jeudi 6 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE-DEUX) 32


      h1)       la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons

La piste s’appelait Trẻ (le plus jeune). Debout sous la pergola à l’entrée de la terrasse, immobile, l’air affamé autant qu’à sa première rencontre avec l’étranger au sac de cuir qui l’invita à s’approcher. Le malaise chez Tùm (le trapu) ne faisait aucun doute.

– Tu as mangé ce matin? demanda Daniel Bloch.
– Pas encore.

Le garçon de table apporta la carte, attendant le choix du plus jeune, droit comme au garde-à-vous. Les feuilles chuintaient dans les arbres au rythme de celles du menu.

– Il me semble que quelque chose vous lie tous les deux.
– Vous avez raison, répondit le musicien. Je vais l’expliquer. C’est simple, vous verrez.

Depuis son départ du quartier, il y de cela maintenant quelques mois, Trẻ (le plus jeune), pour survivre, a fait tous les petits métiers autour du Lac Hoan Kiem: vendeur de babioles, guide pour touristes égarés, balayeur de rue, et on en passe. Rapidement il s’aperçut que cela ne procurait pas l’argent nécessaire pour se loger, se vêtir et se nourrir. Tous les deux jours, croisant Tùm (le trapu) en chemin vers ses cours de flûte, il lui empruntait quelques dongs, certain de ne pouvoir les lui remettre. Toujours il refusait la proposition du musicien de rentrer à la maison, reprendre son boulot au chantier. Pas question d’ajouter à la honte dont il avait éclaboussé sa famille. Refusait aussi de parler de l’événement qui fit disparaître celui qu’il considérait comme son propre frère. Il assumerait sa vie de sans-logis, de sans demeure fixe, d’apatride,

La déveine agrafée à lui devint une poisse dont il croyait impossible de se débarrasser. Un jour sans date, sans rien qui n’annonça quoi que ce soit, Trẻ (le plus jeune) croisa une femme, à l’évidence égarée dans le Vieux Quartier de Hanoï. Il lui proposa de la reconduire à son hôtel. Elle accepta et l’invita à dîner. Cette dame voyageait seule. Originaire de Pologne, elle se débrouillait en anglais mais pour le vietnamien elle devait avoir recours à un traducteur en application sur son portable. Après leur repas dans un restaurant de rue, ils se quittèrent à la porte de son immeuble cinq étoiles. S’il était disponible le lendemain, elle accepterait de défrayer sa journée en échange d’une visite des principaux endroits susceptibles d’intéresser la touriste qu’elle était. Il accepta.

Auprès d’elle, il côtoya de grands restaurants, visita des musées, se promena un peu partout dans Hanoï qu’il apprenait à mieux connaître. Il refusa toutefois de monter la pente menant au lieu où vivaient ses parents. Il prit goût à ce style de vie. À son départ de la capitale du Vietnam, la dame lui remit une coquette somme d’argent. Dans les jours qui suivirent, il croisa Tùm (le trapu) qui le mit au courant des derniers développements dans son ancien secteur. Cette conversation raviva certains souvenirs dont celui-ci : l’oncle de Dep cachait une bonne quantité de dongs à la maison. Un matin, s’étant assuré de ne pas être vu et une fois la jeune fille en route vers le kiosque de ballons, il entra subrepticement chez l’oncle. Surpris, le vieil homme, cherchant à le faire fuir, fut pris d’une syncope. Il s’effondra sur le divan. Le plus jeune fouilla la maison, découvrit la cachette et à l’aide d’un poignard força un tiroir pour s’enfuir avec la forte somme qui s’y trouvait dissimulée. On connaît la suite.



     h2)      la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons



Trẻ (le plus jeune) devint rapidement un excellent voleur à la tire. Les touristes se croient invulnérables; n’imaginant pas se faire piquer ou escroquer, ils délaissent les mesures élémentaires de sécurité devenant ainsi des proies faciles. Perverti à ce jeu, il devint en peu de temps un habile filou. Tùm (le trapu) ne reconnaissait plus celui qui, depuis tout jeune, depuis toujours, fut un modèle d’honnêteté, de fidélité et de franche naïveté. Il se mit à le craindre sans toutefois être en mesure de cesser de le fréquenter. Son affection ne trouva pas chez lui l’accueil espéré, mais il demeurait habité par une impossibilité quasi physique de s’en éloigner. Le plus jeune bascula. L’argent, facilement gagné, ajouté au fort montant dérobé chez l’oncle de Dep l’entraîna vers les drogues dures. De sorte qu’en très peu de temps – en plus de tout perdre – il mit à ses trousses des revendeurs fort peu recommandables. La seule ressource qui lui restait : le musicien.

Daniel Bloch, fixait son regard sur le toxicomane dévorant sa côtelette de porc. Il interrogea Tùm (le trapu) :
– Est-ce là le seul lien qui vous rattache?

Le garçon de table boiteux renouvela café et smoothie, puis déposa une autre assiette devant le plus jeune qui prit la parole :
– Je ne vous ai croisé qu’une seule fois, monsieur, c’était lors de circonstances tragiques. Difficile pour moi de revenir là-dessus. Tous les jours, cette question me hante: si la vie ne tient qu’à un fil, pourquoi une corde ne peut-elle pas la retenir? Depuis ce dimanche diabolique, je porte continuellement un t-shirt avec un tigre imprimé dans le dos. C’est tout.

Il revint à son assiette. L’étranger au sac de cuir n’allait rien ajouter à une douleur visiblement manifeste. En lui-même, il se dit que la transformation, le changement, cela peut jouer dans les deux sens : de A vers Z et son corollaire.

– Le mal dans lequel je patauge n’atteint que moi. J’ai songé rejoindre mon frère plusieurs fois. La peur de mourir a ralenti mes élans mais si j’étais sûr de le retrouver, j’irais. Sauf que je ne crois plus en rien. Je ne fais plus confiance à personne. Sa disparition a été mon exposition à l’agent orange. Elle m’a défiguré, dénaturé, insensibilisé. Il n’y a que cette poudre blanche qui puisse me permettre de m’évader quelques heures.

Tùm (le trapu) souffrait aux paroles du plus jeune alors que l’étranger au sac de cuir soutenait son regard détérioré. Il relança la même question que le musicien attrapa au passage :
– Ce qui nous lie? Un lien qui ne nous relie pas. J’ai raconté à Trẻ (le plus jeune) tout ce que je vous ai dit. Il ne m’a pas jugé. Ni ri, ni même souri. Il a écouté. Ni parlé, ni posé de questions. Il a écouté. Lui ai raconté à quel point je hais la carcasse que je traîne; la jalousie qui m’habitait à le voir tel un satellite autour du plus âgé; mon horreur pour la flûte; ma différence. Il a écouté. La parole et l’écoute, voilà ce qui nous lie.

Il revint à son smoothie.

– Autre chose également. La dame polonaise.
– Je ne saisis pas tout à fait, dit un Daniel Bloch interloqué.
– Oui. Cette dame aura joué un rôle important dans sa vie. Dans la mienne aussi.
– Peux-tu être un peu plus précis?
– Je les ai croisés tous les deux. On m’a invité à dîner. Lors de ce repas, elle a dit que son mari, chirurgien, devait rentrer de Chine dans quelques semaines. Il était impossible pour elle de l’attendre ici à Hanoï. Elle a demandé à Trẻ (le plus jeune) s’il pouvait le guider tout comme il l’avait fait pour elle. Lorsque le chirurgien polonais arriva, il me fut présenté et accepta de me recevoir en consultation. Je dois à Trẻ (le plus jeune) mes premiers pas dans cette démarche pour changer de sexe.

Son deuxième plat achevé, le jeune toxicomane se leva, quitta la terrasse de l’hôtel en face du Lac de l’Ouest, laissant traîner derrière lui : « Nous nous reverrons. »


     h3)      la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons



L’avant-midi passait rapidement. Cette rencontre avec le plus jeune n’empêcha pas Daniel Bloch et Tùm (le trapu) de poursuivre leur échange. Combien de fois l’enseignant avait-il répété à ses étudiants qu’on devait absolument achever ce que l’on avait entrepris. Il décodait mieux les relations existant entre les deux jeunes hommes, leur souffrance aussi. Le processus de transformation était vraiment différent : souhaiter se reconstruire pour un; l’autre, se détruire. Le premier cherchait au fond de lui-même qui il était vraiment; le deuxième, corrodait celui qu’il avait été en plongeant dans l’absurde des euphories passagères. Le fragile pont les arrimant au-dessus du fleuve de la vie, reposait sur des bases précaires. Un en démarche, l’autre en panne.

L’étranger au sac de cuir relança la conversation :
– Je suis plutôt curieux d’en apprendre davantage sur cette troupe de théâtre qui, me disais-tu, est composée de personnes de petite taille.
– Je rencontre son directeur cet après-midi en compagnie de Dep.
– Saurais-tu me parler d’elle?

Surpris par la question, le musicien prit un recul sur sa chaise qui sembla se plaindre du poids qu’elle devait supporter.

– Cette fille a apporté le malheur avec elle. Notre groupe de six n’a plus jamais été le même une fois qu’elle s’est installée derrière le kiosque de ballons. Lorsque son oncle y était, nos marches du soir s’avéraient drôles. On se moquait de lui. Il ne nous aimait pas et ça rendait tout le monde sardonique. Comme on s’amusait! Puis, elle se pointa, personne ne sachant d’où elle venait, même pas son prénom. Elle devint le seul sujet de conversation du plus âgé qui, ça devint évident, l’avait dans l’œil.
– Que lui?
– Oh! non. Seul moi ne lui trouvait rien de spécial. Nous avions vécu l’histoire avec Thần Kinh (le nerveux) quelques mois auparavant, alors le sujet des filles c’était tabou. J’étais certain que la présence de Dep n’allait rien y changer. Je me suis amèrement trompé.
– Trompé?
– Cette fille m’est vitement apparue différente des autres. Tous les matins alors que je rendais à mes cours de flûte, je la croisais. Elle me saluait poliment avec son beau sourire. On appréciait la joie qu’elle répandait autour de son kiosque. Même chez les marchands qui tiennent commerce, ce qui n’est pas pu dire puisque la compétition, on n’aime pas beaucoup. Ma mère, vous savez qu’elle distribue les tracts du Comité populaire, collecte beaucoup d’informations durant ses marches. Personne n’avait rien à dire contre Dep sauf qu’elle était une étrangère, qu’elle n’avait pas beaucoup de chance de faire partie de la famille de cet oncle détestable.
– Tu as commencé en disant qu’elle a porté le malheur avec elle.
– Vous êtes au courant des événements autant que moi.
– Oui, mais elle fut la victime, si je ne trompe pas.
– D’accord, mais les calamités qui suivirent, c’est en raison de sa présence.

Le ton revenait exactement au point où Daniel Bloch ne souhaitait pas qu’il s’accroche, c’est-à-dire loin de l’essentiel. Il précisa sa pensée :
– Bon, ça va. Tu ne réponds tout à fait à ma question. Me parler d’elle en lien avec ce que toi tu vis.
– Je ne lui ai jamais parlé directement, que répondu à ses salutations du matin.
– Et si tu en avais l’occasion.
– Une seule chose me viendrait à l’esprit : est-ce difficile d’être une fille?
– Je vois.



     h4)      la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons



Daniel Bloch devait recevoir en début d’après-midi un représentant d’une agence de voyages afin d’organiser un court séjour vers le nord du Vietnam. Il souhaitait se rendre à Sa Pa, y découvrir ses paysages à couper le souffle, lui avait-t-on dit, ainsi que grimper le mont FanSiPan. Il allait charger Tùm (le trapu) de prévenir les autres de son absence pour quelques jours. Sauf que maintenant, les paroles du musicien ajoutées à celles du plus jeune, maintenaient vive son attention. Il dit :
– Tu veux mon opinion?
– Au sujet de lui ou de moi? répondit Tùm (le trapu).
– Un peu des deux.

La jeune réceptionniste a bien raison de dire que l’étranger au sac de cuir consomme trop de café et qu’il devrait s’en remettre au thé. Après avoir déposé la tasse, elle retourna à son poste hochant la tête de gauche à droite.

– Je n’aime pas, reprit Daniel Bloch, donner des conseils, pontifier sur des sujets qui ne me sont pas familiers. Je préfère écouter les gens, tenter de comprendre sans juger. Chacun possède son vocabulaire personnel. Le sens qu’on attribue aux mots puise au fond de nous-même, dans des régions complexes et intérieures parfaitement inconnues des autres. La linguistique porte sur les langues, oui, mais d’abord sur le langage. Ce besoin humain de communiquer, de dire, de demander, de s’interroger.

Il prit une courte pause, vida sa tasse de café.

– Ce que j’ai entendu de toi, autant hier que cet avant-midi, me mène à davantage de questions qu’autre chose. La première, et tu n’as pas besoin d’y répondre maintenant: crois-tu qu’une intervention chirurgicale qui modifiera ton apparence extérieure, te faisant passer de jeune homme à jeune femme, puisse répondre à l’essentiel de la question : " pourquoi ne suis-je pas bien dans ma peau?  " Tu y réponds sommairement en disant que tu hais cette carcasse. C’est un début. L’autre : " la modifier de fond en comble te mènera-t-il à mieux t’accepter? "
Tùm (le trapu) écoutait attentivement l’étranger au sac de cuir qui vérifiait si sa tasse de café était réellement vide.

– Il y a dans ta décision beaucoup d’inconnues… des inconnues féminines. Tu souhaites savoir si « être fille » est difficile : parles-en à Dep. La chirurgie sera également féminine, tout comme ton regard sur le plus jeune est féminin. Il t’a bien fait comprendre que le type d’affection que tu lui portes n’est pas réciproque. Cela doit faire partie de ta réflexion. Il n’est pas dit qu’une fois devenu « fille » la situation puisse être différente. Le changement, c’est plus profond. C’est un processus qui exige du temps, une démarche qui invite à explorer d’autres paradigmes. Tùm (le trapu), tu es un garçon qui aime les garçons. Accepte cela et continue ton introspection.
– Je…
– Tu dois maintenant rejoindre Dep.

Le musicien se leva, faillit s’accrocher au cabaret que le garçon de table boiteux tenait à la main afin de desservir. Leurs regards se croisèrent.



À suivre

5 (CINQ) (CENT TRENTE ET UN) 31





g1)      les Nains

À son départ du café Con rồng đỏ vers son hôtel, Daniel Bloch avait glissé dans la main de Tùm (le trapu) un billet : "Nous devrons achever notre conversation. D." La soirée se termina à la fin de l’heure du Sanglier (23 heures). Chacun et chacune ne semblaient pas disposés à quitter les lieux. Ça se voyait chez May, espérant sans doute retourner à la maison sur une moto noire. Cela devint à ce point visible que Khuôn Mặt (le visage ravagé) proposa à Dep une courte promenade, question de favoriser la digestion et faciliter une rencontre entre la couturière et le nouveau gardien de sécurité. Elle lui répondit par le sourire qu’elle n’adressait qu’à lui. Il revint vers les deux jeunes filles leur signifiant l’accord de Thần Kinh (le nerveux) pour être du groupe.

Cây (le grêle), toujours sur le coup de l’émotion suite aux paroles de la tenancière du café, la salua puis demanda à Dep les indications pour la rencontre du lendemain. En lui-même, il savait qu’une discussion avec Daniel Bloch devait avoir lieu dans un avenir rapproché. Tout au long du repas, il ne cessa d’examiner ce que l’étranger au sac de cuir, malgré les années, tentait de dissimuler : quelques chiffres tatoués à son poignet gauche. Mais lui, il en connaissait la provenance et leur signification. On ne peut pas être passé par Auschwitz, y avoir survécu, sans conserver quelques scarifications plus ou moins apparentes. À quelques occasions durant le repas, il remarqua l’étranger au sac de cuir tourniller ses mains autour de son poignet. Trop de questions naviguaient dans son esprit pour ne pas souhaiter un rapprochement entre eux.

Tùm (le trapu) demanda la permission de garer sa moto au café; il avait besoin de retourner à la maison à pied. La nuit étoilée, la douceur du soir, ce léger vent qui chatouillait les feuilles des arbres l’invitaient à la marche. À son passage, les chiens ne jappèrent pas, sans doute l’avaient-ils reconnu. Dans sa tête, il faisait rejouer les mots de sa confidence à Daniel Bloch durant l’après-midi. Avait-il commis une erreur? Le doute s’empara de lui. Le billet qu’il reçut l’avait rassuré; cela ne pouvait que le mener plus loin, plus près de lui-même. Tant et tant à dire après avoir tant et tant caché. Devait-il s’ouvrir à sa mère? Lui annoncer qu’il n’allait plus suivre les cours de musique de sa professeure privée mais s’inscrire à la faculté des arts de l’Université de Hanoï… en violon. Il sentait pour une fois que ces intérêts émanaient de lui.

Seule, les employés ayant rangé et nettoyé le café, Madame Quá Khứ, assise au petit salon à l’étage, poussa un soupir de satisfaction. Croire que tout allait continuer à se dérouler aussi bien n’entrait pas encore dans sa tête. Avec cette méfiance qui guida toutes les actions de ses années antérieures, elle se répétait "je serai rassurée qu’une fois le procès terminé et la condamnation tombée". On lui signifierait l’obligation ou non de témoigner, mais le chef de la police semblait être convaincu que ça n’allait pas être nécessaire. Les preuves accablantes parleraient d’elles-mêmes. Mais au Vietnam, on annonce quelque chose pour demain et l’on fait autre chose.


     g2)      les Nains



Le lendemain, la rencontre avec le responsable du Comité populaire indiquerait en détails la liste des activités prévues (dont la venue d’une troupe de théâtre) ainsi que l’horaire. On avait opté pour un week-end étiré, c’est-à-dire devant commencer le vendredi soir en lieu et place du samedi midi, pour s’achever le dimanche par l’annonce de l’édification de la "Maison du Peuple" sur le terrain de l’oncle de Dep. Du même souffle, lancer la consultation quant à l’utilisation des locaux actuels du Comité populaire pour y installer une bibliothèque. Tous les participants à la réunion arrivèrent, s’approchèrent d’une table déjà dressée sur laquelle les fameux beignets de Madame Quá Khứ fumaient, laissant dégager une odeur fort agréable.

Sans que personne ne le dise ouvertement, il semblait que la première parole revenait à Dep qui présenta succinctement le délégué. Cet homme possédait le don de la concision, plutôt rare chez les Vietnamiens. Voici un résumé du résumé qu’il exposa : 
1) les activités se tiendront durant la dernière fin de semaine de ce mois; 
2) le volet sport, organisé par le club sportif du quartier; 
3) les gens seront invités à décorer leur maison comme s’il s’agissait des fêtes du Têt; 
4) un banquet serait prévu quelques heures avant la réunion au cours de laquelle les nouvelles de la Maison et de la bibliothèque seraient annoncées; 
5) sur ce point… il s’arrêta, hésita et s’adressant directement à Dep :
– Dois-je le dire, mademoiselle?
– Certainement, tous doivent être mis au courant.

Le malaise chez le délégué… palpable. Le silence chez les participants… à couper au poignard. On se toisait les uns les autres dans l’attente que cesse ce piétinement. Dep prit les devants :
– Monsieur le délégué m’a avisé avant notre réunion d’un fait que l’on juge, chez les membres du Comité populaire, inusité voire atypique.
– Pour le moins, reprit-t-il. Lorsque nous nous sommes mis à la recherche d’une troupe de théâtre, nous avons consulté la liste officielle émise par le Ministère de la culture. Peu d’entre elles étaient disponibles aux dates que nous avons arrêtées.

Cây (le grêle) demanda :
– Quelle est la nature du problème, si problème il y a ?
– Ce sont des nains, répondit le responsable de l’organisation des activités.


     g3)      les Nains



Tùm (le trapu) ne fait pas partie de ceux que Dep a réunis afin de l’appuyer dans le dossier de la pièce de théâtre. Il ne s’en est pas offusqué mais exclu du nouveau groupe qui gravitait autour de la jeune fille. Aujourd’hui, sa conscience est davantage préoccupée par le lunch avec Daniel Bloch et la poursuite de leur conversation abruptement interrompue la veille. Toute la nuit, il avait tourné, retourné dans son esprit les ajouts à ce qu’il avait déjà déballé. Ne pas revenir sur son malaise face à son corps; non plus sur toutes les plaisanteries dont il fut le sujet lors des années scolaires – si ce n’est le fait, plutôt gênant, d’avoir ressenti du plaisir lorsque ses camarades de classe lui touchaient les seins. De sa mère, oui, cela paraissait prioritaire. On connait le type de relations privilégiées que les mères vietnamiennes entretiennent envers leur fils aîné. Un œil malavisé pourrait y voir des éléments contre nature mais il n’en est rien, bien au contraire. Cet amour n’a rien d’adultérin. Il s’inscrit dans la lignée ancestrale des rapports très intimes entre mère et fils. Ce que l’on ne retrouve pas chez le père et sa fille. De sa mère, de ses cours privés de musique, de son inscription à l’université, il ajouterait… Trẻ (le plus jeune).

Mis à part le délégué du Comité populaire, la nouvelle qu’une troupe de théâtre engagée pour monter le spectacle lors des activités – on préférait ce mot à celui de fêtes qui aurait pu porter à confusion et qui venait spontanément à la bouche de tous – en soit une composée de personnes de petite taille, aucun ne semblait embarrassé. Après tout, du théâtre c’est du théâtre. Dep remercia le responsable qui, ayant achevé de boire sa tasse de thé au jasmin et souhaité bonne chance au groupe, se retira.

– Je dois rencontrer le directeur de la troupe cet après-midi. Si quelqu’un s’avérait disponible pour m’accompagner, j’apprécierais, dit la jeune fille.
– Je peux me libérer.

La surprise d’entendre la réponse venir de la voix de Tùm (le trapu) fit retourner toutes les têtes vers lui.

– Tu n’as qu’à me dire l’heure et j’y serai, agitant les clefs de sa moto entre ses doigts lourds.
– Superbe Tùm (le trapu), dit Dep qui lui précisa l’heure du rendez-vous.



     g4)      les Nains



À son arrivée, Daniel Bloch discutait avec la jeune réceptionniste de l’hôtel. Le concierge, familier avec la routine de l’étranger au sac de cuir, avait installé dans le fond de la terrasse, une table assez grande pour enclore son ordinateur portable et la liasse de livres qu’il traînait constamment avec lui. Deux arbres, un badamier*et un pancovier* assuraient l’ombre nécessaire propice au travail. La jeune fille voyait à ce qu’il ne manque pas de café, lui rappelant gentiment qu’il en buvait trop, que le thé vert serait un meilleur choix. Il lui répondait par un sourire qui arrachait des fous-rire à la gentille réceptionniste.
– Je crois que votre invité vient d’apparaître.

Le pas décidé du musicien le surprit. Daniel Bloch préféra de pas interpréter la motivation de celui qui, hier encore, l’avait habitué à d’autres comportements.

– Je me suis arrêté au café avant de venir, J’y retourne cet après-midi afin de rencontrer, avec Dep, le directeur de la troupe de théâtre des NAINS.
– Des nains?
– Oui, des nains. Le Comité populaire a engagé cette troupe pour monter le spectacle lors des activités de la fin du mois.
– Voilà qui est bien. Si je comprends, tu t’es engagé à participer à l’événement.
– Une pièce de théâtre doit certainement avoir besoin d’un musicien.

On lui servit son traditionnel smoothie mangue- fraise. Il transpirait à grosses gouttes. Le garçon de table claudiquait, ce qui attira l’attention de Tùm (le trapu). Disparu à l’intérieur, celui-ci ajouta :
– Je me suis toujours demandé si un handicap physique fait souffrir davantage qu’un handicap psychologique?
– Crois-tu souffrir de l’un ou l’autre?
– Parfois, des deux.
Le ton était lancé. Daniel Bloch referma l’ordinateur portable ainsi qu’un petit livre dont la graphie apparut étrange au jeune musicien.

– C’est du yiddish.
– Une langue que vous avez enseignée?
– Non. Il s’agit d’une langue germanique issue de l’allemand mais avec un apport de vocabulaire hébreu et slave. Elle a servi de langue vernaculaire – comme le latin dans la liturgie catholique – aux communautés juives d’Europe et cela à partir du Moyen-Âge. On la nomme aussi le judéo-allemand.
– Ce fut celle de vos parents?
– Une langue qui possède de belles expressions dont une te sied à merveille: "hak mir nist kayn tshaynik"qui signifie "arrête de jacasser pour ne rien dire"


Tùm (le trapu) encaissa le coup, notant que sa question demeurait sans réponse. Il se lança :
– Une autre expression, je ne sais pas si elle est vietnamienne ou universelle, dit "que la nuit porte conseil". Dans mon cas, elle se vérifie. Je veux bien poursuivre là où nous en étions hier sans revenir sur ce que vous savez déjà. Trêve de jacasseries. L’idée de cesser mes cours privés de musique et de m’inscrire à la faculté des arts fait son chemin, ne reste maintenant qu’à aviser ma mère ainsi que Madame Nhạc Sĩ. La prochaine session débute à la mi-septembre, cela leur laisse suffisamment de temps pour accepter ma décision. Je crois qu’elles auront toutes les deux le plaisir de m’entendre jouer de la flûte pour une dernière fois, si jamais on requiert ma participation musicale pour la pièce de théâtre.

Il reprit son souffle et une gorgée de smoothie. Daniel Bloch l’invita à continuer.

– L’autre point me semble plus délicat.
– Lequel?
– Annoncer mon intention de subir cette opération, la réattribution sexuelle.
– Tu as une stratégie?
– Voilà toute la question. Je ne sais trop comment m’y prendre.


L’attention de Daniel Bloch se déplaça vers l’entrée de la terrasse.


– Je crois qu’arrive une piste intéressante à suivre.

À suivre
                                                               

humeur vietnamienne




Madeleine dans sa maison de Gentilly

Bébé naissant le 24 juin 1947, Madeleine allait avoir 16 ans le 10 juillet suivant au moment où elle me reçut à Gentilly, alors que ma mère Fleurette demeurait quelques jours supplémentaires à l’hôpital de Trois-Rivières. Je me doute toutefois que ses bras imprimèrent en moi bien des choses, cela en très peu de temps ; de ces réalités que je qualifierais d’irréelles. Démontrer le fonctionnement du cerveau émotionnel autrement que par des schémas et des définitions scientifiques ou médicales, je ne saurais le faire, sauf que j’explique mon goût insatiable pour les odeurs à partir du contact avec sa peau à elle. Mon goût pour le Beau, par la clarté du jour et de la nuit qu’elle a installée en moi dès ces premiers instants. Ma passion pour la musique, par les mélodieuses harmonies que Madeleine fredonnait, que j’entendais.

Je lui dois énormément. De cet âge reculé…
… courir dans les champs, nourrir les animaux, voir naître des chatons, se lever de bonne heure et de bonne humeur, cueillir les petits fruits, marcher sur les routes sablonneuses, les prières à la croix du chemin, savourer un beau mot d’esprit, écouter…
… jusqu’au dernier son de sa voix, alerte encore, rieuse toujours, en janvier alors que mon frère Pierre et moi lui avons souhaité la bonne année directement du Vietnam.

Elle se disait un peu fatiguée ; les hivers lui ont toujours été pénibles. Elle se disait un peu seule ; François, son dernier frère encore vivant, venait de laisser sa maison tout à côté de la sienne. Elle se disait aussi active ; elle l’aura été toute sa vie, que ce soit à la maison, à la couture, à la chorale parfois même deux ou trois chorales à la fois. Elle… notre Madeleine… on le sentait déjà, allait moins bien. Elle qui aura vu partir tant de parents, frères et sœurs, sans oublier son Simon, ce neveu qu’elle adorait, elle ne pouvait recevoir tant de coups de la vie sans que ne s’effrite en elle le ciment de sa résistance.

Madeleine fut de tous les fardeaux, les énumérer serait fastidieux mais ceux et celles qui l’ont connue, l’ont côtoyée sont en mesure de le reconnaître. Que de fois nous aurons entendu : une véritable sainte. Elle sera partie là où se trouve les saints, c’est à n’en pas douter.

Je lui offre aujourd’hui ce poème ; il frôlera à peine la béatitude qui entoure cette femme.


MADELEINE

MADELEINE
comment ne plus t’entendre chanter 
délayant la pâte à crêpe
un plateau de fromage Descôteaux au coin de la table

tu riais, 
rappelant ce souvenir puisé à une mémoire 
intacte comme le fond de tes yeux
sérénité du regard généreusement offerte

tu rappelais… 
la douceur du dernier été…
la fraîcheur de l’automne…
ton potager, ton jardin, en tête

tu étais là
toujours à attendre 
nous 
qui te devons mille mots d’amour chuchotés

MADELEINE
prénom musical, 
trois notes entendues au bout du monde
c’est toi

tu reviens dans nos coeurs
là 
où constamment tu loges
aquarelle au mur de nos maisons

ne plus chercher le sens des mots
tu leur as donné tellement de franchise, 
tellement
qu’ils ont composé l’éternel poème que tu seras

par la fenêtre qui regarde au loin
là où ton âme s’est arrimé
tu as cherché… 
comme tu auras cherché

MADELEINE
tu as cousu le fil de tant d’âmes
rajusté l’ourlet de tant de vies
raccommodé encore et encore

tu es demeurée, 
cœur ouvert
mains tendues vers les autres
panier de fleurs immortelles

tu auras parcouru la terre entière
à l’écoute des récits 
de celui-ci, de celle-là
reconnu tout cela sans l’avoir vu

comme le monde est beau 
lorsque tu nous le fais redécouvrir
par ton émerveillement
tenant notre main prête à repartir


MADELEINE
tissus d’organdi, de soie, de laine
la magie surgissant de tes doigts
un dé à coudre à l’auriculaire

ces femmes, chorale de femmes,
dans ton atelier, en haut
se faufilant dans les vêtements neufs
retrouvaient en toi la confidente

indispensable écheveau

tu as toujours su entendre
dits et redits
leurs souffrances et leurs bonheurs

elles devaient, ces femmes, 
toutes ces femmes
te surnommer ‘’Made-laine’’
la couturière du TROIS


MADELEINE
la souffrance a rebroussé chemin
devant la barrière de courage 
que tu lui érigeais

tu as dépassé, 
depuis si longtemps
l’insignifiance des malaises
pour rejoindre la clarté naturelle des choses

ton chant devient silence
et l’écho de ce silence
à jamais imprimé en nous 
comme les sons de la harpe

tu n’es pas là en juillet 
mais tu y seras
l’Amour 
jamais ne meurt


                                         Madeleine et Catherine

Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai

5 (CINQ) (CENT TRENTE) 30


     f1)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes

Le Con rồng đỏ, on ne le reconnaissait plus depuis quelques semaines; davantage suite à la conclusion de la partie d’échecs ayant opposé Madame Quá Khứ à la Main. Planchers et murs brillamment refaits au bois de lim; deux nouvelles employées joviales et revêtues d’un magnifique áo dài noir et pantalon blanc, identiques à ceux de la propriétaire; tables réorganisées de façon à permettre plus d’intimité aux clients; la touche délicate de Dep dans la décoration mettant en valeur l’imposant et sévère frangipanier à l’entrée du café. Ne restait plus qu’à attendre le Bose*commandé et qui devait, dans les jours prochains, envelopper l’endroit de douce musique. Le nouvel agent de sécurité Thần Kinh (le nerveux), à ses premières heures de travail, arborait dignement un uniforme le rendant sérieux et crédible. Madame Quá Khứ ne souhaitait pas, par tous ces changements, éloigner ses habitués, plutôt manifester au grand jour l’importance qu’elle accorderait désormais à la qualité du service et de l’ambiance. La seule chose dont elle ne semblait pas disposée à modifier demeurait son menu. Elle avait toutefois quelques idées pour le diversifier, mais ça pouvait toujours attendre.

Daniel Bloch attendait Tùm (le trapu), debout à la terrasse de l’hôtel, admirant ce lac qu’il aime tant : Hô Tây, tel est son nom en vietnamien. Vu Thuy Anh, le chef du Service des recherches culturelles et sociales de l’Institut de la recherche pour le développement socio-économique de Hanoï, une connaissance que lui présenta son ancien étudiant employé à l’ambassade américaine, dit de ce lac qu’il « forme un espace patrimonial perçu comme une source d’inspiration des poètes et écrivains tout au long de l’histoire millénaire de Hanoï. » Cet ancien bras mort du fleuve Rouge, est devenu le lac le plus étendu de la capitale vietnamienne. Le bonheur de se retrouver face à ce magnifique paysage en plein cœur de la ville se répétait tous les jours. Là, il attendait le jeune musicien tardant à se pointer.

Une visible fébrilité régnait au café, le dîner de ce soir revêtait un caractère spécial. La journée qui débuta très tôt, amenait DepKhuôn Mặt (le visage ravagé) avait chargé le nouveau gardien de sécurité de la ramasser chez son ami la couturière May où elle avait passé la nuit – à partager ses réflexions entre le projet de bibliothèque et l’organisation des activités prévues par le Comité populaire afin d’offrir une sorte de convalescence à un quartier durement frappé par des catastrophes. Cela hypothéquait plusieurs heures de sa journée mais d’ici deux semaines, tout devait être prêt. Elle avait su distribuer différentes responsabilités, même aux enfants qu’elle accompagnait tous les jours dans leur démarche scolaire furent mis à contribution. Ça bougeait partout, une véritable ruche.

Impossible à manquer une telle physionomie qui se démarque en tout point du Vietnamien moyen : Tùm (le trapu) est obèse, ses formes courtes, lourdes et ramassées font de lui un être à part. Pour ajouter au portrait, il est petit, non pas anormalement, mais petit quand même. Il projette l’image de quelqu’un d’inconfortable dans son corps. Pas étonnant qu’au chantier où il travaillait, n’eut été de Cây (le grêle) qui toujours le protégeait allant même jusqu’à faire le travail pour lui, le contremaître l’eût congédié longtemps avant que le secteur chargé de remplir les trous de la bineuse russe ne soit fermé. Pas étonnant non plus que lors des marches quotidiennes des xấu xí… le même compagnon se soit chargé de l’attendre, lui qui fermait la marche plusieurs mètres derrière les autres. Lui-même ne s’en étonnait pas, il vivait un conflit majeur avec son apparence physique. Sa mère, à plusieurs occasions, question de le faire bouger un peu, lui proposa de l’accompagner lors de la distribution des tracts, mais il refusait systématiquement. Un jour, s’étant mis à la danse afin de faire un peu d’exercice physique, il s’arrêta prétextant que cela amputait ses heures de pratique de flûte. À l’intérieur de lui, il ne pouvait cesser d’être en désaccord avec les attributs de sa morphologie. Péniblement, il descendit de la moto.



     f2)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes


Madame Quá Khứ voulait qu’un festin soit organisé dès le soir de sa victoire. Elle s’en ouvrit à Dep une fois revenue du poste de police afin d’y déposer ce qui allait faire disparaître un inspecteur-enquêteur, laver la réputation de Thần Kinh (le nerveux) qui accepta sur le champ de remplacer le cafard de la Main.

– Non pas fêter une victoire, encore moins manifester publiquement la fin d’une ère suspicieuse, je veux signaler que pour une fois, le bien l’emporte sur le mal.

Les deux femmes s’entendirent sur le fait qu’il était bien temps d’ouvrir la porte à l’air pur. Elles souhaitaient, avec les petits moyens que les circonstances mettaient dans leurs mains, décontaminer ce secteur du quartier des mauvais esprits, devenir les augures d’un temps nouveau. On balaierait la poussière, non pas en la poussant sous le tapis, mais à la rue pour qu’elle cesse de faire ciller les yeux et encombrer les esprits. Dire que Dep retrouvait chez cette vieille femme, un peu l’image de sa mère s’approcherait de la réalité. Tous les soirs, bien avant la nuit dernière qu’elle passa chez son amie couturière, elles s’assoyaient dans le petit salon à l’étage du café. Elles s’écoutaient. Se parlaient bibliothèque, événements du passé, ce maintenant où tout pourrait être pensable afin de déblayer l’avenir de ses mauvais présages. Les citations de Pearl Buck que la tenancière du café ne connaissait absolument pas, celles que Dep lui présentait, la ravissaient. Celle-ci surtout :
" Toute chose est possible tant qu’elle ne s’est pas avérée impossible – et même en ce cas, elle ne l’est peut-être que pour l’instant. "

Le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes : ( Sông có khúc Người có lúc.). Le proverbe vietnamien trottait dans le cerveau de Daniel Bloch depuis assez longtemps pour qu’il soit en mesure de confronter Tùm (le trapu) dans ses repères les plus intimes. Il n’en pouvait plus de la superficialité de leurs rapports, leurs discussions stériles et décida qu’on crèverait l’abcès, aujourd’hui même. Le musicien devait cesser de louvoyer, de lancer des impromptus, jouer en contrepoint avec tous les sujets qu’ils abordaient. Maintenant, il allait être mis au pied du mur.
– Je veux qu’avant de nous rendre au dîner de ce soir, nous éclaircissions quelques questions.
– Certainement Daniel.


L’après-midi renvoyait une belle fraîcheur alors que tout doucement, sur le lac, le soleil envisageait d’y plonger. Daniel Bloch n’avait pas l’intention de passer par quatre chemins et lança :
– Tu n’es pas heureux avec toi-même, je le remarque depuis les premiers jours où nous lunchons ensemble. Cela m’apparaît plus profond que le seul fait de vouloir t’adonner au violon au lieu de la flûte. Plus sérieux.

Le musicien baissa la tête, aurait gratté ses cheveux si on ne lui avait pas appris, tout jeune, qu’il fallait l’éviter en présence d’une personne plus âgée que soi. On lui a tellement appris de choses à ne pas faire au nom de la politesse, que parfois il arrive à s’interroger sur ce qui est permis de faire. Il porta son regard directement dans les yeux de cet homme pour qui il vouait une entière admiration:
– J’ai entrepris des démarches pour changer de sexe.

Le coup porta. Davantage pour le jeune homme que chez son interlocuteur qui acheva son café.
– Depuis un certain temps?
– À la mort du plus âgé et au départ de Trẻ (le plus jeune).
– Cela t’est venu suite à ces événements?
– Le fait d’agir oui, mais j’y songeais bien avant.
– Sans être intrusif, cela me semble bien drastique comme choix. Saurais-tu me faire connaître ta motivation?

Leur échange dura quelques heures, au risque même de les mettre en retard au dîner, ce qui pouvait être perçu comme s’ils n’allaient pas venir. Daniel Bloch, empathique, l’écouta mais dut mettre fin à la conversation, afin qu’ils se rendent au café. Il proposa à Tùm (le trapu) de la reporter. Dans le taxi qui le menait en haut de la pente, après avoir demandé au chauffeur de couper la climatisation, il ouvrit la fenêtre sur ce début de soirée tout à fait idéale, se remémorant le témoignage du jeune musicien.


     f3)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes

Tùm (le trapu) n’avait aucun souvenir de la présence de son père à la maison, sa mère l’ayant toujours excusé en raison de son travail à Haïphong. Elle escomptait, aux dires du fils, qu’en cessant d’en parler cela déclencherait le processus de l’oubli. Il n’en fut rien. Très jeune déjà, il se mit à manger comme un ogre, il mangeait pour deux. Prit du poids. Personne ne s’en formalisait car il est coutumier chez les enfants vietnamiens d’afficher un surplus de poids jusqu’à l’adolescence. Il engraissa à un point tel qu’en raison de sa petite taille, cela devint catastrophique. Il eut droit à toutes les moqueries imaginables, celles que les camarades lancent parfois sans y penser mais combien blessantes. En arriver à détester son corps ne fut qu’une question de temps. Jamais il ne s’intéressait aux activités physiques et lorsqu’on l’admonestait à ce sujet, sa réaction fut de se replier sur lui-même. Sa mère jugea inutile d’en rajouter et lui découvrit un talent de musicien. Ses louanges, dépassant la commune mesure, se transformèrent rapidement en insistances : musique, pratique, répétition… sinon je ne sais pas que ce tu feras dans la vie. Tùm (le trapu) regardait ce qu’on lui disait affublé d’une paire de lunettes travestissant la réalité : qu’est-ce qui se cache derrière ces paroles, ces conseils, ces ordres? Me sont-ils adressés ou à celui qu’ils veulent que je sois? Il partit à sa propre recherche.

Être soi, c’est être reconnu par les autres pour qui nous sommes. Lui, il ne le savait pas. Plusieurs événements de sa vie juvénile devinrent des exemples qu’il analysait afin de bien se situer parmi les adolescents de son âge. Ils aimaient le volleyball : il détestait. Ils pratiquaient le football : il n’avait pas le physique de l’emploi. Ils aimaient chahuter en classe : il cachait son nez dans les livres. Ils parlaient des filles : pas concerné. Ils se moquaient de ses goûts pour la musique : il se voyait violoniste tout comme Paganini. Ils critiquaient leur père : il n’en avait pas. Tout l’éloignait des autres garçons sans pour autant le rapprocher des filles. Ils abordaient sans vergogne leurs pratiques de masturbation : jamais il n’osait toucher à son corps qui l’horrifiait.

Ne pouvant se définir, il était tiraillé par cette obsession : détestant le corps qu’on lui avait donné en partage, il devait s’en libérer. Comment? Sur internet, il vit que changer de sexe était réalisable. Cela exigeait beaucoup de courage et d’argent. Il fouilla les témoignages de ceux et celles qui avaient subi cette chirurgie complexe, longue et non garantie. Quelles questions existentielles les avaient menés à cette ultime option? Les mêmes que lui? Cela résoudrait-il ses angoisses ? La première question que le chirurgien lui posa lors du rendez-vous qu’il garda secret, fut la suivante : « êtes-vous homosexuel? » Jamais il ne se l’était adressée. Ce sujet, culturellement tabou, soulevait des préjugés intenables. Il avait participé, de loin faut-il l’admettre, à cette première démonstration vietnamienne tenue à Hanoï réunissant des gens qu’encore on appelait « ceux du troisième sexe ». Il n’osait penser à ce que sa mère aurait dit si elle eût su qu’il y assista? Les autres des xấu xí… ? Au chantier? Difficile d’envisager cette question mais l’éluder aurait entravé sa démarche.

Ce fut à la mort du plus âgé et au départ du plus jeune qu’un déclic se produisit. Tùm (le trapu) souffrit de ces deux pertes; la deuxième principalement. Savoir que plus jamais il n’allait revoir Trẻ (le plus jeune) le rendit atrocement malheureux. Cette constatation l’amena à regarder de plus près le type de sentiments et d’émotions qu’intérieurement il entretenait vis-à-vis lui. Il aimait sa présence, sa joie de vivre, son innocence. Son corps si différent du sien. Sa voix qui venait tout juste de muer. Il aimait le voir si attentif, si proche du plus âgé; jaloux en même temps, de le voir consacrer toute son affection à celui qui décida, par culpabilité ou par honte, de se donner la mort. Les petits gestes : lui offrir une cigarette, décapsuler sa bouteille de bière, se tenir à ses côtés lors des marches quotidiennes. Il aimait le voir l’aimer. Que le plus jeune coupa les liens en quittant le quartier, abandonnant tout suite à la mort de son frère, sachant que revenir relevait de l’impossible – l’histoire de l’enfant prodigue n’a rien de vietnamien – cela sonnait comme une preuve de fidélité à l’âme de Tùm (le trapu)! Ce qui liait le plus vieux et le plus jeune l’éloignait du même coup. Il aimait ce qui ne pouvait lui advenir.



     f4)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes

Le taxi ne mit que quelques minutes pour arriver au café Con rồng đỏ Daniel Bloch irait de surprise en surprise. Accueilli par le nouvel agent de sécurité, l’étranger au sac de cuir n’en revenait tout simplement pas :

– Ton uniforme te va à merveille, dit-il, descendant de voiture.

Thần Kinh (le nerveux), dans un geste inhabituel, lui tendit la main :
– Merci de m’avoir écouté, m’avoir cru. Jamais de ma vie j’aurais imaginé porter un tel habit.
– La vie nous réserve de belles choses lorsqu’on y croit.
– Attendez de voir les filles à l’intérieur du café.
– Ça bouge ici!

Daniel Bloch entra, ravi par les modifications qu’on y avait effectuées. À la vue de Dep et de Madame Quá Khứ, resplendissantes, celui-ci fut touché en plein cœur par une flèche d’amour comme longtemps il n’en avait reçue. Leur connivence sautait aux yeux. C’est la main dans la main qu’elles l’accueillirent.

– Que vous êtes belles, mesdames!

Toutes deux rougirent, l’invitant à prendre place à la table où déjà se retrouvaient Cây (le grêle), Khuôn Mặt (le visage ravagé), la couturière May qui ne cessait de zieuter vers le gardien de sécurité. Tùm (le trapu) sembla mal à l’aise lorsque l’étranger au sac de cuir lui tendit la main. S’adressant à une jeune fille qu’il rencontrait pour la première fois, Daniel Bloch lui adressa ces mots :
– Je n’ai pas encore eu le plaisir d’être présenté, mademoiselle.

Dep se chargea des civilités, indiquant à l’étranger au sac de cuir qu’elle allait lui être d’une aide importante dans l’organisation des fêtes que le Comité populaire avait mis de l’avant.

– Vous êtes donc couturière?
– Grâce à Dep, j’ai maintenant mon atelier situé à l’endroit même où elle vendait des ballons. Je couds et offre mes produits à la clientèle du quartier. Elle m’a demandé de confectionner les costumes pour la troupe de théâtre qui donnera le spectacle. On devrait en savoir plus demain puisque le responsable du Comité populaire nous informera.
– Au théâtre, il y a plus que le texte, les décors, les costumes et la mise en scène s’avèrent primordiaux.

Daniel Bloch s’assit près du jeune musicien.

Le repas fut digne de ceux que l’on sert lors des fêtes du Têt. Madame Quá Khứ avait prévu un remplaçant afin que Thần Kinh (le nerveux) puisse se joindre au groupe. Elle prit place tout à côté de Dep, elle-même assise à la gauche de l’étranger au sac de cuir. La compagnie s’échangeait des boutades, se lançait des défis à celui qui viderait son verre de bière d’une seule traite puis se serrait la main comme le veut la tradition vietnamienne. Trois femmes, cinq hommes, huit à la même tablée. Les serveuses n’en finissaient plus d’aller et venir, les mains chargées de plats, voyageant entre les convives et la cuisine où durant l’après-midi les cuisinières n’avaient cessé de s’affairer. Là aussi la tenancière n’avait pas lésiné engageant deux femmes pour donner un coup de main.

Au milieu du repas, Madame Quá Khứ se leva. D’un air solennel qu’on ne lui connaissait pas, un verre à la main, prit la parole :
– Je dois vous avouer quelque chose, si vous me le permettez. Merci, renchérit-t-elle une fois le silence revenu. Je suis heureuse de vous accueillir dans le café qui, vous l’avez remarqué, a pris des allures nouvelles. Je le dois à Thần Kinh (le nerveux) qui a si bien travaillé et qui maintenant s’occupera de l’ordre autour du Con rồng đỏ. Beaucoup à Dep que je tiens spécialement à remercier pour m’avoir convaincue que les changements devaient aller plus en profondeur. Sa présence à mes côtés me redonne une autre jeunesse, sans doute celle que je n’ai jamais eue.

Les invités se levèrent pour applaudir aux paroles de la vieille dame qui continua sur son élan :
– Nous avons vécu dernièrement, je dirais depuis quelques mois, des tensions, des tristesses et, aujourd’hui, des événements qui épureront le quartier. Sans la participation de Khuôn Mặt (le visage ravagé), nous n’en serions pas là. Sa force de caractère et son sang-froid sont tout à son honneur. Mais je ne veux pas passer sous silence, il ne voulait pas que j’en parle, il m’excusera si je le fais quand même, les judicieux conseils de Cây (le grêle). C’est lui qui m’a ouvert les yeux. Sa grande pertinence à analyser des situations complexes, ses connaissances étendues en stratégies militaires, la manière de mener des combats, de se positionner comme sur un jeu d’échecs, tout cela aura permis de calmer ma haine et me centrer sur des gestes précis à poser qui ont mené au résultat qu’indirectement nous soulignons ce soir. Cây (le grêle), ton intelligence mise à mon service sera d’un immense secours à Dep dans l’édification de la bibliothèque.

Tùm (le trapu) réalisa qu’à trop se centrer sur son ego, on se coupe des autres. Daniel Bloch remarqua sa tête baissée comme un geste agenouillé.



À suivre

5 (CINQ) (CENT VINGT-NEUF) 29



      e1)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle


Au lendemain d’une nuit fort mouvementée, l’employée de l’hôtel situé en face du lac de l’Ouest, là où réside depuis quelques mois déjà Daniel Bloch, le rejoignit alors qu’il était toujours à prendre son petit déjeuner. Il ne s’habituait pas à la soupe et aux nouilles matinales que les Vietnamiens mangent, de sorte que le chef de la cuisine de l’hôtel préparait spécialement pour lui des œufs, parfois une omelette pour changer un peu, et des croissants. Plusieurs tasses de café également qu’il buvait en lisant le journal du matin : le Times de la veille que la direction de l’hôtel faisait prendre directement à l’Ambassade des USA située pas très loin. L’étranger au sac de cuir, il en avait rapidement pris l’habitude, se dirigeait par la suite au mausolée de Hô Chi Minh assister à la relève de la garde. Il aimait bien ce cérémonial militaire – un monde qui le heurtait – en raison de l’exactitude des mouvements synchronisés de manière précise. Les costumes blancs que portent ces militaires tranchent souvent, en raison du climat habituellement gris de Hanoï, sur la morosité ambiante tout à fait lisible sur les visages de ceux qui les portent. Puis, revenant à l’hôtel, il achevait la lecture du journal américain dont le traitement de la nouvelle diffère tellement de celui des quotidiens vietnamiens.

La jeune fille que Daniel Bloch aimait bien pour sa discrétion et son intérêt à colliger quelques mots en anglais dans un cahier de notes qu’elle déposait près du bureau de la réception, lui renouvelait toute sa reconnaissance. Apprendre le vocabulaire utile à son emploi lui était fort utile mais, surtout, l’occasion de parfaire sa prononciation anglaise, ce qui n’est pas toujours évident pour les Vietnamiens..

– Monsieur Bloch, un message vous a été adressé très tôt ce matin. En fait, vous devez rappeler à ce numéro de téléphone.
– Merci mon enfant. Tu sais que le vert te sied à merveille.
– Vous avez toujours de bons mots pour moi.

L’étranger au sac de cuir récupéra le billet tendu par la jeune fille. Ce numéro ne lui disait rien. Si l’on exclut son ancien élève travaillant à l’ambassade américaine sur le dossier de la visite du Président Obama, il n’a que très rarement l’occasion d’utiliser le téléphone. S’adressant à la jeune réceptionniste :

– Puis-je profiter de votre portable?

Elle composa elle-même le numéro et lui remit l’appareil une fois la communication établie.

Lors de leur dernière conversation, Dep et Daniel Bloch, ayant lu, relu, corrigé et recorrigé le projet de bibliothèque pour le quartier, prévoyaient prendre un peu de leur temps pour s’entretenir de Pearl Buck ainsi que permettre à la jeune serveuse du café d’apprendre le mode d’emploi pour consulter adéquatement l’oracle du Yi King. Chacun de leurs entretiens le remplissait d’une grande satisfaction. Elle s’avérait une élève intéressée, attentive et curieuse. Tout ce qu’il recherchait chez ses anciens étudiants et ne retrouvait qu’occasionnellement! Du même souffle il fût mis au courant de l’intention du Comité populaire d’organiser une fête devant suppléer à ce que l’on pourrait appeler… l’échec du Têt de cette année. On avait demandé à Dep de trouver quelques heures libres afin de donner un coup de main à l’organisation. Une troupe de théâtre serait engagée pour donner un spectacle mais, aux yeux du président du comité, il fallait aussi diversifier les activités. Elle avait accepté avec empressement, heureuse que l’on ait songé à elle. Peu experte dans le domaine, la collaboration de Daniel Bloch l’avait soulagée d’un certain embêtement. Déjà, Cây (le grêle), Khuôn Mặt (le visage ravagé) manifestèrent leur intérêt, ne restait qu’à voir avec Thần Kinh (le nerveux) et May s’ils pouvaient fournir de l’aide.

Au téléphone, la voix excitée de Khuôn Mặt (le visage ravagé) :

– On l’a. Il est tombé dans le panneau comme un amateur.
– Est-ce que je dois comprendre que le piège tendu par Madame Quá Khứ a abouti?
– Sur toute la ligne. Elle s’est rendue ce matin même rencontrer le chef de police ainsi que le président du Comité populaire. J’imagine la surprise quand on convoquera l’inspecteur-enquêteur pour lui demander des explications sur sa présence au café Con rồng đỏ cette nuit et rendre des comptes sur le fait qu’il ait ouvert le coffre pour s’emparer de l’argent.
– Tu as donc pris de bonnes photos?
– Mieux, une vidéo.
– Je ne me rendrai pas au café avant qu’on m’indique que le temps soit venu de réapparaître. Mais avant de te saluer, j’aurais une question.
– Laquelle monsieur Bloch?
– Il y a combien de temps que tu as vu le plus jeune du groupe?
– Jamais revu depuis qu’il a quitté le secteur.
– Merci. À bientôt

Daniel Bloch remit le portable à la jeune fille qui s’était éloignée de quelques pas pour ne pas intervenir dans la conversation :


Il revint à son journal.


      e2)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle



Tout se déroula à une vitesse dont on n’a rarement l’habitude au Vietnam. Surtout dans le monde tortueux de l’administration publique. La réputation du président du Comité populaire du quartier est sans reproches. On lui pardonne aisément ses longs discours, l’emphase avec laquelle il assaisonne ses élans de voix qui à l’occasion frisent le pathétique, le temps mis à démarrer, à se lancer mais lorsqu’il entre dans le vif du sujet, tout devient clair. Il sait s’adapter à l’auditoire qui l’écoute, peser ses mots tout en usant d’une langue que le plus vulgaire des mortels comprend sans qu’on les lui traduise. Après la visite matinale de Madame Quá Khứ, directement chez lui – à l’heure du Lièvre, de 5 à 7 heures – il partit vers le local du comité d’où il convoqua sur le champ le chef de la police.

Succinctement, il résuma les propos de la tenancière du café Con rồng đỏ. Une fois la surprise écartée, l’objet de préoccupation des deux hommes fut de régler promptement ce qui pouvait devenir une bombe. Sans être dupes, ils connaissent la mauvaise réputation des policiers, il ne fallait donc pas alimenter ces perceptions. D’un commun accord, chacun de leur côté, ils placèrent des appels en hauts lieux afin d’être conseillés sur les mesures à prendre à court terme. Pour le moyen et le long terme, les hauts gradés prendront la relève. En première ligne : non pas étouffer ce début d’incendie mais l’éteindre immédiatement.

Dans sa grande sagesse le président du Comité populaire jugea que la prudence restait de mise mais que les accusations étaient graves : agression sexuelle sur une jeune fille alors qu’il était en fonction, manipulation de preuves et d’un juge en autorité, fausse accusation, vol.

– Nous ne sommes ni avocat ni juge. Nous n’avons qu’une version qui, ma foi, est fort bien étayée. Je crois que nous devons absolument nous en tenir à nos rôles respectifs.
– On doit quand même, dans un premier geste, empêcher l’inspecteur-enquêteur d’organiser quelque plan que ce soit afin de mettre en pièces les éléments qui lui seraient présentées, répondit le chef de police.
– Et protéger la délatrice ainsi que ce jeune homme qu’il se plaisait à surnommer le voyou.

Le président parlait à haute voix, le chef de police – sans casquette on découvrait une importante calvitie – n’en finissait plus de regarder, à partir de la clef USB, les photos et la vidéo que Madame Quá Khứ avait fournies comme preuves à conviction. Ses doutes fondaient à mesure que les minutes passaient dans l’attente de l’inspecteur-enquêteur. Il acheva son propos :
– Aucune autre porte de sortie que de le faire venir ici sous un prétexte quelconque.

Charger un simple agent de police de l’aviser que sa présence était requise de toute urgence lui mettrait sans doute la puce à l’oreille. On jugea mieux faire en l’attendant. Il allait se présenter de lui-même selon son rituel qui n’avait pas bougé depuis des lunes.


Celui-ci entra dans la salle de réunion du Comité populaire, surpris par la présence de bon matin des deux hommes qui se levèrent. Il les salua. Son flair lui recommanda d’agir le plus normalement possible, toutefois son attitude dénotait une méfiance calculée. Telle une huître, il se ferma, suivant à la lettre ce qu’on lui avait enseigné en cas de prise par l’ennemi : ne répondre qu’à des questions fermées par un oui ou un non. Le laïus du président fut court. On l’invita à jeter un œil à l’écran de l’ordinateur. la Main sentait déjà les menottes à ses poignets. Il ne brisa pas le silence de plomb qui emplissait la salle; demeura immobile et froid. Il se savait perdu; pire, il ne sut jamais ni comment ni par qui ce coup de poignard ouvrit une brèche dans son armure. Humilié, il refusera d’assister au procès qu’on lui intenta. Il finirait ses jours en prison quelque part loin de Hanoï. Loin du climat de cette ville que, viscéralement, il avait toujours détesté.


     e3)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle



Madame Quá Khứ, revenue au café, congédia la journée même le gardien de sécurité, engagea Thần Kinh (le nerveux) pour le remplacer et annonça à Dep qu’elle lui donnait son congé comme serveuse afin qu’elle puisse consacrer tout son temps à la mise en place de la bibliothèque ainsi qu’aux préparatifs des activités projetés par le Comité populaire. De plus, comme si cela n’avait pas suffisamment rempli sa journée, la tenancière du Con rồng đỏ demanda à son jeune cinéaste – celui qui avait passé une partie de la nuit sous les combles du café à épier la venue d’un visiteur nocturne qui, effectivement, ne mit pas de temps à se manifester – elle lui demanda d’inviter tous les membres du groupe à dîner ce soir. Ça serait sa tournée.

Fait rare, le président du Comité populaire accompagné du chef de la police prirent leur petit déjeuner sur les lieux même où sonna le glas d’un personnage qui leur rendait, il y a peu de temps encore, d’immenses services. L’expression vietnamienne "une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle" s’avéra très précise dans ce cas-ci. Ils s’entretinrent avec la jeune serveuse de l’organisation des activités prévues d’ici deux semaines.

Daniel Bloch allait certainement inscrire cette journée à son agenda. La jeune employée revint, sourire aux lèvres, portable en main :
– Un autre appel pour vous.
– On en prend l’habitude, ma parole.

Il s’agissait à nouveau de Khuôn Mặt (le visage ravagé).

– Oui j’y serai sans doute avec un certain retard. Quelques préoccupations accaparent une partie de mon après-midi, mais j’y serai.

Préoccupations? Qu’avait-il en tête? De quoi pouvait-il être question? Rarement l’étranger au sac de cuir utilisait des termes, des expressions ou des mots qui l’éloignaient de la cible visée. La langue qui servit de base à ses recherches linguistiques, le volapük, malgré qu’elle ne rassemble plus que très peu d’adeptes, lui aura enseigné une vérité : tout doit être simple, raisonnable et pratique. Depuis, en langue anglaise qu’il maîtrise mieux que tout autre, chaque mot doit bien circonscrire le fond de sa pensée. Combien de fois – on ne saurait le dire – il aura repris celui-ci ou celui-là, étudiants à l’époque, les xấu xí… maintenant, sur la justesse d’un mot, d’une expression afin que la pensée devienne claire et sans équivoque. Que pouvaient être ces préoccupations qui le mettent en retard pour le dîner, ce qui ne lui arrivait jamais?



     e4)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle


À l’occasion de son mariage, il y a de cela maintenant quelques décennies, Daniel Bloch avait interrogé le rabbin sur l’auteur de la marche nuptiale qui allait être jouée lors de l’entrée de sa future épouse ainsi qu’à leur sortie. Surpris, le rabbin lui demanda :
– Vous qui êtes de la famille de l’illustre compositeur Ernest Bloch, cette œuvre vous est inconnue?
– Je la connais mais non pas son compositeur.
– Vous me voyez très heureux de renseigner l’illustre professeur qui me surprend par cette question. La marche nuptiale est celle de Mendelsshon. Il l’a écrite en 1842 et extraite de la musique composée pour accompagner le Songe d’une nuit d’été, la pièce de théâtre de William Shakespeare.

Ce Mendelsshon, juif décédé très jeune, fit partie d’une famille qui abandonna le judaïsme pour adopter le protestantisme. Élevé longtemps sans religion aucune il a été enterré à Berlin. Daniel Bloch se souvient parfaitement de sa visite au cimetière lors de sa lune de miel avec Fanny; bizarrement, le même prénom que la sœur du compositeur de sa musique préférée qu’il a titrée : Romances sans paroles. Il a d’ailleurs suggéré au maître d’hôtel de changer sa musique d’ascenseur totalement ennuyeuse par ces romances. C’était une de ses préoccupations : y aurait-il une musique d’incorporée à la pièce de théâtre que la troupe invitée allait présenter lors des fêtes du quartier? Ce fugace souvenir ouvrait une avenue possible. Il en parlera à Dep.

L’autre préoccupation qui le retenait à la terrasse du café en cet après-midi ensoleillé, celle-ci le tracassait depuis un bon moment. Elle prend le visage de ce Mozart assassiné, Tùm (le trapu). Dès le début des contacts que Daniel Bloch entretient de manière régulière avec le groupe des xấu xí… il a joué plusieurs rôles : traducteur, informateur, commentateur et organisateur des dîners au café Con rồng đỏ. Il n’a que peu de renseignements sur lui malgré qu’il soit celui avec qui il a le plus de rencontres. Après ses cours de musique, trois jours par semaine, jamais les mêmes que ceux des dîners, Tùm (le trapu) vient prendre son lunch à l’hôtel en face du Lac de l’Ouest. Leurs conversations permettent au musicien de peaufiner sa connaissance de la langue anglaise et l’occasion de jouer l’Hermès. Et cette dernière visite, alors que le plus jeune du groupe xấu xí… miraculeusement ressuscité, l’accompagnait. Pourquoi cette préoccupation?


Le rôle que joue le soleil dans la vie quotidienne des Vietnamiens est fort important : à la fois bienfaiteur et ennemi à combattre. On ne doit pas se surprendre que par des températures élevées, frisant parfois les 35 degrés, à croiser dans la rue – que ce soit à pied ou sur ces milliers de motos qui pétaradent – des femmes gantées jusqu’aux épaules, des cache-nez de toutes les couleurs, des coupe-vent ajustés au cou. On les croirait engagées dans un combat personnel contre ce soleil qui, selon elles, peut tuer si l’on n’y prend pas garde. Entre onze heures le matin (heure du Cheval) et quinze heures (la fin de l’heure du Mouton) le mieux à faire reste encore d’éviter ce soleil tropical qui vous brûle littéralement. Hanoï diffère beaucoup de Saïgon. Située au Nord du pays, l’ennemi n’en est que plus rapace car il sait se camoufler dans les nuages, ne laissant que le bouillant de ses astuces vous attaquer. Lorsqu’il découvre son jeu, alors… méfiance! Saïgon, cette ville folle, s’en fiche éperdument, occupée par ses projets de modernité. Le soleil… il est là, mais autre chose de plus important accapare son temps.


Daniel Bloch rappela la jeune réceptionniste qui bondit littéralement à son appel :
– Excusez mon impolitesse mais pourriez-vous composer ce numéro pour moi?

Elle s’exécuta.

– Saurais-tu, Tùm (le trapu), faire un détour vers l’hôtel avant le dîner. Je sais que tu n’as pas de cours de musique mais je voudrais m’entretenir avec toi. Il y aura d’importantes nouvelles que l’on nous dévoilera aujourd’hui. Je ne peux pas en dire plus pour le moment.
– Donnez-moi trente minutes.

Daniel Bloch commanda un café après avoir remis le portable à la jeune fille qui portait un tel bel áo dài vert.

À suivre

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