dimanche 14 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-SEIZE (96)


Nous revenons à ce récit, ILS ÉTAIENT SIX... laissé pour quelques jours. Les premiers épisodes se trouvent aux sauts 486, 488, 490, 492, 494 et 495.
Une fois la semaine, la suite sera publiée.  Bonne lecture!




     1f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Le vent miaule aux volets de la maison. Parler de ce personnage, l'un des six, s'avère une tâche complexe pour le narrateur témoin de cette histoire: celui au visage ravagé. C'est en raison de sa laideur que l'expression xấu xí fut attribué au groupe des six réunis.

On remarque parfois que ce qui nous identifie aux yeux des autres devient, pour soi, comme un objet d'investigation. Cela se confirme dans le cas du visage ravagé. Il ne s'intéresse qu'à ce qui est beau. En perpétuelle recherche de beauté. Esthétique principalement. Pour lui, Dep en est le symbole vivant. Du groupe des six, il n'y a que lui pour insister sur ce fait. Les autres manifestent d'autres intérêts. Jamais ne lui est apparue une fille aux formes si parfaites, cette fille qui vend des ballons multicolores.

Il sait, se le répète, n'avoir aucune chance d'atteindre le coeur de la fille. Comme tous ceux qui le voient, elle doit certainement détourner les yeux de lui. Il en a l'habitude. Qui correspond tout à fait à l'attitude des gens du village à son égard. Deuxième nature. Depuis longtemps il s'y est accomodé.

Est-ce en raison de toutes ces éruptions cutanées qui lui couvrent le visage? Ou encore cette apparence générale distordue, comme si on lui avait greffé morceau par morceau des éléments disparates? Ça révèle un ensemble plutôt désagréable à la vue. Une invitation à regarder ailleurs, au-dessus ou à côté de lui.


2f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Dans plusieurs légendes ou contes vietnamiens, les personnages sont beaux. Les femmes ou les princesses, belles et de grande vertu. Il semble exister une règle non écrite à l'effet que la laideur ne doit pas s'y retrouver. Même chez les individus louches, les mécréants, on ne leur associe jamais ce critère. On n'insiste que très peu sur les qualités ou les attraits physiques des héros. Davantage sur leurs qualités morales ou leurs attributs vestimentaires.

Dep présente tout à fait le type de l'héroïne vietnamienne. Sa beauté physique; son regard sublimement doux; sa peau qu'elle s'évertue à garder la plus blanche possible; ses gestes gracieux ont la délicate rondeur des nuages du matin; une démarche noble et lente lorsqu'elle balance ses bras au rythme des pas. Tout est distingué chez elle comme si on l'avait enrubannée dans du papier de soie. Aucune couleur n'altère sa candeur qu'elle semble conserver depuis l'enfance.

Le visage ravagé ne peut que l'admirer. Point. Jamais elle ne le regardera, ne fera attention à lui. Lui adresser la parole? Même pas l'espérer. Lui sourire ne servira à rien. Depuis le premier jour, alors que les six prirent cette habitude quotidienne de déambuler devant le kiosque de ballons multicolores puis prolonger leur marche vers la pente, depuis ce jour, il la regarde. Glorifie sa beauté. L'adule à l'intérieur de sa propre laideur.

Lorsqu'il fréquentait l'école, il s'aperçut rapidement que les beaux élèves, autant chez les garçons que les filles, étaient davantage appréciés des enseignants. Lui, comme les cancres, fut assujetti à la place du fond. S'il y avait eu plus loin encore, on l'y aurait relégué. Toujours l'école l'invitait à l'exil. Exclus et repoussé des autres. Par les autres. Il en avait pris son parti, vivant cette situation du mieux qu'il le pouvait.


3f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Dep, du fait que tout le monde dans son entourage vantait sa beauté, perçoit l'environnement  de la même manière. Pas simplement les gens mais tout... même les grenouilles de l'étang en face de la maison de ses parents. Cachaient-elles quelque prince légendaire? Le monde était beau, propre, net à ses yeux. Sa mère nourrissait la foi de sa fille, insistant sur la qualité des êtres humains. Il arrivait parfois à Dep de dire que telle chose n'était pas belle. Sa mère la reprenait sur le champ. À la vue des six, elle n'avait jamais remarqué celui au visage ravagé. Il faisait partie, au même titre que tous les autres, d'un groupe de jeunes qui marchaient chaque soir  vers la pente.

Sa laideur physique, le visage ravagé l'avait intériorisée. Vivre avec ce visage, cette apparence distordue, cet ensemble complètement abominable, tout cela l'avait persuadé que son intérieur dut être pareil. Il alimentait cette croyance depuis toujours. La redoutait. Lui fallait-il trouver des coupables? Se venger? Faire payer quelqu'un pour son horrible destin? Enlaidir quelqu'un d'autre? Quelqu'un de beau, de préférence. Non. Il opta pour l'inverse. Il allait, toute sa vie durant, s'atteler à la recherche du beau. Sous toutes ses formes.

Il s'investit donc d'une mission: celle de toujours regarder ce qui est beau. Autant la nature animale que végétale. Au premier plan, l'espèce humaine. Dep devint son premier sujet d'étude. Dès l'arrivée de la fille qui vend des ballons multicolores, il se mit à l'observer. 

'' On apprend seul à endurer le poids d'un inexorable tourment.'' Ces mots de Pearl Buck, autant le visage ravagé que Dep pouvaient se les adjuger. Un, depuis fort longtemps, l'autre, depuis quelques heures à peine. La fille n'a jamais remarqué la filature visuelle que le visage ravagé entreprit, dissimulé derrière l'immense banian aux mille branches devenant des racines. Si elle allait le constater, suite aux événements de ce samedi soir, comment réagir? Est-ce que ça ébranlerait sa croyance que tout respire le beau?


4 f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Nuit interminable. Le chant du coq tarde encore à se faire entendre. Les chiens ne jappent plus. Le froid pétrifié cherche désormais à se replier. Les nuages camouflent la lune. Quelques gouttes de pluie se déversent sur ce coin de Hanoï, en haut d'une pente et, plus bas, un lac frissonne tout en gardant ses secrets millénaires enfouis sous l'eau. 

La nuit enroule un tissu de pensées autour du plus âgé, du plus jeune, du nerveux, du visage ravagé... ici, une toile d'araignée... là, un cache pour les oreilles... plus loin, une chaîne... tout à côté, un fil d'Ariane... Dep, engourdie sur sa natte de bambou, trace dans sa tête les mots que déjà, comme une sorte de mantra, elle murmure dans le noir. 

Ne reste que le trapu et le grêle dont nous n'avons pas encore parlé. L'un comme l'autre pourraient fort bien ne pas faire partie des xấu xí que ça n'y changerait rien. Tout comme le nerveux, ils sont du groupe de ceux qui remplissent les trous qu'une bineuse russe creuse. Le grêle est un régulier alors que le trapu, un intermittent. Il suit des cours de musique chez une enseignante privée au centre de Hanoï. Le trapu, c'est l'artiste. Mozart assassiné. Replié sur lui-même. Un lui-même replet et anormalement petit. La marche lors du circuit habituel menant le groupe du haut vers le bas de la pente, de manière répétitive, c'est lui qui la ferme. 

De son côté, sans qu'on ne le lui ait jamais demandé, le grêle, celui qui pousse comme du bambou, a pris la responsabilité d'attendre le trapu. Côte à côte, tentant de rejoindre les quatre autres, ils forment une paire disparate, comique. Instinctivement, le trapu cherche à s'éloigner de son compagnon, gagner la bordure opposée de la route. Il n'aime pas sa présence. D'ailleurs, quelle présence apprécie-t-il?






À la prochaine

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