jeudi 6 avril 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT-NEUF) 29



      e1)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle


Au lendemain d’une nuit fort mouvementée, l’employée de l’hôtel situé en face du lac de l’Ouest, là où réside depuis quelques mois déjà Daniel Bloch, le rejoignit alors qu’il était toujours à prendre son petit déjeuner. Il ne s’habituait pas à la soupe et aux nouilles matinales que les Vietnamiens mangent, de sorte que le chef de la cuisine de l’hôtel préparait spécialement pour lui des œufs, parfois une omelette pour changer un peu, et des croissants. Plusieurs tasses de café également qu’il buvait en lisant le journal du matin : le Times de la veille que la direction de l’hôtel faisait prendre directement à l’Ambassade des USA située pas très loin. L’étranger au sac de cuir, il en avait rapidement pris l’habitude, se dirigeait par la suite au mausolée de Hô Chi Minh assister à la relève de la garde. Il aimait bien ce cérémonial militaire – un monde qui le heurtait – en raison de l’exactitude des mouvements synchronisés de manière précise. Les costumes blancs que portent ces militaires tranchent souvent, en raison du climat habituellement gris de Hanoï, sur la morosité ambiante tout à fait lisible sur les visages de ceux qui les portent. Puis, revenant à l’hôtel, il achevait la lecture du journal américain dont le traitement de la nouvelle diffère tellement de celui des quotidiens vietnamiens.

La jeune fille que Daniel Bloch aimait bien pour sa discrétion et son intérêt à colliger quelques mots en anglais dans un cahier de notes qu’elle déposait près du bureau de la réception, lui renouvelait toute sa reconnaissance. Apprendre le vocabulaire utile à son emploi lui était fort utile mais, surtout, l’occasion de parfaire sa prononciation anglaise, ce qui n’est pas toujours évident pour les Vietnamiens..

– Monsieur Bloch, un message vous a été adressé très tôt ce matin. En fait, vous devez rappeler à ce numéro de téléphone.
– Merci mon enfant. Tu sais que le vert te sied à merveille.
– Vous avez toujours de bons mots pour moi.

L’étranger au sac de cuir récupéra le billet tendu par la jeune fille. Ce numéro ne lui disait rien. Si l’on exclut son ancien élève travaillant à l’ambassade américaine sur le dossier de la visite du Président Obama, il n’a que très rarement l’occasion d’utiliser le téléphone. S’adressant à la jeune réceptionniste :

– Puis-je profiter de votre portable?

Elle composa elle-même le numéro et lui remit l’appareil une fois la communication établie.

Lors de leur dernière conversation, Dep et Daniel Bloch, ayant lu, relu, corrigé et recorrigé le projet de bibliothèque pour le quartier, prévoyaient prendre un peu de leur temps pour s’entretenir de Pearl Buck ainsi que permettre à la jeune serveuse du café d’apprendre le mode d’emploi pour consulter adéquatement l’oracle du Yi King. Chacun de leurs entretiens le remplissait d’une grande satisfaction. Elle s’avérait une élève intéressée, attentive et curieuse. Tout ce qu’il recherchait chez ses anciens étudiants et ne retrouvait qu’occasionnellement! Du même souffle il fût mis au courant de l’intention du Comité populaire d’organiser une fête devant suppléer à ce que l’on pourrait appeler… l’échec du Têt de cette année. On avait demandé à Dep de trouver quelques heures libres afin de donner un coup de main à l’organisation. Une troupe de théâtre serait engagée pour donner un spectacle mais, aux yeux du président du comité, il fallait aussi diversifier les activités. Elle avait accepté avec empressement, heureuse que l’on ait songé à elle. Peu experte dans le domaine, la collaboration de Daniel Bloch l’avait soulagée d’un certain embêtement. Déjà, Cây (le grêle), Khuôn Mặt (le visage ravagé) manifestèrent leur intérêt, ne restait qu’à voir avec Thần Kinh (le nerveux) et May s’ils pouvaient fournir de l’aide.

Au téléphone, la voix excitée de Khuôn Mặt (le visage ravagé) :

– On l’a. Il est tombé dans le panneau comme un amateur.
– Est-ce que je dois comprendre que le piège tendu par Madame Quá Khứ a abouti?
– Sur toute la ligne. Elle s’est rendue ce matin même rencontrer le chef de police ainsi que le président du Comité populaire. J’imagine la surprise quand on convoquera l’inspecteur-enquêteur pour lui demander des explications sur sa présence au café Con rồng đỏ cette nuit et rendre des comptes sur le fait qu’il ait ouvert le coffre pour s’emparer de l’argent.
– Tu as donc pris de bonnes photos?
– Mieux, une vidéo.
– Je ne me rendrai pas au café avant qu’on m’indique que le temps soit venu de réapparaître. Mais avant de te saluer, j’aurais une question.
– Laquelle monsieur Bloch?
– Il y a combien de temps que tu as vu le plus jeune du groupe?
– Jamais revu depuis qu’il a quitté le secteur.
– Merci. À bientôt

Daniel Bloch remit le portable à la jeune fille qui s’était éloignée de quelques pas pour ne pas intervenir dans la conversation :


Il revint à son journal.


      e2)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle



Tout se déroula à une vitesse dont on n’a rarement l’habitude au Vietnam. Surtout dans le monde tortueux de l’administration publique. La réputation du président du Comité populaire du quartier est sans reproches. On lui pardonne aisément ses longs discours, l’emphase avec laquelle il assaisonne ses élans de voix qui à l’occasion frisent le pathétique, le temps mis à démarrer, à se lancer mais lorsqu’il entre dans le vif du sujet, tout devient clair. Il sait s’adapter à l’auditoire qui l’écoute, peser ses mots tout en usant d’une langue que le plus vulgaire des mortels comprend sans qu’on les lui traduise. Après la visite matinale de Madame Quá Khứ, directement chez lui – à l’heure du Lièvre, de 5 à 7 heures – il partit vers le local du comité d’où il convoqua sur le champ le chef de la police.

Succinctement, il résuma les propos de la tenancière du café Con rồng đỏ. Une fois la surprise écartée, l’objet de préoccupation des deux hommes fut de régler promptement ce qui pouvait devenir une bombe. Sans être dupes, ils connaissent la mauvaise réputation des policiers, il ne fallait donc pas alimenter ces perceptions. D’un commun accord, chacun de leur côté, ils placèrent des appels en hauts lieux afin d’être conseillés sur les mesures à prendre à court terme. Pour le moyen et le long terme, les hauts gradés prendront la relève. En première ligne : non pas étouffer ce début d’incendie mais l’éteindre immédiatement.

Dans sa grande sagesse le président du Comité populaire jugea que la prudence restait de mise mais que les accusations étaient graves : agression sexuelle sur une jeune fille alors qu’il était en fonction, manipulation de preuves et d’un juge en autorité, fausse accusation, vol.

– Nous ne sommes ni avocat ni juge. Nous n’avons qu’une version qui, ma foi, est fort bien étayée. Je crois que nous devons absolument nous en tenir à nos rôles respectifs.
– On doit quand même, dans un premier geste, empêcher l’inspecteur-enquêteur d’organiser quelque plan que ce soit afin de mettre en pièces les éléments qui lui seraient présentées, répondit le chef de police.
– Et protéger la délatrice ainsi que ce jeune homme qu’il se plaisait à surnommer le voyou.

Le président parlait à haute voix, le chef de police – sans casquette on découvrait une importante calvitie – n’en finissait plus de regarder, à partir de la clef USB, les photos et la vidéo que Madame Quá Khứ avait fournies comme preuves à conviction. Ses doutes fondaient à mesure que les minutes passaient dans l’attente de l’inspecteur-enquêteur. Il acheva son propos :
– Aucune autre porte de sortie que de le faire venir ici sous un prétexte quelconque.

Charger un simple agent de police de l’aviser que sa présence était requise de toute urgence lui mettrait sans doute la puce à l’oreille. On jugea mieux faire en l’attendant. Il allait se présenter de lui-même selon son rituel qui n’avait pas bougé depuis des lunes.


Celui-ci entra dans la salle de réunion du Comité populaire, surpris par la présence de bon matin des deux hommes qui se levèrent. Il les salua. Son flair lui recommanda d’agir le plus normalement possible, toutefois son attitude dénotait une méfiance calculée. Telle une huître, il se ferma, suivant à la lettre ce qu’on lui avait enseigné en cas de prise par l’ennemi : ne répondre qu’à des questions fermées par un oui ou un non. Le laïus du président fut court. On l’invita à jeter un œil à l’écran de l’ordinateur. la Main sentait déjà les menottes à ses poignets. Il ne brisa pas le silence de plomb qui emplissait la salle; demeura immobile et froid. Il se savait perdu; pire, il ne sut jamais ni comment ni par qui ce coup de poignard ouvrit une brèche dans son armure. Humilié, il refusera d’assister au procès qu’on lui intenta. Il finirait ses jours en prison quelque part loin de Hanoï. Loin du climat de cette ville que, viscéralement, il avait toujours détesté.


     e3)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle



Madame Quá Khứ, revenue au café, congédia la journée même le gardien de sécurité, engagea Thần Kinh (le nerveux) pour le remplacer et annonça à Dep qu’elle lui donnait son congé comme serveuse afin qu’elle puisse consacrer tout son temps à la mise en place de la bibliothèque ainsi qu’aux préparatifs des activités projetés par le Comité populaire. De plus, comme si cela n’avait pas suffisamment rempli sa journée, la tenancière du Con rồng đỏ demanda à son jeune cinéaste – celui qui avait passé une partie de la nuit sous les combles du café à épier la venue d’un visiteur nocturne qui, effectivement, ne mit pas de temps à se manifester – elle lui demanda d’inviter tous les membres du groupe à dîner ce soir. Ça serait sa tournée.

Fait rare, le président du Comité populaire accompagné du chef de la police prirent leur petit déjeuner sur les lieux même où sonna le glas d’un personnage qui leur rendait, il y a peu de temps encore, d’immenses services. L’expression vietnamienne "une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle" s’avéra très précise dans ce cas-ci. Ils s’entretinrent avec la jeune serveuse de l’organisation des activités prévues d’ici deux semaines.

Daniel Bloch allait certainement inscrire cette journée à son agenda. La jeune employée revint, sourire aux lèvres, portable en main :
– Un autre appel pour vous.
– On en prend l’habitude, ma parole.

Il s’agissait à nouveau de Khuôn Mặt (le visage ravagé).

– Oui j’y serai sans doute avec un certain retard. Quelques préoccupations accaparent une partie de mon après-midi, mais j’y serai.

Préoccupations? Qu’avait-il en tête? De quoi pouvait-il être question? Rarement l’étranger au sac de cuir utilisait des termes, des expressions ou des mots qui l’éloignaient de la cible visée. La langue qui servit de base à ses recherches linguistiques, le volapük, malgré qu’elle ne rassemble plus que très peu d’adeptes, lui aura enseigné une vérité : tout doit être simple, raisonnable et pratique. Depuis, en langue anglaise qu’il maîtrise mieux que tout autre, chaque mot doit bien circonscrire le fond de sa pensée. Combien de fois – on ne saurait le dire – il aura repris celui-ci ou celui-là, étudiants à l’époque, les xấu xí… maintenant, sur la justesse d’un mot, d’une expression afin que la pensée devienne claire et sans équivoque. Que pouvaient être ces préoccupations qui le mettent en retard pour le dîner, ce qui ne lui arrivait jamais?



     e4)      une sangsue se cramponnant à l’aine du pauvre buffle


À l’occasion de son mariage, il y a de cela maintenant quelques décennies, Daniel Bloch avait interrogé le rabbin sur l’auteur de la marche nuptiale qui allait être jouée lors de l’entrée de sa future épouse ainsi qu’à leur sortie. Surpris, le rabbin lui demanda :
– Vous qui êtes de la famille de l’illustre compositeur Ernest Bloch, cette œuvre vous est inconnue?
– Je la connais mais non pas son compositeur.
– Vous me voyez très heureux de renseigner l’illustre professeur qui me surprend par cette question. La marche nuptiale est celle de Mendelsshon. Il l’a écrite en 1842 et extraite de la musique composée pour accompagner le Songe d’une nuit d’été, la pièce de théâtre de William Shakespeare.

Ce Mendelsshon, juif décédé très jeune, fit partie d’une famille qui abandonna le judaïsme pour adopter le protestantisme. Élevé longtemps sans religion aucune il a été enterré à Berlin. Daniel Bloch se souvient parfaitement de sa visite au cimetière lors de sa lune de miel avec Fanny; bizarrement, le même prénom que la sœur du compositeur de sa musique préférée qu’il a titrée : Romances sans paroles. Il a d’ailleurs suggéré au maître d’hôtel de changer sa musique d’ascenseur totalement ennuyeuse par ces romances. C’était une de ses préoccupations : y aurait-il une musique d’incorporée à la pièce de théâtre que la troupe invitée allait présenter lors des fêtes du quartier? Ce fugace souvenir ouvrait une avenue possible. Il en parlera à Dep.

L’autre préoccupation qui le retenait à la terrasse du café en cet après-midi ensoleillé, celle-ci le tracassait depuis un bon moment. Elle prend le visage de ce Mozart assassiné, Tùm (le trapu). Dès le début des contacts que Daniel Bloch entretient de manière régulière avec le groupe des xấu xí… il a joué plusieurs rôles : traducteur, informateur, commentateur et organisateur des dîners au café Con rồng đỏ. Il n’a que peu de renseignements sur lui malgré qu’il soit celui avec qui il a le plus de rencontres. Après ses cours de musique, trois jours par semaine, jamais les mêmes que ceux des dîners, Tùm (le trapu) vient prendre son lunch à l’hôtel en face du Lac de l’Ouest. Leurs conversations permettent au musicien de peaufiner sa connaissance de la langue anglaise et l’occasion de jouer l’Hermès. Et cette dernière visite, alors que le plus jeune du groupe xấu xí… miraculeusement ressuscité, l’accompagnait. Pourquoi cette préoccupation?


Le rôle que joue le soleil dans la vie quotidienne des Vietnamiens est fort important : à la fois bienfaiteur et ennemi à combattre. On ne doit pas se surprendre que par des températures élevées, frisant parfois les 35 degrés, à croiser dans la rue – que ce soit à pied ou sur ces milliers de motos qui pétaradent – des femmes gantées jusqu’aux épaules, des cache-nez de toutes les couleurs, des coupe-vent ajustés au cou. On les croirait engagées dans un combat personnel contre ce soleil qui, selon elles, peut tuer si l’on n’y prend pas garde. Entre onze heures le matin (heure du Cheval) et quinze heures (la fin de l’heure du Mouton) le mieux à faire reste encore d’éviter ce soleil tropical qui vous brûle littéralement. Hanoï diffère beaucoup de Saïgon. Située au Nord du pays, l’ennemi n’en est que plus rapace car il sait se camoufler dans les nuages, ne laissant que le bouillant de ses astuces vous attaquer. Lorsqu’il découvre son jeu, alors… méfiance! Saïgon, cette ville folle, s’en fiche éperdument, occupée par ses projets de modernité. Le soleil… il est là, mais autre chose de plus important accapare son temps.


Daniel Bloch rappela la jeune réceptionniste qui bondit littéralement à son appel :
– Excusez mon impolitesse mais pourriez-vous composer ce numéro pour moi?

Elle s’exécuta.

– Saurais-tu, Tùm (le trapu), faire un détour vers l’hôtel avant le dîner. Je sais que tu n’as pas de cours de musique mais je voudrais m’entretenir avec toi. Il y aura d’importantes nouvelles que l’on nous dévoilera aujourd’hui. Je ne peux pas en dire plus pour le moment.
– Donnez-moi trente minutes.

Daniel Bloch commanda un café après avoir remis le portable à la jeune fille qui portait un tel bel áo dài vert.

À suivre

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Qui..

  Qui … ces gens regroupés devant la maisonnette blanche ? Il fait nuit pourtant… aux branches des arbres les oiseaux bruissent pianissimo...