dimanche 25 janvier 2009

Saut: 258

André Gide

Nous avons fait une légère mais combien merveilleuse pose dans ce passage chez André Gide afin de signaler l'arrivée d'Éthan. Nous revenons maintenant à cet auteur hors du commun qui s'adresse à Nathanaël mais avant de plonger dans Les nouvelles nourritures, cet envoi tiré des Nourritures terrestres :

. Elle tourna les yeux vers les naissantes étoiles : « Je connais tous leurs noms, dit-elle; chacune en a plusieurs; elles ont des vertus différentes. Leur marche, qui nous paraît calme, est rapide et les rend brûlantes. Leur inquiète ardeur est cause de la violence de leur course, et leur splendeur en est l’effet. Une intime volonté les pousse et les dirige, un zèle exquis les brûle et les consume; c’est pour cela qu’elles sont radieuses et belles.
Elles se tiennent l’une à l’autre toutes attachées, par des liens qui sont des vertus et des forces, de sorte que l’une dépend de l’autre et que l’autre dépend de toutes. La route de chacune est tracée et chacune trouve sa route. Elle ne saurait en changer sans en distraire aucune autre, chacune étant de chaque autre occupée. Et chacune choisit sa route selon qu’elle devait la suivre; ce qu’elle doit, il faut qu’elle le veuille, et cette route, qui nous paraît fatale, est à chacune la route préférée, chacune étant de volonté parfaite. Un amour ébloui les guide; leur choix fixe les lois, et nous dépendons d’elles; nous ne pouvons pas nous sauver.»

Nathanaël, à présent, jette mon livre. Émancipe-t’en. Quitte-moi. Quitte-moi; maintenant tu m’importunes; tu me retiens; l’amour que je me suis surfait pour toi m’occupe trop. Je suis las de feindre d’éduquer quelqu’un. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi? - C’est parce que tu diffères de moi que je t’aime; je n’aime en toi que ce qui diffère de moi. Éduquer! – Qui donc éduquerais-je, que moi-même? Nathanaël, te le dirai-je? je me suis interminablement éduqué. Je continue. Je ne m’estime jamais que dans ce que je pourrais faire.

Nathanaël, jette mon livre; ne t’y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n’aurais pas de faim pour les manger; si je te préparais ton lit, tu n’aurais pas sommeil pour y dormir.

Jette mon livre; dis-toi que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, - aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est, nulle part ailleurs qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah! le plus irremplaçable des êtres.




Admettez avec moi qu’il est rare de trouver une écriture aussi pure, aussi élégante, aussi… tant.

Je vous propose maintenant, tirées des Nouvelles nourritures, quelques bijoux inestimables. Bonne lecture.

. Que l’homme est né pour le bonheur, certes toute la nature l’enseigne.

. J’écris pour qu’un adolescent, plus tard, pareil à celui que j’étais à seize ans, mais plus libre, plus accompli, trouve ici réponse à son interrogation palpitante. Mais quelle sera sa question?
Je n’ai pas grand contact avec l’époque et les jeux de mes contemporains ne m’ont jamais beaucoup diverti. Je me penche par-delà le présent. Je passe outre. Je pressens un temps où l’on ne comprendra plus qu’à peine ce qui nous paraît vital aujourd’hui.
Je rêve à de nouvelles harmonies. Un art des mots, plus subtil et plus franc; sans rhétorique; et qui ne cherche à rien prouver.
Ah! qui délivrera mon esprit des lourdes chaînes de la logique? Ma plus sincère émotion, dès que je l’exprime, est fausse.

. La vie peut être plus belle que ne le consentent les hommes. La sagesse n’est pas dans la raison, mais dans l’amour. Ah! j’ai vécu trop prudemment jusqu’à ce jour. Il faut être sans lois pour écarter la loi nouvelle. Ô délivrance! Ô liberté! Jusqu’où mon désir peut s’étendre, là j’irai. Ô toi que j’aime, viens avec moi; je te porterai jusque-là; que tu puisses plus loin encore.

. Il y a sur terre de telles immensités de misère, de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme heureux n’y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour le bonheur d’autrui celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l’impérieuse obligation d’être heureux. Mais tout bonheur me paraît haïssable qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui et par des possessions dont on le prive.

. Je sens bien, à travers ma diversité, une constance; ce que je sens divers c’est toujours moi. Mais précisément parce que je suis et sens qu’elle existe, cette constance, pourquoi chercher à l’obtenir? Je me suis, tout le long de ma vie, refusé de chercher à me connaître; c’est-à-dire : refusé de me chercher. Il m’a paru que cette recherche, ou plus exactement sa réussite, entraînait quelque limitation et appauvrissement de l’être, ou que seuls arrivaient à se trouver et à se comprendre quelques personnalités assez pauvres et limitées; ou plutôt encore : que cette connaissance que l’on prenait de soi limitait l’être, son développement; car tel qu’on s’était trouvé l’on restait, soucieux de ressembler ensuite à soi-même, et que mieux valait protéger sans cesse l’expectative, un perpétuel insaisissable devenir. L’inconséquence me déplaît moins que certaine conséquence résolue, que certaine volonté de demeurer fidèle à soi-même et que la crainte de se couper. Je crois du reste que cette inconséquence n’est qu’apparente et qu’elle répond à quelque continuité plus cachée. Je crois aussi qu’ici, comme partout, les phrases nous trompent, car le langage nous impose plus de logique qu’il n’en est souvent dans la vie, et que le plus précieux de nous-même est ce qui reste informulé.

. La peur du ridicule obtient de nous les pires lâchetés. Combien de jeunes velléités qui se croyaient pleines de vaillance et qu’a dégonflées tout à coup ce seul mot d’«utopie» appliqué à leurs convictions, et la crainte de passer pour chimériques aux yeux des gens sensés. Comme si tout grand progrès de l’humanité n’était pas dû à de l’utopie réalisée! Comme si la réalité de demain ne devait pas être faite de l’utopie d’hier et d’aujourd’hui – si l’avenir consent à n’être point la seule répétition du passé, ce qui serait la considération la mieux capable de m’enlever toute joie de vivre. Oui, sans l’idée d’un progrès possible, la vie ne m’est plus d’aucun prix. -

. Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons. Monstres enfantés par la peur – peur de la nuit et peur de la clarté; peur de la mort et peur de la vie; peur des autres et peur de soi; peur du diable et peur de Dieu – vous ne vous en imposerez plus. Mais nous vivons encore sous le règne des croquemitaines. Qui donc a dit que la crainte de Dieu était le commencement de la Sagesse. Imprudente sagesse, la vraie, tu commences où finit la crainte, et tu nous enseignes la vie.

. Leur sagesse? … Ah! leur sagesse, mieux vaut n’en pas faire grand cas.
Elle consiste à vivre le moins possible, se méfiant de tout, se garant.
Il y a toujours, dans leurs conseils, je ne sais quoi de rassis, de stagnant.
Ils sont comparables à certaines mères de familles qui abrutissent de recommandations leurs enfants :
- « Ne te balance pas si fort, la corde va craquer; ne te mets pas sous cet arbre, il va tonner; ne marche pas où c’est mouillé, tu vas glisser; ne t’assieds pas sur l’herbe, tu vas te tacher; à ton âge, tu devrais être plus raisonnable; combien de fois faudra-t-il te le répéter : on ne met pas ses coudes sur la table. Cet enfant est insupportable!»
- Ah! Madame, pas tant que vous.

. Mais cette certitude : que l’homme n’a pas toujours été ce qu’il est, permet aussitôt cet espoir : il ne le sera pas toujours.

. L’appétit de savoir naît du doute.

. J’ai vécu; maintenant c’est ton tour. C’est en toi désormais que se prolongera ma jeunesse. Je te passe pouvoir. Si je te sens me succéder, j’accepterai mieux de mourir. Je reporte sur toi mon espoir.

. Tu remarqueras que toute plante propulse au loin ses graines; ou bien que celles-ci tout enveloppées de saveur, invitant l’appétit de l’oiseau, sont emportées par lui où sinon elles ne pourraient atteindre; ou douées d’hélices, d’aigrettes, s’abandonnent aux vents voyageurs. Car, à nourrir trop longtemps la même sorte de plantes, le sol s’appauvrit, s’empoisonne, et la nouvelle génération ne saurait trouver aliment au même lieu que la première. Ne cherche pas à remanger ce qu’ont digéré tes ancêtres. Vois s’envoler les grains ailés du platane ou du sycomore, comme s’ils comprenaient que l’ombre paternelle ne leur promet qu’étiolement et qu’atrophie.
Et tu remarqueras de même que tout l’élan de la sève gonfle de préférence les bourgeons de la fine extrémité des branches et les plus éloignés du tronc. Sache comprendre et t’éloigner le plus possible du passé.
Sache comprendre la fable grecque : Elle nous enseigne qu’Achille était invulnérable, sauf en cet endroit de son corps qu’attendrissait le souvenir du contact des doigts maternels.

. Camarade, n’accepte pas la vie telle que te la proposent les hommes. Ne cesse point de te persuader qu’elle pourrait être plus belle, la vie; la tienne et celle des autres hommes; non point une autre, future, qui nous consolerait de celle-ci et qui nous aiderait à accepter sa misère. N’accepte pas. Du jour où tu commenceras à comprendre que le responsable de presque tous les maux de la vie, ce n’est pas Dieu, ce sont les hommes, tu ne prendras plus ton parti de ces maux. Ne sacrifie pas aux idoles.


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