u1) les
silences dans la pinède
Les deux
jeunes hommes marchaient vers la pinède. La pluie s’était finalement arrêtée en
fin d’après-midi, mais les arbres gouttaient encore sur le sol spongieux. Người Phạm Tội (le délinquant) s’adressa à Người Trẻ Nhất (le plus jeune) :
- Dep m’a donné la responsabilité de
monter le décor pour la pièce de théâtre. Il y aura deux représentations :
demain et après-demain. En soirée. Je ne veux pas que tu quittes cet endroit
avant que je te le dise. Les fripouilles avec qui tu as fait affaire, malgré ce
que je leur ai dit, réagiront très rapidement. Je ne serais pas surpris
d’apprendre qu’ils ratissent déjà autour du lac afin de te briser les jambes.
Jamais ils ne viendront ici, ils savent ce qui s’y est déroulé et comment cela
t’affecté.
– Et me touche
encore, répondit le Người
Trẻ Nhất (le plus jeune).
La pinède ne
présentait plus l’aspect morbide d’il y a quelques mois. On avait fauché sur
plus de cent mètres carrés pour faciliter l’organisation de toutes les
activités qui meubleraient ce week-end tant attendu. La publicité? Pas nécessaire,
c’était un secret de polichinelle dans tout le canton qui attendait
anxieusement le début de la fête. En vue de l’ouverture officielle, le
Président du Comité populaire avait réuni les élus afin de valider avec eux ce
qu’il devait annoncer: la construction de la Maison du Peuple sur le terrain de
l’oncle de Dep et le lancement d’un
projet de bibliothèque logée dans les locaux actuels du Comité. Les objections
devront être déposées chez le secrétaire dans les sept jours suivant leur
annonce. Certains élus tentèrent d’amorcer une discussion sur les projets
immobiliers que l’on pourrait lancer sur cet emplacement. On leur fit comprendre
que c’était prématuré d’aborder cette question, le focus étant mis sur
l’objectif de redonner un regain d’énergie aux gens du quartier suite aux
événements survenus un peu avant le dernier Têt.
–Ta place est
ici pour le moment. Ne bouge pas, ne pense pas, sinon tu connaîtras des
problèmes pires qu’auparavant. Tu m’entends?
Người Trẻ Nhất (le plus jeune) répliqua :
- Les
problèmes ne me font plus peur. Passer la nuit, ici, tout à côté du grand pin…
- Imagine-toi
ailleurs. En prison, par exemple.
Người Phạm Tội (le délinquant) lui remit un paquet de cigarettes
et son briquet avant de tourner les talons. Devenu invisible aux yeux du plus
jeune, il plaça un appel vers Mập (le trapu) afin qu’il puisse venir dans la pinède
tenir compagnie à celui pour qui il entreprendrait les prochaines démarches. Au
pas de course, il se rendit récupérer sa moto noire et se prépara à foncer à
vive allure vers le bas de la pente.
u2) les
silences dans la pinède
Le silence
dans la pinède, Người
Trẻ Nhất (le plus jeune) ne l’avait connu que lors d’un seul après-midi… c’était
le sinistre dimanche au lendemain de cette promenade au cours de laquelle on
devait rire tous ensemble en compagnie d’une jeune fille vendeuse de ballons
multicolores. Le puissant soleil qui régnait ce jour-là, décolorait tout sur
son passage. Le vert des arbres sombrait dans une lassitude jusqu’alors
inconnue. Il poussait tout sur son passage, ce vent timide, s’avançant entre
les troncs des pins pour s’agglutiner à leur gomme que les vieillards utilisent
pour contrer les effets du bétel et rafraîchir leur haleine fétide. Le silence,
maintenant, s’enfermait dans la nuit que l’humidité refroidissait. La pluie des
derniers jours avait nettoyé l’endroit mais pas complètement effacer de la
mémoire du plus jeune les images incrustées d’une époque encore si proche. Il
marcha à l’aveuglette. Malgré lui, il se retrouva au pied du grand pin qui scia
la fraternité l’unissant au plus âgé.
– Je ne t’en
veux plus, mon frère. Ton âme est maintenant en route vers là où elle doit se
retrouver. La jeune fille que tu as blessée, celle qui revint ensanglantée de
ta furieuse violence, t’a pardonné, puis lu la prière. Oublie-nous. Oublie-moi.
Ne reviens plus. Reste là où je souhaite te voir en paix.
S’approchant
du grand pin, il plaqua une main au même endroit où il avait déposé sa tête
pour éviter qu’elle n’éclate sous les coups répétés de la peine et de la rage.
Dans le silence de ce dimanche passé, et dans celui de cette nuit présente qui
maintenant s’étoilait, Người
Trẻ Nhất (le plus jeune) se tournant vers l’avenir prit la décision de couper
court à sa fugue et revenir vers le quartier. Il tenait absolument à achever la
trop courte conversation qu’il eut avec Dep
puis, dans la maison de son père, là où les B52 doivent encore semer le feu,
dans la maison de sa mère, leur dire qu’il réapparaissait.
Người Phạm Tội (le délinquant) s’arrêta au café Con rồng đỏ fermé depuis un bon moment déjà, grimpa l’escalier menant aux
appartements de Madame Quá Khứ puis le dévala aussi rapidement, un billet froissé
à la main. La moto noire roulait dans
le vent frais lui fouettant le visage. En quelques minutes, le chauffeur au
casque noir se retrouva face à la statue de Notre-Dame devant la façade de la
cathédrale de Saint-Joseph, à l’ouest du Lac Hoan Kiem. Il n’allait pas
attendre longtemps; de deux motos banalisées, quatre hommes mirent pied à
terre. Le conciliabule dura moins de cinq minutes. Le trio démarra, en tête, Người Phạm Tội (le délinquant). Il n’eut qu’à tourner trois fois
autour du lac avant de reconnaître ceux dont il avait la parole d’honneur
qu’ils allaient évacuer le plus jeune de leur esprit. À son signal, alors qu’il
freina brusquement devant le groupe débusqué, les deux autres motos
l’imitèrent. Combien d’autres apparurent, difficile à dire mais l’opération éclair
éloigna autant les habitués des promenades de nuit que les touristes se
préparant à rejoindre leur hôtel. Un douloureux chapitre se refermait sur la
vie de Người
Phạm Tội
(le
délinquant). Il venait de régler de vieux comptes tout en apportant de
l’oxygène à celui qui, dans le silence nocturne de la pinède, entendit marcher
derrière lui.
– Qui est là?
demanda-t-il.
– Le
spectacle, c’est demain, pas ce soir ricana Mập (le trapu).
Les deux
habitués du centre-ville de Hanoï se mirent en route vers le local des NAINS.
u3) les silences dans la pinède
« Nous sommes ce que nous pensons. Tout ce que nous sommes résulte
de nos pensées. »
Les mots que Aï, le chauffeur-guide,
avait puisés dans sa mémoire bouddhiste, Daniel
Bloch se les répétait. La tranquillité autour du homestay de Sapa
n’était interrompue que par les soupirs de Fanny. Savait-elle que le lien
l’unissant à l’étranger au sac de cuir se déferait au lever du jour? Ce chien
aura représenté beaucoup pour ce vieillard se préparant à rentrer sur Hanoï,
plus léger qu’à son départ… moins religieux, plus spirituel. Le judaïsme n’avait
pas réussi à l’instruire sur certains mystères de la vie alors que le
bouddhisme pratiqué à la vietnamienne, en peu de temps, instilla en lui le goût
d’une autre démarche, moins intellectuelle, plus près de l’encens s’élevant
au-dessus de soi, invitant l’âme de s’y accrocher.
Nous éprouvons tous la peur. Si nous ne parvenons pas à la comprendre,
le schéma se répétera continuellement. L’oracle du Yi King a parlé d’abîme, de pause. Cette pause, celle de Sapa, aura
permis à Daniel Bloch de comprendre
sa peur non pas de s’en débarrasser. Ce chien, cette Fanny, a agi avec
compassion envers lui. Elle a accepté d’en recevoir une partie. L’étranger au
sac de cuir ne peut prédire si, à
l’avenir, il modifiera son comportement à la vue des chiens : s’en
éloigner? changer de voie? Toutefois - il le sait, le reconnaît - cet animal aura
modifié sa perception envers les chiens et, peut-être, à ce qui pouvait s’y
raccrocher.
Aï comprit rapidement que
cet homme épuisé par une vie vautrée dans l’inaction, que ce vieillard, au
contact du silence de Sapa, à celui d’un chien devenu une inséparable compagne,
de l’immense simplicité de la vie des gens de la montagne, cet homme
reviendrait à Hanoï, non pas libéré, mais soulagé. Certes, il n’aura de cesse
de s’introspecter, mais armé différemment, d’une armure plus légère à porter.
- À demain monsieur Bloch.
– Aï, la culture dans laquelle j’ai grandi,
vieilli, a longtemps cru posséder toutes les réponses aux questions
existentielles. Je me rends compte que ce n’est pas tout à fait cela. Le
fascicule que tu as laissé sur ma table de nuit avant de quitter pour Ha Giang,
je l’ai lu et relu. Il m’a reposé. Réconcilié avec tellement de choses… je t’en
suis très reconnaissant. Je veux te rappeler ces mots du Bouddha : « Le vrai échec dans la vie c’est de ne pas
avoir été vous-même. »
- Vous savez, monsieur Bloch, on ne m’a
pas jamais appris à mentir. Je sais me taire, je sais écouter, mais mentir je
ne sais pas.
– Que veux-tu dire, mon ami?
– Lorsque vous avez pris la sage décision de
vous arrêter ici, à Sapa, me laissant poursuivre seul la route, vous m’avez
demandé de rejoindre un de vos amis à Hanoï.
– Khuôn Mặt Xấu Xí
(le visage ravagé).
– Exactement. Je lui ai fait part de votre
décision, calmé ses inquiétudes. En quelques mots bien sentis, il m’a parlé de
vous. D’une jeune fille au joli prénom, Dep, de leur groupe d’amis et
des activités qui débuteront demain. J’ai alors mieux saisi le sens de votre
décision et, avant de vous quitter, cela m’a incité à vous offrir ce petit
livre qui me suit tout comme le Yi King le fait pour mon grand-père et vous.
Les deux hommes se laissèrent sur une accolade
s’évanouissant dans les montagnes et la profondeur de la nuit.
u4) les silences dans la pinède
Il est des nuits qui n’en finissent plus… des
silences aussi.
« On ne trouve la paix qu'à condition de la
chercher soi-même. » Pearl Buck.
Les silences nocturnes se chargent d’enfermer bien des mystères dans
l’inconscient. Profondément enfouis en soi, ne prenant tout leur sens que s’ils
explosent.
Dep le savait.
Depuis le début.
Elle entourait de silence ce mystère qui bientôt allait bouger en elle.
Dans une des lettres de leur correspondance, elle avait glissé à sa
mère l’apparition de nouveaux symptômes, se manifestant surtout la nuit. Sans
en avoir parlé à personne, même à celui en qui elle mettait toute sa confiance
et une grande partie de son affection, Khuôn
Mặt Xấu Xí (le ravagé), une nuit,
toute en silence également, elle se rendit dans la pinède. Meurtrie au cours
d’une nuit, puis devenue chercheuse de paix et de consolation, elle croyait
qu’affronter les ténèbres de la pinède saurait la rassurer, la détendre. Assise
au pied du grand pin, elle pleura. La jeune fille se souvint avoir pardonné à
l’agresseur mais que devait-elle faire d’un père suicidé? Devant la mort, au
pied de son cercueil, elle lui annonça que son geste comportait maintenant une
conséquence de plus. Si elle ne se trompait pas, si ce qu’elle sentait au creux
de ses reins s’avérait exact, cet enfant conçu dans la violence et le non-amour,
elle le garderait, lui trouverait un père digne de partager avec elle la tâche
de l’aimer.
Les silences nocturnes auront tapissé d’obscurité certaines âmes mais
ce n’était que pour leur permettre, à l’aube, de s’ouvrir au grand jour.
Lorsque Cây
(le grêle) annonça à sa mère qu’il quitterait définitivement la maison, ayant
reçu de Dep l’assurance qu’on lui
aménagerait une chambre dans les futurs locaux de la bibliothèque, celle-ci
resta de glace. Muette. Il partira vers où il sera enfin lui-même, en paix,
entouré de ses livres.
Les silences de la pinède laisseront place dans quelques heures à une
ambiance de kermesse, aux encouragements pour les compétiteurs sportifs, aux
cris naïfs des enfants, au tintamarre des tables où s’entrechoqueront les
canettes de bière, aux cliquetis des assiettes revenant vides pour repartir,
des cuisines mobiles, pleines à ras bord.
Mập (le trapu) et Người Trẻ Nhất (le plus jeune) arrivèrent à la piaule où
logeaient les NAINS. Personne ne remarqua que le musicien était accompagné par
quelqu’un d’autre. À moins de vingt-quatre heures de la première
représentation, chacun et chacune géraient son stress.
À suivre