ensuite la descendre? Est-ce cela rire un samedi soir? 

La fille, c'est Dep. Elle a quitté son village il y a quelques mois maintenant. Un oncle l'héberge. Propriétaire de la boutique de ballons. Elle y travaille toute la journée. Journée qui s'achève lorsque s'éteignent les lampadaires de la rue.

Sa mère, la veille du départ, lui a remis une paire de gants. Couleur beige.  ''Ce que sa mère souhaitait pour elle, très jeune déjà Dep avait découvert que rien ne pouvait en empêcher la réalisation. Mais pourquoi? Pourquoi tant s’acharner à la voir partir? Pourquoi lui avait-elle remis, en précisant de ne les porter qu’une fois arrivée là-bas, cette paire de gants de couleur beige? Ces gants qui la protégeraient du soleil, lui assurant de conserver la couleur blanche de sa peau de pêche; ces gants ayant appartenu à cette femme déterminée à voir changer les choses.''

Pour ne pas les tacher, Dep les porte rarement. Chaque fois qu'elle les enfile, les regarde, c'est sa mère qu'elle voit. À qui elle pense. Sa mère assise sur le petit balcon face à l'étang. Comme elle l'aime!

Dep, encadrée par trois garçons, et trois autres, qu'elle ne connaît pas. Ne sait seulement que tous les soirs, ils déambulent devant son kiosque. Y jettent des regards obliques. Le samedi, leur haleine de bière est plus forte que celle de la nicotine.

Dep espère l'arrivée de son amie. Elle aura été retardée. Le groupe s'est formé sans qu'elle puisse vraiment s'opposer. Elle fouille dans la poche de son kangourou. Le petit flacon de citronnelle s'y trouve. Elle le tient dans sa main comme une arme.



(3a) Ils sont six. Le plus âgé; le plus jeune. Des trois autres, un a le visage ravagé; celui que l'on surnomme, le nerveux; le plus petit, trapu, ralentit continuellement la marche; le dernier, grêle comme une pousse de bambou. Les xấu xí... laids.

Dep, belle... un lotus s'ouvrant à l'aube; une orchidée posée au rebord d'une fenêtre; une tubéreuse près de l'autel des ancêtres. Tout son corps respire la fraîcheur, celle de l'abricotier.

Du haut de la pente on aperçoit le lac. Dep songe à l'étang de son village. La main enserre la citronnelle. L'oncle lui a remis ce sachet comme en-cas. Contre les moustiques. La fièvre et la grippe. Contre le stress, aussi. Elle en inhale un bon coup avant de se coucher. Ça l'endort.

Dans l'atmosphère, une hésitation navigue sans pilote. Que faire devant une telle incertitude? Chacun, à sa propre façon, cherche ce que rire veut dire. Personne ne rit. Encore. On scrute le temps. On étudie la situation. En silence.

Le plus âgé et le plus jeune ceignent la fille au kangourou. Trio parmi les duos. Le visage ravagé et le nerveux s'échangent une cigarette. Bambou s'arrête, attend le trapu qui peine à suivre le clan.

On annonçait des averses. Il ne pleuvera pas. Il fera froid toutefois. La neige peut bien recouvrir Sapa. À sa guise. Hanoï est humide toutefois. Le lac est beau vu du haut de la pente.



(4a) Ils sont six garçons et une fille. Les xấu xí  et Dep. Pour chacun, rire prend un sens différent mais tourne autour du même sujet. Les mots ont cette facilité plurielle de dire tout sur rien, rien du tout. Dans le non-dit, la retenue, le sens devient caméléon. 

Dep ressent de la fatigue aux jambes. Avance vers le plus âgé: -Je vais rentrer à la maison. Sa voix chevrotante ne la rassure pas. -Tu ne restes pas avec nous. -Je veux rentrer à la maison. Le plus âgé s'arrête. Fixe son regard sur les seins de Dep. Regarde ses compagnons avec le sourire de celui qui connait la suite des choses.

Brutalement, le plus âgé invite le plus jeune à conduire les autres vers le café. Il restera seul avec la fille. Dep enserre la fiole de citronnelle. Tout son espoir y est enfermé.

Partent les cinq garçons. Ils claudiquent. L'azimut a bougé. Ils ne riront pas tous les six. Et la fille. Le plus âgé en a décidé ainsi. On ne désobéit pas au plus âgé.

Parfois, un des cinq se retournent. Ils remontent la pente. Les ballons sont crevés. On ne verra pas les seins de la fille, si rire signifiait voir les seins de la fille. Le kangourou troué s'accrochera à la patère du plus âgé. Que des images pour les autres. Une fille devenue avatar.

Le plus âgé tend la main vers Dep. Elle cache la deuxième dans la poche de son kangourou troué. Ses dix doigts sur sa lampe d'Alladin. La frotte délicatement. Ses yeux, ceux de la fille, transpercent ceux du garçon. Lui si laid, le devient davantage. 


* Le mont FanSiPan (Phan Xi Păng) est une montagne située au nord-ouest du Vietnam dans la province de Laò Cai où se trouve Sa Pa. Haute de 3143 mètres, elle le toît du Vietnam, la plus haute de toute l'Indochine.




À suivre














l'oiseau

  L'OISEAU Un oiseau de proie patrouille sous les nuages effilochés plane aux abords du vent  oscille parfois puis se reprend agitant so...