lundi 12 décembre 2016

5 (CENT) (QUINZE) 15



Voici le 19e épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




         1r)     finalement…    
Avant de mieux présenter Daniel Bloch, deux importantes nouvelles qui secouèrent le quartier un peu comme si, de manière inattendue, éclatait un violent orage surgi d’on ne sait trop où venant défigurer l’atmosphère. Le comité des citoyens en était finalement arrivé à des conclusions au sujet des funérailles du pendu et en mesure de dévoiler les dessous nébuleux de sa famille mystérieusement disparue au lendemain du triste événement.

Les gens du quartier n’avaient toujours pas repris l’habitude d’assister aux réunions hebdomadaires du comité ce qui inquiétait les plus engagés de ses membres. Il ne fallait tout de même pas qu’en raison de cette fâcheuse conjoncture l’enthousiasme pour les choses civiles périclite, qu’on en vienne à penser que la vie collective n’avait plus les mérites qu’elle détenait il n’y a pas si longtemps encore. Des décisions avaient été prises, il fallait maintenant transmettre le maximum d’informations afin de faire taire les ragots qui circulaient depuis trop longtemps vêtus d’une camisole de cancans, de médisances, de potins et de racontars. Pour qu’enfin revienne ce calme résigné qui décrit bien le train-train habituel du quartier et que disparaisse cette humeur revêche qu’aucun poignard n’aurait pu sectionner.

On autorisa Daniel Bloch à assister – privilège accordé pour une première fois  – au discours du président du comité des citoyens. Bizarrement, personne ne rouspéta ou n’y vit une entrave à quoi que ce soit. Au contraire, les membres du comité qui acceptèrent sa présence la considérèrent comme une preuve que l’on n’avait rien à cacher… même à un étranger. Étranger que tout le monde reconnaissait, que plusieurs saluaient, lui attribuant le mérite d’avoir ramené le calme chez les xu xí.

On avait prévu un micro pour la circonstance et installé des haut-parleurs autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle. La mère de Tùm (le trapu) a bien fait son travail de distributrice de tracts du Parti à travers les rues du quartier car il y eut foule au moment où le président du comité de citoyens prit la parole.    


2r)     finalement…         
– Camarades, je crois bien résumer la situation en disant que nous voici arrivés au bout d’une longue route. Route parsemée d’embûches, certainement, mais nous y sommes parvenus. Des événements tragiques ont plongé notre quartier dans des émois inhabituels. Ils se sont avéré assez sérieux qu’il aura fallu prendre le temps nécessaire avant d’aboutir à ce que nous dévoilerons ce soir. D’abord, merci de vous être déplacés et ainsi reprendre vos bonnes pratiques : participer à nos rencontres, souligner des problèmes sur lesquels nous nous sommes engagés sur l’honneur à examiner et leur apporter les meilleures solutions, en toute justice pour la collectivité et pour ceux qui se croient lésés de quelque manière que ce soit.
L’assemblée semblait impatiente devant le long préambule qu’il leur servait mais tous le connaissent bien et savent qu’il doit prendre son élan avant de plonger.

Le président enchaîna.     - Je veux d’abord dire ce qui nous est permis de révéler quant au brusque départ de la famille du jeune homme retrouvé mort dans la pinède. Elle n’a pas toujours vécu ici, vous le savez. Son origine, longtemps méconnue, fut découverte lorsque l’inspecteur chargé de s’introduire dans leur maison pour y enquêter, a retrouvé des indices importants qui nous portent à croire que cette famille n’en était pas une au sens légal du terme.        Un léger remous se propagea dans la foule qui s’estompa illico, personne ne voulant manquer un mot de la suite. 

-     Ces gens, et ici je pointe du doigt la femme qui y vivait ainsi que l’homme qu’elle a fait enregistrer comme étant son mari, ces gens ont pris l’habitude de migrer d’un village à un autre dans les montagnes de Sapa, s’installant chez les Hmongs puis chez les Dzaos. Mal accueillis pour des raisons que la décence m’empêche d’expliciter, ils ont tenté de traverser en Chine mais furent immédiatement refoulés au Vietnam. Des éléments précis saisis dans cette maison nous permettent de penser que la femme était une adepte du ''marché de nuit des amoureux''* à Sapa. Le fils plus âgé serait le fruit de cette activité qu’elle dénatura sans vergogne. Précisons que l’homme qu’elle présentait comme son mari, était dans les faits… son frère.     Cette fois-ci le remous dans la foule ne s’atténua que sur l’invitation du président que la sueur abondante inondait.

*Le marché des amoureux de Sapa       Les jeunes filles vêtues de leurs plus beaux vêtements se retrouvent à la nuit tombée dans les recoins du marché, non pas pour vendre des babioles aux touristes, mais pour se rencontrer entre elles et faire la connaissance des garçons, à l’abri des regards indiscrets si possible.


Le silence rétabli, il continua :     -     Nous avons également découvert dans cette maison où vivaient le frère et la sœur se faisant connaître comme époux et épouse, quelques boîtes enrubannées qui intriguèrent notre enquêteur. Les ouvrant, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir au moins une dizaine de fœtus qui flottaient dans des bols en verre remplis d’un bizarre de liquide ! Un indice supplémentaire, soit un document sur lequel nous avons pu identifier l’origine des quatre autres enfants, mis à part celui né de l’union incestueuse de cet homme et cette femme, nous a conduit vers le commissariat de police de la ville de Ha Giang. Tous de pères différents. Aucun né dans un hôpital ou un dispensaire.       Les réactions des gens du quartier oscillaient entre stupeur et incrédulité. Comment avait-on pu vivre si près de tels monstres sans le savoir, pire, sans le soupçonner ?


 3r)     finalement…    
L’orateur arrêta ici son exposé, convaincu que le message avait été bien compris, qu’en rajouter serait superflu. Il décida alors d’aborder le second point : la question des funérailles de ce fils illégitime qui mit fin à ses jours sans que personne ne sache exactement pourquoi. Fort probablement, lors de la préparation de l’assemblée, les membres du comité des citoyens s’entendirent sur le fait qu’une fois éclaircie l’histoire abracadabrante de la famille, d’abord cesseraient les divers jugements et que la population allait relier l’acte du fils à cette situation familiale atypique dans laquelle il vivait depuis sa naissance. Ça n’allait pas excuser le geste mais peut-être le rendre plus compréhensible. Ils n’eurent qu’à demi raison.

La douche d’eau froide que le président venait de déverser sur l’assemblée séchait à peine alors qu’il reprit la parole :     - Venons-en maintenant au deuxième point. Le comité des citoyens après avoir écouté tous ceux qui souhaitaient émettre leur opinion, a décidé d’accorder des funérailles au jeune disparu. On demandera aux moines de la pagode d’y voir alors que nous nous chargerons de récupérer les cendres. Comme il y a déjà un certain temps que cette âme est en attente, nous souhaitons que cela se fasse le plus rapidement possible.

Les murmures entendus, à l’intérieur comme à l’extérieur du local du comité des citoyens, semblaient dire que la décision était recevable puisque après tout il s’agissait de son âme et non de son corps matériel dont il était question. Une sorte de sympathie, de plus en plus palpable, se répandit quand éclata la bombe…
  
Daniel Bloch, en spectateur attentif et observateur aguerri, fut le premier à voir entrer dans la salle une Dep droite et fière qui fendit la foule de ses mains tendues, s’acheminant sans aucun doute vers la tribune où se tenaient les dignitaires. Elle marchait comme si depuis toujours elle eût connu le chemin qui la mènerait face au président, face aux autres membres du comité des citoyens. La dureté du silence qui s’écrasa, laissa tout le monde pantois. Debout, droite et fière, elle portait son kangourou troué. Le silence était à couper au poignard.


4r)     finalement… 
Interpellant le président d’assemblée Dep prit la parole :     - Je porte ce vêtement devant vous, devant cette assistance tout comme je le portais un certain samedi soir. Samedi qui a transformé ma vie en mutilant mon corps. Depuis, je tente difficilement d’oublier que ''rire'' signifie verser des larmes, répandre le sang. J’essaie, avec toutes les forces qui me restent, de survivre à une agression bestiale dont je fus l’innocente victime. Celui dont vous avez parlé ainsi que de sa famille, celui-ci fut mon agresseur. Il m’a violé.           La foule poussa un grand cri de surprise et de consternation.        – Il m’a violé sans jamais me regarder dans les yeux. Je n’étais plus pour lui un être humain, que de la chair à dévorer. J’entends toujours, surtout la nuit, ses râles de buffle. Je le sens encore me pénétrer. Les coups sauvages qu’il m’infligea ont déchiré ma peau et souillé mon corps. Mon âme fut jointe comme de la boue fétide à son sperme. Il haletait, je l’entends encore. Il a joui en moi. Je sens encore son haleine puante qui m’asphyxiait. J’ai pu me rendre inconsciente en ingurgitant une gorgée de citronnelle. Je perdis connaissance. Sa violente profanation dont je fus la vierge martyre aura obstrué ma conscience.

Les jambes coupées, baissant les yeux, le président tomba sur sa chaise.                  Dep enchaîna :    – Il m’a laissé là, assommée sous un bougainvillier à fleurs rouges, le cœur anéanti. Le sang qui pissait de mon ventre tailladé se répandit sur mes mains tremblantes ; un instant, je me suis crue morte. Et je l’étais. La jeune fille d’avant venait de mourir, atrocement abattue, abandonnée à elle seule, emprisonnée dans une dévorante culpabilité. Je n’arrivais ni à pleurer ni à crier. Je me suis relevée. Je suis revenue du lac par la pente que l’on m’avait forcée à monter.  Les témoins avaient disparu avant même qu’ils puissent le devenir. Mon agresseur venait d’enfermer dans un souvenir éternel le pacte démentiel qu’il m’avait obligé à signer.

Il fallait voir dans cette foule interloquée, la mine abattue de Khuôn Mt (le visage ravagé), la rage que crachaient les yeux de Thn Kinh (le nerveux). Il fallait voir dans cette foule médusée un Tùm (le trapu) peinant à rester debout tellement son corps chancelait au point que Daniel Bloch dut le soutenir. Il fallait voir dans cette foule hébétée, le sentiment de sympathie pour le pendu se métamorphoser en une hostilité envers l’agresseur. On assistait au paroxysme de l’ébahissement. L’expression vietnamienne résumant le mieux la situation serait celle-ci : à faire tomber les oiseaux et se noyer les poissons.

Se tournant vers les gens, Dep n’avait pas achevé sa confession.     -   Je ne demande pas vengeance. Aucune réparation n’est possible. On ne peut pas recoudre une âme comme on saurait le faire d’une déchirure au corps. Mon corps a guéri. Mon âme sera en convalescence jusqu’à la mort. Lui, une tige de bougainvillier à fleurs rouges à la main, ne souffre plus dans son corps mais son âme erre. Il n’est pas bon de laisser errer une âme. Je propose au comité de citoyens, avec l’autorisation des moines, de lire moi-même la prière des funérailles.       Aussi fièrement, aussi droite que lors de son entrée, par le même chemin qui s’ouvrit devant elle, sortit Dep.



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Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...